B comme balles perdues, balles reprises — Émilie Renard — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

B comme balles perdues, balles reprises
 
« Je me suis remis à jouer au tennis, parce qu’au tennis, quand on envoie la balle, le principe, c’est de vous la renvoyer. Alors que dans la vie, aujourd’hui, quand on envoie la balle, le principe, c’est de la garder. Je communique trop avec moi-même, alors j’essaie de passer aussi par des journaux, du théâtre, et par l’œuvre… J’ai fondé une société de cinéma, et la seule personne qui a accepté d’en faire partie, c’est Anne-Marie Miéville.”[1]
Comme Jean-Luc Godard, Boris Achour s’est mis à jouer au tennis ; disons qu’il envoie des balles. Moi, je suis son Anne-Marie Miéville et comme elle j’accepte de faire partie du jeu. Alors je rends compte de ses parties, des balles perdues, des balles reprises, des parties contre un mur, des montées au filet, de son style passif/agressif, de sa volonté conjointe de contrôler et de lâcher prise. Je suis sa coach et je reconnais bien là, dans son jeu tout en déséquilibres, des façons de créer des rapports, de nouer des relations entre des choses différentes, et finalement, comme un moteur pour jouer encore. Démo :

Une batte de baseball est posée contre un angle de la Galerie Allen dans l’exposition « 12XU » (2016). Une phrase est gravée sur tout son long en lettres capitales : « What Part of Yes Don’t You Understand? » Ici, le oui l’emporte sur le No de l’expression originale, typiquement nord-américaine, bien utile pour clore tout débat. Encore une balle perdue ? Une batte peut typiquement être une arme par destination, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une arme répertoriée mais qu’elle peut le devenir selon son usage. Cette batte-là est plutôt une œuvre par destination : ses qualités d’œuvre d’art ou d’objet usuel dépendent entièrement de son usage. Dans les deux cas, celui-ci est surtout potentiel et inaccompli. Posée là, l’œuvre est inoffensive, elle se tient juste dans la sphère de la représentation en marge de l’action, mais sa puissance d’agir et sa destination première est bien de te taper, toi qui ne comprend pas le OUI qui t’est offert, toi qui semble douter, hésiter et tourner les talons sans avoir vraiment considéré l’offre. Manifestement, WPOYDYU – c’est son titre composé des initiales de la phrase, un mot codé imprononçable – s’adresse à toi et crie même une question en capitales (elles tiennent une grande place dans le travail de B.A). Avec son écriture manuelle appliquée, la batte annonce une méthode d’auto-défense à mains nues qui pourrait s’activer contre toutes celles et ceux qui n’entendent pas ce OUI, contre le monde entier en fait. L’agressivité positive comme tactique d’interpellation, comme l’expression d’une panique sourde, comme démonstration qu’il n’y a rien à prendre ici, que l’art n’est pas une partie de plaisir.

Qu’a-t-elle à défendre ici ? L’exposition tout autour et peut-être aussi une plus discrète sculpture voisine : ‘s not dead (2016). Celle-ci est le résultat d’un geste simple et irréversible qui a consisté à défaire, plus précisément à dénouer le fil de fer qui formait un cintre pour l’étirer dans toute sa longueur. En le suspendant par son extrémité en crochet sur le mur, B.A. a fait définitivement transiter l’objet fonctionnel en un signe dénué de sens. Avec ses plis indélébiles, cette sorte de virgule tremblante est un signe graphique sans signifiant, à peine perceptible, à peine audible surtout avec le z initial de son titre tout amputé d’un sujet. Car qui ‘s not dead ? Le cintre ? Le travail ? B.A. ?

Ailleurs et plus tard dans une autre exposition, ‘s not dead est encore très solidement soutenu, par son titre cette fois, qui est une œuvre. ‘s not dead (TITLE), (2016), c’est le titre du titre. Placé dans une pièce voisine, ses lettres se déploient sous la forme d’un assemblage de 31 tubes fluorescents pour autant de segments d’une typo bâton. Ce titre agit comme un très ou trop gros index pointé vers un signe minuscule. ‘s not dead (TITLE) échoue dans sa mission initiale de titre car il n’indexe, ne désigne ni n’oriente le regard mais plutôt le capte et l’éblouit. Selon les codes sociaux d’internet, l’écriture en lettres capitales est une façon de crier car les capitales remplissent l’espace et donnent le sentiment que le message écrase tout le reste. Il y a comme une rivalité dans cette inversion des rapports physiques et hiérarchiques habituels entre une œuvre et son titre : le titre lumineux couvre le faible chuchotement du z. En se substituant au cartel de l’institution qui l’accueille, ‘s not dead lance comme un appel (au secours ?), un cri qui dirait : « Je suis autonome, okay ? Vous m’entendez, oui ? Vous me voyez maintenant ? Même pas mort ! » Il y a dans ce titre une déclaration d’intention manifeste, un désir d’être entendu et vu, mais cette intention est mise en échec par une interpellation si forte qu’elle s’annule elle-même et qu’elle doit encore tout recommencer. Encore une balle perdue, retour à l’envoyeur.

Équivalent à très fort volume sonore des lettres capitales : Operation Restore Poetry (2005). L’artiste y déclame d’une voix autoritaire à la sergent-instructeur Hartman dans Full Metal Jacket une litanie belliqueuse constituée d’une longue liste d’opérations : Operation Conceptual Dream / Operation Eternal Doubt / Operation Yes Yes Yes ! / Operation Oral Sculpture… Souvenirs d’une au moins aussi longue série d’opérations militaires initiées dans des années 1990 (dont la plus marquante fut « Operation Desert Storm » menée par les USA contre l’Irak en 1991) comme autant de ratages annoncés mêlés à des termes moins efficients, plus poétiques, il affirme là un programme d’action artistique à la manière d’une propagande militaire. Il fait surtout de son travail l’annonce d’opérations contradictoires entre elles, ou surdimensionnées et irréalisables à la fin, un projet donc toujours reporté mais porté par une motivation si désespérée qu’il a besoin de le crier et de l’afficher pour se persuader d’y aller quand même.

La batte et le cintre s’appuient sur leurs titres pour formuler leur puissance, leur résistance, leur désir de persister. La proximité de ces deux signes d’intensités opposées crée une contradiction qui rend l’issue de la partie incertaine, ni No ni Yes, ni tout à fait morte ni vraiment en vie, c’est une logique de la cohabitation des contraires qui prévaut ici. Ce type d’alliances contradictoires, où s’entremêlent avis de conquêtes et mises en faillite, jalonne le travail, que ce soit au sein des œuvres (à l’image du panneau de diodes lumineuses Je ne veux tout (1999), au sein des expositions (comme avec « 12XU ») ou à l’échelle du travail lui-même, rendant l’issue de la partie indécidable.
Le travail de B.A. passe par différentes stratégies d’occupations maximalistes qui se manifestent par des procédés de répétition, d’amplification, d’affirmations péremptoires voire agressives. Elles s’expriment pourtant sous des formes interrompues, en des sens irrésolus si bien que l’effet autoritaire de la forme forte est affaibli par la nature ambiguë de son message. Le projet expansionniste est lui aussi mis en échec par sa démesure même, parce qu’il n’est finalement que l’annonce d’une volonté de puissance. C’est bien une puissance qui s’exprime, dans le double sens de pouvoir et de potentiel, une puissance qui n’aurait pas besoin de passer aux actes pour faire de l’effet.

LA ROSE EST SANS POURQUOI, FLEURIT PARCE QU’ELLE FLEURIT, N’A SOUCIS D’ELLE MÊME, NE DÉSIRE ÊTRE VUE (2013) occupe elle aussi beaucoup d’espace de cette écriture lumineuse de tubes fluo (Voir « R comme Rose »). Déployé sur le mur d’une longue place publique (lors de la Nuit Blanche à Toronto en 2013), elle est à la fois l’œuvre et le titre. Elle éblouit, le texte déborde le champ de vision et n’est plus vraiment lisible si bien que le message se perd en chemin pour gagner peut-être un peu du temps nécessaire à son décryptage. Composée d’objets industriels standards, cette typo bâton élémentaire renoue avec une écriture enfantine à un stade encore impersonnel. C’est aussi le sens de ce poème du théologien du XVIIe siècle, Angelus Silesius, dans lequel il dit l’indépendance de la rose qui n’a pas de raison, n’est pour personne et n’a pas non plus d’auteur. La rose est-elle belle ? D’abord, elle s’en fout de vous. Elle envoie des balles sans (attendre) aucun retour. Elle est, point. Sans oublier jamais d’être belle, insistante et bien rose et bien visible, c’est son arme.
 


 
[1]. Entretien réalisé par Jean Daive, 20 mai 1995, France Culture, publié in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma, tome II, Paris, page 309.