D comme Désir — Claire Le Restif — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

D comme Désir
 
« J’ai envie de développer et de mêler certains aspects les plus importants de mon travail de ces dernières années. J’ai envie d’échelles spatiales et temporelles différentes. J’ai envie de proposer une forme qui s’apparente autant au spectacle qu’à l’exposition. J’ai envie d’un récit qui puisse être raconté avec autre chose que des images ou des mots. J’ai envie de développer des collaborations avec des écrivains, des danseurs, des acteurs et des musiciens. J’ai envie d’inventer de nouveaux modes de travail, de production et de diffusion. J’ai envie de quelque chose de sombre et de beau : Séances. »

J’ai choisi le mot désir parmi ceux proposés par Boris Achour, en référence à cette introduction que l’artiste avait donné à Séances, un projet réalisé au Crédac en 2012. Si ce n’était pas le mot désir qu’il employait, l’envie en est un des synonymes. Séances, selon ses mots, était un « spectacle en forme d’exposition, une exposition en forme de spectacle » dont on pouvait aisément percevoir l’origine dans un projet marquant que Boris Achour avait produit en 2003 aux Laboratoires d’Aubervilliers. Il portait le beau et sombre titre Jouer avec des choses mortes, en hommage au texte que l’artiste américain Mike Kelley fit paraître en 1993. Ce long texte en forme de statement qu’il avait intitulé Playing with dead things introduisait son célèbre livre d’artiste The Uncanny[1]. Comme Boris Achour, Mike Kelley était sculpteur (1954-2012) et il traitait les corps comme des sculptures. Ce que pointe leur travail à tous les deux, et ce de manière assez crue, c’est une forme de proximité avec l’inerte et notre devenir objet. La part de psychologie et de mystère présente dans les deux œuvres, trouvent un ancrage dans cette « Uncanny valley ». « La vallée de l’étrange »[2], est une notion scientifique inventée par le roboticien japonais Masahiro Mori, selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses.

Séances était un épisode de la série Conatus initiée en 2006. Pour l’artiste il s’agissait d’un récit prenant la forme d’un espace à la fois physique et mental basé sur une pratique de l’articulation des formes, des idées et des sensations. Une grande partie du travail de Boris Achour est basée sur l’appréhension du fragment comme principe fondamental du rapport au monde. Le Crédac, lieu totalement vitré qui propose un continuum visuel avec la ville, était placé dans une semi-obscurité bleutée, où films, sculptures, textes, bande-son composaient un paysage à arpenter, un décor où les spectateurs se déplaçaient librement et activement, sans sens prédéfini par l’artiste. Il n’y avait aucun acteur ni événement live mais pour autant, la force du projet faisait que la présence humaine était palpable, le désir circulait dans les films, érotisant l’exposition. Pourtant, l’arrière-plan narratif, notion importante chez lui, « était celui d’un monde plongé dans la nuit éternelle »[3], soit de l’absence du cycle nécessaire à toute vie, de l’alternance du jour et de la nuit.

Effet de génération et de croyance partagée, ce sujet d’une nuit éternelle traverse l’époque, que ce soit dans le cinéma de Bertrand Bonello ou dans l’art de Lola Gonzalez, qui traitent tous deux de la cécité comme métaphore de la nuit éternelle. Elle est en quelque sorte au cœur du théâtre de Vincent Macaigne et au fil des pages de Gaëlle Obiegly pour ne citer qu’eux. Tous ces artistes, Boris Achour inclus, ont la capacité de recevoir les grands mythes. Les jeux ou les rituels « dont on ignore les règles » pour reprendre les mots de l’artiste, passent par le corps. Ils sont contemporains, mais ils évoquent l’éternel retour cyclique des sujets au cœur des utopies et des dystopies de la fin des années 1960. C’est à cette période que la notion de collectif reprend sa force, longtemps après les mouvements en marge de la Révolution française. Au cœur de la fin des années 1970, le désir et la puissance libertaires reprennent de la vigueur. Dans Jouer avec des choses mortes (2003), Boris Achour filmait l’évolution d’une communauté de jeunes gens évoluant dans l’espace et manipulant des objets-sculptures. La vidéo était ensuite présentée dans l’espace même de tournage en dialogue avec les objets-sculptures au repos. Boris Achour procédait de la même manière avec Séances (2012) ou bien encore pour les Jeux dont j’ignore les règles. On comprend que l’artiste utilise le filtre et la distance de l’image en mouvement pour rendre visibles les manipulations d’objets, et que jamais elles ne sont présentées en public.

Pour Séances, Boris Achour avait produit quatre films dans une temporalité réduite et dans un certain état d’esprit, liés à ses propres recherches et préoccupations, mais sans doute liés également au contexte dans lequel il produisait Séances. Ce projet était associé à la Triennale au titre explicite d’« Intense Proximité » organisée par Okwui Envezor[4].

Naissance du Mikado, l’un des films présentés, mettait en exergue des sujets récurrents chez l’artiste, comme le cercle dans lequel s’inscrit un groupe, certains rituels érotiques aux règles froides, qui placent le spectateur face à une énigme. La caméra désirante circulait au cœur et autour de ces femmes et de ces hommes réunis en un comité silencieux. Le cercle évoque aussi la célèbre phrase « Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu », choisie par Guy Debord comme titre à son dernier film (1978). Il fait référence à la brûlure du feu à laquelle les papillons de nuit se consument. Il évoque aussi les mouvements de révolution et de contre-révolution des peuples, ainsi que le cycle du jour et de la nuit. Chez Achour cette préoccupation du cycle entraîne cette phrase prononcée par un des personnages « Je n’ai jamais vu le lever du jour ». Et pour accentuer cette idée, l’artiste place les personnages de ses films dans une sorte d’état de semi-conscience et d’hypnose.

Dans Une partie d’Assemblée, un autre des films présentés dans Séances, les corps jouent ensemble, s’accordent, s’effleurent, se désirent froidement et méthodiquement. Les corps engagés, cette fois dans une lumière blanche artificielle, évoluent dans un décor de film d’anticipation. Ce qui s’y joue reste une fois encore mystérieux pour le spectateur. La scène est immédiatement physique mais nous donne le sentiment étrange que les corps sont des mannequins ou des figures de cires. Les corps chez Achour ont par leur attitude et leur manière d’évoluer une grande proximité avec celle des automates. Ces sujets, populaires, liés à la fête foraine et au spectacle, ne sont pas sans évoquer les obsessions une fois encore de certains artistes actifs entre les années 1970 et 1990, de la côte ouest des États-Unis, tels Mike Kelley, mais aussi de l’artiste Guy de Cointet (1934-1983) qui utilisait également un langage codé et des objets scéniques. Tous ont puisé dans la culture populaire et fétichiste, à mi-chemin entre le burlesque américain et l’esthétique de l’étrangeté des films de série B et du théâtre auquel ils ont emprunté le système des tableaux vivants. Boris Achour, tout en explorant la théorie de l’étrange, celle d’un théâtre « du jeu dont on ignore les règles », introduit un doute. Le corps, qu’il soit adulte ou enfant, placé au cœur de ses derniers opus, se rapproche progressivement du cyborg.

Toute une génération d’artistes issus de tous les champs de la création, semble depuis quelques années « surveiller le ciel », au sens où ils imaginent un futur en générant des mondes. Conscients que la menace est en perpétuelle mutation, les artistes inventent un corps qui n’a aujourd’hui plus de frontière, ni de territoire, ni forcement de langage a priori. Ainsi survivent des questions et des énigmes dans une esthétique ouverte qui prend d’autres formes que les mots.
 


 
[1] Mike Kelley, The Uncanny, livre d’artiste réalisé en 1993, dans le cadre de son exposition au Gemeentemuseum, Arhem, Pays Bas.

[2] Masahiro Mori, « The Uncanny Valley », in revue Energy, 1970.

[3]. « In girum imus nocte et consumimur igni », phrase attribuée à Virgile.

[4] La Triennale a été conçue par Okwui Envezor en collaboration avec les curateurs Mélanie Bouteloup, Abdellah Karroum, Émilie Renard, Claire Staebler au Palais de Tokyo en collaboration avec des lieux situés en périphérie dont le Crédac.