A comme Aliénation — Jens Hoffmann — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

A comme Aliénation

La théorie économique classique de Karl Marx, dite théorie de l’aliénation – la prise de conscience que l’on appartient à une classe exploitée et la séparation des hiérarchies du capitalisme qui en résulte – a eu, à mon sens, une influence sur nombre de cas littéraires d’aliénation d’un autre type – en l’occurrence sociale –, qui se traduirait par un sentiment d’inadaptation au monde environnant, souvent hostile. Sans doute Franz Kafka est-il l’auteur dont les ruminations sur l’insignifiance, l’isolation, la solitude, l’insuffisance et le rejet sont les plus frappantes ; comme aucun autre écrivain, il a su décrire l’état de désintégration d’un individu au sein d’une société. Et il est intéressant de remarquer que le travail trouve toujours sa place dans cette représentation. La Métamorphose (1915) raconte l’histoire d’un représentant de commerce qui se réveille un matin, transformé en insecte géant, et devient dès lors un terrible fardeau pour sa famille. Un Artiste de la faim (1922) a pour sujet un homme qui s’affame et en fait un spectacle qu’il présente dans des cirques ou des foires pour de l’argent (une activité courante en Europe et aux États-Unis au XVIIIe et au XIXe siècles). L’homme finit par devenir trop maigre pour vivre et meurt après avoir avoué que tout ce qu’il a jamais souhaité était de faire partie de la société.

Comme beaucoup de ses personnages, Kafka était lui-même un individu en marge. Il détestait son emploi administratif pour une compagnie d’assurance, qu’il appelait un « emploi alimentaire », et toute la bureaucratie afférente. Sa famille lui apportait peu de réconfort ou de sécurité. Juif de langue maternelle allemande, né à Prague sous l’Empire multiculturel austro-hongrois de la fin du XIXe siècle, il était voué à une forme d’exclusion sociale – victime des tensions entre Tchèques et Allemands, entre juifs et non-juifs, jamais pleinement intégré à la culture du pays où il vivait.

Un autre personnage littéraire représentatif de cette aliénation est le personnage de Bartleby, dans la nouvelle d’Herman Melville, Bartleby le scribe : une histoire de Wall Street (1853), un employé de bureau qui progressivement refuse d’exécuter les tâches qui lui sont assignées (en prononçant la phrase célèbre « Je préfèrerais ne pas »). Il copie de moins en moins jusqu’à ce qu’un jour, il cesse totalement de travailler, mais surtout ne quitte jamais le bureau, et passe ses jours et ses nuits à fixer le mur de briques face à sa table de travail. Il finira par être emmené par la police et mourir de faim en prison, parce qu’il « préfère » ne pas manger.

Dans celle-ci comme dans d’autres histoires, la passivité devient pour les personnages, face à ceux qui les excluent (une famille indifférente, des collègues agacés, des spectateurs moqueurs), une arme, une forme de rébellion, ou du moins une façon de rejeter les normes sociales (voire peut-être même un appel au secours ?). Bien sûr, cela ne fonctionne jamais ; le cercle est d’abord vicieux. Les personnages sont pathétiques, sans nul doute, mais nous nous identifions à eux car être exclus de sa propre communauté est une situation que nous avons tous connue un jour ou l’autre. La raison pour laquelle l’aliénation est une source si féconde d’histoires est qu’elle déclenche un questionnement existentiel et met à nu les absurdités de l’existence.

Peut-on en conclure que la majorité des grandes œuvres d’art, quelles que soient leurs formes, un livre, une peinture, un film, un morceau de musique, résultent d’une aliénation ? D’un malaise face aux normes, aux règles et aux régulations, qui pousse les artistes aux marges de notre société, qui privilégie le conformisme et la standardisation ? S’exprimant depuis sa retraite, l’artiste demande : peut-il exister une réponse rationnelle à un univers irrationnel ?
 


 
Traduction : Céline Curiol