G comme Générosité — Jens Hoffmann — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

G comme Générosité
 
Dans la liste des soi-disant vertus humaines, la générosité est souvent associée à la charité, c’est-à-dire au don d’argent sans contrepartie. On peut dire que toutes deux ne constituent plus des priorités dans un monde où l’on prône la compétition plutôt que la coopération et l’égalité. La générosité n’est pourtant pas la même chose que la charité : elle peut aussi inclure le pardon, la patience, la compassion et le contrôle de soi. Aujourd’hui, les récits d’actes de générosité sont nombreux dans les médias (quand ceux-ci ne rapportent pas des informations déprimantes, sur les ravages de la guerre, les désastres écologiques ou la dernière fusillade dans une école). Prenez par exemple le cas de James Robertson, un habitant de Détroit qui devait marcher plus de trente kilomètres et prendre deux fois le bus pour aller travailler, son emploi lui rapportant dix dollars de l’heure environ ; ce trajet épuisant ne lui laissait que deux heures de sommeil par nuit. Lorsque le journal Detroit Free Press eut vent de son histoire, un financement participatif fut organisé et 350 000 dollars furent, par ce biais, collectés pour Robertson à qui Ford Motors offrit en plus une Taurus flambant neuve. « La Taurus est la meilleure voiture pour moi », commenta Robertson, « simple à l’extérieur mais solide à l’intérieur ».

Il existe, en matière d’humanisme, une règle d’or, un principe moral qui découle d’une éthique de la réciprocité : traite les autres comme tu voudrais que l’on te traite. Si cette maxime paraît tout à fait sensée et demeure un principe directeur dans les sociétés occidentales, elle présuppose qu’existe au préalable un certain niveau d’égalité ou d’équivalence entre les personnes. Que se passe-t-il lorsque les autres ne veulent pas être traités de la manière dont nous aimerions être traités ? S’ils ont d’autres penchants, d’autres idées, d’autres convictions ? Cette logique, a priori empreinte de bon sens et de générosité, conduit alors à imposer nos propres sentiments, désirs et comportements à d’autres et à forcer ceux-ci à considérer notre point de vue comme la norme. La règle d’or ne serait alors plus valable ? Peut-être l’est-elle encore, si nous l’interprétons comme une invitation à la compassion et à l’écoute des autres avec plus d’empathie. Elle devient alors ce que l’on pourrait appeler la règle d’or 2.0 : ne traite pas les gens de la manière dont tu ne voudrais pas être traité.

L’art est considéré, à plus d’un titre, comme une forme d’expression intéressée et égocentrique. L’idée qu’un artiste croit en ses œuvres au point de se persuader qu’existe un public qui leur prêtera attention m’a toujours, d’une certaine façon, stupéfiée. On pourrait penser que pour en être ainsi persuadé, il faut à l’artiste une très grande confiance en lui – et il est vrai que j’ai connu des artistes d’une mégalomanie extrême. Mais mes vingt ans d’expérience en tant que commissaire d’exposition m’ont plutôt prouvé qu’en dépit du fait qu’ils aient un désir de reconnaissance publique et parfois même, c’est vrai, qu’ils soient égocentriques, les artistes sont bien davantage en proie, lorsqu’ils travaillent, aux doutes et au manque de confiance en eux.

Vous vous demandez certainement en quoi ces propos ont un rapport avec la question de la générosité. Peut-être, au lieu de considérer l’art comme une forme vaine d’expression de soi, faut-il lui concéder une plus grande valeur sociétale. Une grande œuvre d’art n’est pas seulement le reflet de celui qui la réalise, mais une invitation à entrer en dialogue – la première phrase ou la première question d’une discussion qu’espère provoquer l’artiste avec celui qui la regarde. L’esthétique relationnelle, le mouvement artistique Fluxus et d’autres ont ouvertement mis en avant la participation du public ; même mort, Felix Gonzalez-Torres continue de distribuer des bonbons à travers une conversation vivante avec ceux qui ont vu ses œuvres. Je suis d’avis que solliciter un dialogue, une discussion, une participation de son public est une forme de générosité de la part de l’artiste qui, ainsi, encourage chacun, de manière désintéressée, à rencontrer l’œuvre selon ses propres termes, à partir de ses propres connaissances et expériences.
 


 
Traduction : Céline Curiol