ENTRETIEN AVEC SOPHIE LAPALU — 2010

Paru initialement sur le blog De l’action à l’exposition

Sophie Lapalu : Pourquoi et comment avez-vous décidé de sortir de l’atelier et réaliser les Actions-peu ? Aviez-vous connaissance d’artistes comme Vito Acconci, Bas Jan Ader ou Adrian Piper ? Je pense à ce travail où elle se promène dans les rues de New York avec un tee-shirt où il y a écrit « wet paint », et je ne peux pas m’empêcher de faire un rapprochement, même très formel, avec Les femmes riches sont belles. Connaissiez-vous ces pratiques là ?

Boris Achour : Non je ne les connaissais pas du tout à l’époque et je les ai découvertes plus tard. Par contre j’aimais assez les tous premiers travaux de Tony Cragg : des photographies prises en bord de plage, des pratiques sculpturales très simples avec des choses trouvées, qu’il agence puis photographie, comme par exemple des galets qu’il pose sur son avant bras. J’aimais surtout déjà beaucoup Filliou, et l’utilisation directe et poétique qu’il a des matériaux, la manière qu’il a de relier physiquement des éléments disparates… Mais je n’ai jamais vraiment réfléchi à ce qui a pu influencer les Actions-peu, ce sont des influences que je lis a posteriori. À l’époque, je sortais de mon diplôme à Cergy, puis de mon post diplôme aux beaux arts de Paris, et d’une année dans un atelier qu’on m’avait prêté à Bastille. J’y travaillais seul, avec quelques visites d’anciens copains de l’école, je ne connaissais quasiment personne dans le milieu de l’art, je ne savais pas comment faire pour montrer mon travail ni pour rencontrer des personnes qu’il aurait pu intéresser, et je n’avais aucune proposition d’exposition. Ce qui est fondamental avec les Actions-peu, c’est que je veux que mon travail soit vu, parce que je considère que si mon travail n’est pas vu, il n’existe pas.

SL : Mais ce n’est pas uniquement pour être vu, car vous ne pouviez pas réaliser les Actions-peu dans l’atelier. Il me semblait qu’il s’agissait de votre part d’un réel désir de sortir de l’atelier pour aller vous frotter au « réel », composer avec. En plus, en dissimulant le statut artistique des actions, en étant « furtif », il me semblait que vous cherchiez à venir toucher le passant de façon fugace, afin de se situer dans un registre du discret et de l’éphémère…

BA : Si je suis sorti de l’atelier et ai réalisé les Actions-peu, ce n’était pas par désir de furtivité ni de dissimulation du caractère artistique de mon travail, mais bien au contraire par un désir et un besoin d’affirmation : celui que mon travail soit vu par des spectateurs, même si ceux-ci n’étaient pas avertis de sa nature artistique, et donc, qu’il existe, puisque à l’époque je n’avais aucune opportunité de le montrer. C’est pour cela que je ne me reconnais pas vraiment dans ce terme « furtif » qui me semble indiquer une volonté de discrétion, de camouflage, de passer inaperçu. Le « peu » d’Actions-peu était quantitatif : peu de durée de vie, peu d’effectivité, peu de moyens matériels mis en œuvre, mais aussi, comme l’a remarqué Guillaume Désanges, le « peu » du titre peut également se lire comme un potentiel différé : action-peut.

SL : J’utilise ce terme « furtif » en référence aux avions durant la guerre du Golfe : l’occurrence «avions furtifs » était utilisée pour designer les bombardiers américains indétectables par les radars. Or ici, vos actes ne sont pas détectés par les radars du champ de l’art, sauf s’ils ont lieu dans le cadre de festivals bien entendu. L’expression «furtif » permet de décrire la façon dont parfois l’art pénètre les espaces publics et sociaux et interroge la notion de spectateur idéal et attendu. Stephen Wright parle d’art à « faible coefficient de visibilité artistique », et peut être est-ce plus approprié dans votre cas.

BA : Il était fondamental pour moi que les œuvres réalisées dans l’espace public soient perçues avec le moins d’a priori possibles par les personnes les rencontrant, c’est à dire avec le moins possible de signes les identifiant comme de l’art, et cela de manière à ce que leurs effets éventuels ne soient pas – ou soient le moins possible – parasités par des préjugés, positifs ou négatifs, quant à leur nature artistique. Je souhaitais la rencontre la plus directe possible entre une personne et un objet ou une situation, sans les présupposés et sans la grille de lecture « art ».

SL : Mais une œuvre peut-elle « fonctionner » si elle n’est pas vue comme telle ? Selon Goodman, il s’agit d’un souci d’implémentation de l’œuvre. Pour penser ces actions là, pour que l’art ait lieu, ne devons-nous pas les connaître, les percevoir comme œuvres ?

BA : Notre discussion montre bien combien cette notion de furtivité/faible coefficient de visibilité est complexe et combien elle peut prêter à malentendu. Je crois que les œuvres que j’ai réalisées et qui pourraient entrer dans ce schéma-là y correspondent de diverses manières, mais ce qui m’importait essentiellement dans ces travaux réalisés entre 1993 et 2000 [Actions-peu (1993-1997), Les femmes riches sont belles (1996), Une sculpture (1996), Confettis (1997), Stoppeur (1999), Ghosty (2000)], c’est la rencontre entre une œuvre et son spectateur et ce que cette rencontre pouvait produire. Dès lors, que ce qui était vu soit perçu ou non comme de l’art m’était complètement égal. Je ne crois pas que l’art dépende uniquement ni même essentiellement de son contexte de monstration ou d’apparition mais plutôt des effets qu’il peut générer.

SL : Il y aurait alors une sorte de force intrinsèque à l’art ?

BA : Quelqu’un marche dans la rue et il remarque un tasseau de bois scotché à une souche d’arbre ou bien un Rocher Suchard posé sur une armoire électrique peinte en crépi marron, ou bien d’ailleurs, à mon avis, ne les remarque pas la plupart du temps… Mais pour celui qui rencontre ces choses-là, quelque chose se produit. Même si je ne connais pas précisément l’intensité et la nature (surprise, incompréhension, émotion esthétique, réflexions sur les objets urbains, sur la possibilité de composer avec eux…) de cet effet, l’important pour moi est qu’il ait lieu. Pour reprendre votre séparation goodmanienne entre réalisation et implémentation, je pensais à l’époque, et encore maintenant, que la partie « implémentation » ou effectuation de l’œuvre a lieu même si celle-ci n’est pas perçue comme étant de l’art dans la mesure où la rencontre entre une personne et la situation produit un effet sur celui qui perçoit. Cette question était par exemple centrale dans Une sculpture. Cette œuvre consiste en un objet ressemblant à un livre, dont les pages sont collées : on ne peut donc pas l’ouvrir, il n’y a rien à y lire hormis le titre « Une sculpture » sur la couverture. L’œuvre a été placée, avec leur accord, dans vingt bibliothèques publiques parisiennes, parmi les ouvrages de fiction. Cet objet, très proche formellement de ceux qui l’entourent, mais anonyme et sans numéro de cote, est donc perdu parmi ses semblables. Il n’est pas identifiable comme objet d’art, à moins de considérer que ce léger différentiel fasse de lui de facto quelque chose d’artistique, mais je ne pense pas que ce critère puisse suffire en dehors d’une institution artistique. Cette œuvre qui n’a délibérément pas été photographiée, existe pour moi artistiquement de deux manière : d’une part parce que je vous en parle en ce moment ou parce qu’il en a été fait mention dans des catalogues, des revues ou sur mon site web, et que donc cet objet existe bel et bien dans le champ « traditionnel » ou institutionnel de l’art. Mais d’autre part il existe aussi artistiquement par l’effet qu’il produit, ou que j’espère qu’il produise lors de sa rencontre fortuite avec une personne le découvrant dans les rayons des ouvrages de fiction d’une bibliothèque. C’est cet aspect-là que j’avais envie de mettre en avant dans cette œuvre : le fait que pour la personne le découvrant par hasard rien (ou si peu) n’indique qu’il s’agisse d’art, mais que néanmoins cet objet, par ses caractéristiques formelles, son décalage par rapport à son entourage, son ambiguïté, puisse être un support à l’imaginaire, à la réflexion et à l’interrogation sur sa présence. Je crois que j’avais envie de proposer une possibilité de rencontre entre un « spectateur » et un objet débarrassé au maximum des présupposés et des codes traditionnels de réception de l’œuvre.

SL : J’aime beaucoup cette idée que, même s’il l’on ne sait pas si c’est de l’art, l’objet surprend, stimule l’imagination. A-t-il besoin d’être ramené dans le champ de l’art ? Je n’ai pas tranché aujourd’hui. J’aime imaginer que nous pouvons offrir une perception œuvrée à tous les faits incongrus que l’on croise. Vous savez la conséquence de votre « Sculpture » ? À présent, je vais aller voir au rayon fiction des bibliothèques parisiennes avec une attention particulière. Et qu’arrive-t-il dans ces cas là ? Je ne trouverais sûrement pas votre « sculpture », mais d’autres choses insolites.

BA : Néanmoins, je tenais également à ce que ces œuvres puissent exister ailleurs, différemment, avec une autre résonance et d’autres effets, d’où mon soucis d’en proposer ce que je pensais à l’époque être des traces ou une documentation, mais qui m’apparaît aujourd’hui plutôt être une autre œuvre réalisée à partir d’un même objet ou situation.

SL : Comme si au-delà du geste ou de l’objet « à faible coefficient de visibilité artistique», vous créiez des éléments qui continuent d’exister comme des entités. Vos photographies semblent acquérir une temporalité qui leur est propre, construisant leur histoire. D’ailleurs, il me semble qu’aujourd’hui, les artistes ont conscience de l’importance de l’exposition et du marché de l’art, et vont créer des œuvres en fonction, à la différence des années 1970. Dans un entretien réalisé par Christophe Wavelet en 2003, Vito Acconci, qui a réalisé des actions « furtives » dans les années 70, (The following Piece en 1969, par exemple) explique que l’art de ces années là a fait le lit de ce qui c’est produit dans les années 1980, à savoir la perversion de la situation du monde de l’art, en permettant au système marchand des galeries d’art de prendre le pas sur l’activité artistique elle-même, par la fétichisation des productions. Les artistes des dernières décennies me semblent avoir parfaitement conscience de ces données, et anticipent la demande du système. Ne serait-ce pas votre cas ?

BA : Prenons les Actions-peu par exemple. Quand j’ai décidé d’aller travailler dans la rue, je me suis demandé tout de suite si je devais garder des traces (et si oui, de quelle nature). Et après avoir hésité un quart de seconde, je me suis dit oui. Ne pas garder de traces de ces réalisations aurait témoigné d’une conception romantique de l’art, celle d’un art fait de gestes « purs », séparés du monde, et entre autre de son aspect marchand. Mais la raison première qui m’a fait photographier puis filmer les Actions-peu n’était pas de me dire qu’un jour je pourrais éventuellement les vendre : je voulais que la relation au spectateur se joue dans le présent, au moment où je faisais les choses dans la rue, et dans le peu de vie qu’elles avaient à vivre, mais aussi que cette relation puisse exister plus tard, sous une autre forme. Et les deux moments d’existence des œuvres avec leurs deux types d’appréhension m’importaient tout autant. Je n’ai jamais pensé la rue contre la galerie, mais comme un espace qui offrait des caractéristiques plastiques, spatiales, sociales qui m’intéressaient à ce moment-là.

SL : Est-ce que l’acte d’enregistrer ne fait pas aussi partie de l’action ?

BA : Pour les Actions-peu, à la fois par timidité et envie d’être tranquille, je me débrouillais toujours pour faire cela à des horaires et dans des lieux où il n’y avait quasiment personne. Je ne voulais pas qu’on vienne me demander « Qu’est ce que vous faites ? C’est quoi ? ». Je ne voulais pas rentrer directement en contact avec les gens, je voulais faire mes trucs, que ça existe et puis c’est tout. Je filmais juste le temps de la réalisation, puis je laissais ce que j’avais installé, et elles vivaient seules le temps qu’elles vivaient. Par contre pour Confettis, j’avais choisi de filmer en vue subjective à la fois par simplicité mais aussi parce que la caméra m’offrait une certaine protection. Je ne suis pas certain que les réactions auraient été les mêmes si j’avais jeté des confettis au visage des passants en dehors de toute période festive sans les fixer avec une caméra…

SL : Avez-vous arrêté de faire les Actions-peu parce que vous avez eu l’occasion de faire des expositions ?

BA : Je n’ai pas tellement arrêté les Actions-peu, j’ai plutôt eu envie de faire d’autres choses. Néanmoins, les Actions-peu ont rapidement eu un certain succès et j’ai très tôt été conscient des étiquettes stylistiques ou thématiques qu’on plaque sur un artiste ou que les artistes mettent en place eux même par facilité d’identification. Et j’ai vite senti le risque d’être catalogué comme « le type qui fait des choses bizarres dans la rue ». Et donc, en partie en réaction à une crainte d’enfermement mais aussi parce que j’ai toujours été totalement hétérogène dans ma pratique, j’ai expérimenté d’autres choses.

SL : Mais en même temps, vous dites êtes sorti de l’atelier pour être vu, car vous n’étiez pas exposé. Or vous arrêtez lorsque vous avez la possibilité d’être vu dans les galeries.

BA : La fin des Actions-peu a en effet coïncidé avec le début de ma collaboration avec la galerie Chez Valentin, en 1997, mais j’ai continué à réaliser des œuvres que vous qualifiez d’à «faible coefficient de visibilité artistique » jusqu’en 2000. C’est surtout quand on m’a proposé de réaliser des Actions-peu sur commande, dans le cadre d’invitations à un festival ou à une exposition que je suis passé à autre chose.

SL : Surtout si vous évitiez au maximum le contact direct avec les passants.

BA : D’où le fait que j’aie très rarement répondu positivement à une invitation à travailler dans la rue. J’ai réalisé en 1997 un tract volontairement dépréciatif en inversant le modèle de ceux de marabouts africains à l’invitation de Roberto Martinez et d’Antonio, mais leur en ai délégué la distribution. Il y a également eu Stoppeur en 1999, qui consistait en un collage sauvage d’affiches me représentant à l’échelle un, le pouce levé. La dernière réponse fut Ghosty (2000), lors d’une exposition à Enghien-les-bains où il était proposé de faire une œuvre éphémère dans la rue pendant un mois. Il y avait un point de rencontre, des médiateurs, des dépliants avec un plan de la ville où étaient indiqués les emplacements des œuvres. La ville comme musée… Je trouvais cela en contradiction avec ce que je cherchais : l’anonymat, la surprise de la rencontre, le fait que la nature artistique de l’objet proposé ne soit pas donnée d’emblée. J’avais accepté mais ce que je proposais, c’était quelqu’un qui utilise la ville comme un décor de théâtre, déambulant en portant un masque de son propre visage. On ne pouvait le croiser que par hasard. Et une fois de plus, ce qui m’intéressait, c’était que les personnes qui croiseraient cet homme, si elles n’étaient pas au courant de la manifestation, pourraient lui inventer une histoire, être troublées. D’ailleurs, il y a eu des réactions assez violentes.

SL : Vraiment ?

BA : Oui. Comme Ghosty ne répondait pas aux interpellations des passants, il a failli se faire agresser deux fois, chose que je n’avais pas du tout anticipé et que je ne voulais absolument pas générer. Pour moi, c’était quelqu’un qui s’était évadé d’un parc d’attraction, comme un personnage de Disneyland qui errerait dans une ville. A part qu’il avait non pas un masque d’une figure connue, mais son propre visage à lui.

SL : Il y a un aspect qui m’a particulièrement marquée et que je retrouve tout au long de votre travail, c’est cette notion de présence/absence, un jeu sur cette dualité. Dans Conatus : a forest (2008) c’est particulièrement marqué, avec le diaporama qui montre les danseurs en action dans l’espace qu’a traversé le spectateur. Il me semble que c’était déjà présent, d’une autre façon, dans les Actions-peu. C’est vrai aussi pour Non Stop Landscape (2003). Il y a cette porte automatique, Cosmos, qui s’ouvre alors qu’il n’y a personne pour déclencher l’ouverture. Elle s’ouvre sur l’absence.

BA : C’est vrai… Je n’avais pas pensé à ça, elle s’ouvre sur l’absence tout autant qu’elles s’ouvrent malgré l’absence. Cette pièce, je l’avais plutôt pensée comme une sculpture hantée et autonome, folle. Toute ma réflexion sur cette œuvre était centrée sur le fait qu’elle s’ouvre de manière autonome plus que sur l’absence de passant déclenchant son ouverture. Ça me fait penser à une autre pièce plus ancienne, de 1997, que j’ai en sympathie tellement je la trouve lourde : c’est une vidéo où il y a un plan fixe d’une main remplie d’une forme en plâtre. Un moniteur est posé au sol, on voit la main, immobile, à l’échelle un. L’œuvre s’appelle Rempli. C’est à la fois un geste de demande, mais comme la main est déjà pleine, il lui est impossible de recevoir. C’est donc une adresse qui interdit tout retour. D’une certaine manière, beaucoup plus démonstrative, je pense que ça a à voir avec la porte de Cosmos.

SL : Est-ce que le paysage, notion récurrente dans vos travaux, est à lire en écho au fait que vous construisiez des pièces pour l’exposition, dans laquelle on entrerait comme dans un paysage ?

BA : En premier lieu, ce sont des éléments séparés qui forment un ensemble, le paysage. Ensuite, pour moi, ce terme de paysage n’est pas à entendre dans le sens de panorama, ou de point de vue…

SL : Pour moi c’est une construction intellectuelle d’un espace, à partir d’un point de vue, non ?

BA : Il s’agit plutôt d’un espace à arpenter, ce qui induit une temporalité, et du fait que l’on n’est pas face à quelque chose, mais dans quelque chose à l’intérieur duquel on se déplace. C’est donc l’inverse du point de vue, qui implique une fixité, un point unique et idéal. J’aime aussi le côté désuet du terme.

SL : Cela fait aussi référence à un genre de la peinture.

BA : Oui, mais je ne pense pas que ça ait eu une importance. Ce terme est apparu dans mon travail avec l’exposition Non stop Landscape, en 2003. Je revenais d’une résidence au Japon, j’avais visité plusieurs jardins zen à Kyoto et ça avait été une expérience très forte. Je m’y étais retrouvé seul, face à un espace très simple, et une projection mentale avait réellement lieu : le gravier, c’est à la fois une étendue de cailloux blancs mais c’est aussi la mer; le rocher c’est à la fois une petite masse sombre de pierre, mais c’est aussi une montagne. Ce double aspect de la réalité des choses apparaît, ce qui est assez incroyable. C’est cela qui a déclenché mon intérêt pour cette notion de paysage. Comment, dans une exposition, une sculpture peut être là pour elle même, dans son autonomie, mais aussi comment elle peut être autre chose, une partie d’un ensemble.

SL : C’est alors au public de projeter cet « autre chose », d’arpenter le paysage et de faire la projection mentale.

BA : Oui. Pour moi la relation de l’œuvre au spectateur est une donnée très importante. Depuis le début. Une œuvre sans spectateur n’existe pas. Quand je prépare une exposition ou des œuvres, je pense toujours à cette relation, que ce soit dans la mise en espace de l’exposition ou dans la nature même de l’œuvre. Par exemple, pour « La force de l’art » en 2009, j’ai réalisé Conatus : La nuit du danseur qui est un film montrant un danseur de claquettes revêtu d’un masque lumineux qui traverse l’exposition, de nuit, en dansant. Un spectateur qui entre dans l’exposition, s’y promène, et voit ensuite un film avec un personnage qui se déplace dans l’environnement qu’il vient de traverser, peut-être que cela le fait réévaluer son propre parcours, la manière dont il s’est déplacé dans cet espace, comment cette scénographie peut être vue comme un paysage, ou comme un décor… Et là aussi il est question de présence et d’absence simultanée…

SL : On a beaucoup parlé de connivence entre l’art et la vie dans votre travail. Qu’en pensez-vous ?

BA : J’ai découvert l’art avec le Futurisme, quand j’étais au lycée. Je ne connaissais rien à l’art, contemporain ou non, et en seconde un professeur nous a lu en cours d’histoire le Manifeste du Futurisme de Marinetti. Ça m’a bouleversé et ça a été une révélation. Comme dans toutes les avants gardes, il y avait ce désir de transformer le monde en alliant l’art à la vie, de ne pas séparer l’expérience esthétique de l’expérience de la vie. J’ai découvert l’art comme cela, avec tout l’élan adolescent d’idéalisation et d’emphase que cela comporte. Puis plus tard j’ai découvert Filliou, Kaprow, les situationnistes, Fluxus, et toutes ces choses là m’ont nourri et touché… Mais ces questions du dépassement de l’art, de la réalisation de l’art dans la vie sont des problématiques qui m’ont longtemps semblé paralysantes, surtout quand elles étaient idéalisées ou encore extrêmement injonctives comme chez Debord. Quand j’entends parler de « l’art et de la vie », c’est souvent soit pour déplorer qu’ils ne soient pas réunis ou confondus, soit pour affirmer qu’ils n’ont rien à faire ensemble. Là où pour moi art et vie se rejoignent, c’est que je pense qu’être artiste, c’est fabriquer des rapports entre soi et le monde, donc les autres.