J comme Jeux — Stéphanie Hessler — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

J comme Jeux
 
« De même qu’une situation imaginaire doit contenir des règles de comportement, tout jeu possédant des règles contient une situation imaginaire »
Lev Vygotsky, Mind in Society
 
Dans Pensée et langage, œuvre fondatrice du psychologue du développement Lev Vygotsky, publiée en 1934, la relation entre pensée et mot est considérée comme un processus, et non comme une chose en soi. Dans le continuel mouvement d’allers-retours entre pensées et énonciations, chacun de ces éléments interdépendants subit des changements au fur et à mesure que ceux-ci réagissent les uns aux autres, avec plus ou moins d’intensité. Les pensées naissent par l’intermédiaire des mots. Mais les mots aussi nous limitent. Et plus encore que les mots, c’est l’espace défini par les interactions sociales qui s’y développent qui influe sur la manière dont nous pensons, ressentons et faisons l’expérience du monde.

Le langage est un outil que nous utilisons pour comprendre le monde et permettre à notre communication d’avoir un sens, tout comme d’autres espèces émettent des sons et répondent à une multitude de stimuli et de signaux sensoriels. Néanmoins, les mots, par l’usage que nous en faisons, sont aussi partie intégrante de nos structures sociétales et sociales. Les normes sont inscrites dans les mots au point que, souvent, nous ne le remarquons pas. Qu’il s’agisse de leur histoire, de leurs connotations ou de leurs orientations selon les genres, les mots sont loin d’être neutres. De plus, changer leur sens et la manière dont ils nous déterminent et déterminent nos relations aux autres est loin d’être simple.

Comment, dès lors, pouvons-nous créer de nouveaux mondes, soit au sein des limites des structures qui nous façonnent, soit en transcendant celles-ci ? Bien qu’il ne puisse y avoir à cette question de réponse définitive, Boris Achour, par son œuvre Des jeux dont j’ignore les règles (2014/2015), suggère que l’ordre existant peut être perturbé, interrompu, réorganisé et changé grâce au jeu.

Plutôt que de renoncer à toute forme de cadre, les jeux d’Achour définissent des paramètres qui suscitent d’autres sortes d’interactions. Leurs règles sont déterminées par des objets qui agissent à la manière de ce que le philosophe Michel Serres nomme des « quasi-objets ». Lorsqu’ils sont utilisés dans les jeux, ils ne produisent ni objet, ni sujet, et ils ne sont pas constitués par des relations d’exclusivité. À la place, une fois devenus outils, ils façonnent l’objet comme le sujet, et en forment l’être et la relation.[1] Ainsi, pour Serres, un ballon de foot ne devient ballon de foot que s’il est utilisé par des joueurs, qui le constituent au fur et à mesure qu’ils jouent avec.

Les jouets de Des Jeux dont j’ignore les règles servent à reconfigurer les relations entre les personnes, qu’elles soient sociales, émotionnelles, physiques ou conceptuelles. Les sculptures sont accompagnées de vidéos qui montrent comment les objets sont employés pour jouer. Dans ces récits fictionnels, les règles des jeux sont déjà implicites. Les joueurs savent quels mouvements sont autorisés sur un plateau de jeu ; ils sont habitués à la forme et à la sensation des objets et aux conséquences d’une action. Cependant, les vidéos étant exposées à côté des sculptures, elles confèrent à celles-ci une dimension supplémentaire. Les sculptures offrent dès lors la possibilité d’une réappropriation et d’une modification des règles et des usages aux fins de créer d’autres ensembles de relations entre les joueurs, entre les objets, et entre les joueurs et les objets.

Dans chacune des six vidéos, la caméra d’Achour montre les mouvements du jeu et zoome sur les visages des joueurs, soulignant à certains moments l’intimité, à d’autres la compétitivité, de leurs interactions. Les images filmées nous laissent supposer l’existence de ressorts psychologiques profonds qui ont un effet visible et trouvent par moments à s’exprimer au travers des jeux eux-mêmes.

Chaque vidéo est différente par son style et par la manière dont elle montre un jeu particulier. Sur l’une d’elles, on peut voir des joueurs qui déplacent des formes rondes sur un plateau jaune. Par moments, ils les retirent, pour les conserver parfois jusqu’au tour suivant ou pour les remettre à un emplacement différent. Les règles paraissent simples, comme dans un jeu de cartes populaire. Néanmoins, même après avoir regardé la vidéo plusieurs fois, on ne parvient pas à saisir quelles sont les règles exactes du jeu. En n’aboutissant jamais à une fin définitive, l’œuvre suggère que la conclusion du jeu peut être remise en cause, repensée, rejouée.

Dans un autre jeu, les joueuses interagissent avec une forme qui ressemble à une corde posée sur le sol, et les meubles d’un environnement domestique. Les deux femmes mesurent leurs corps à l’aune de l’espace physique qui les entoure, en utilisant les formes et les mouvements que permet la corde. En alliant cet outil à des formes semi-circulaires rouges, bleues et vertes, elles composent des sortes de sculptures, de gestalts. La vidéo se termine alors que l’une des joueuses, enroulée dans la corde, est libérée par sa partenaire à la fin de la partie. Toutefois, le montage et le dernier plan de la vidéo laissent penser que cette conclusion n’est que le début d’une nouvelle partie.

Une autre vidéo montre deux hommes déplaçant des pièces en marbre noir en forme de L sur une table dans un bar. On peut voir, tournoyant dans la pièce, les reflets lumineux d’une boule disco tandis qu’une musique joue en sourdine. Les hommes ne se parlent pas. Leur seule interaction consiste à déplacer les morceaux de marbres à la surface de la table. Ce qui pourrait être une version de Tetris, ou un casse-tête à trois dimensions, se joue cependant avec d’autres règles que celles des jeux auxquels le dispositif nous fait penser.

Comme le suggère le titre Les Jeux dont j’ignore les règles, l’œuvre d’Achour veut ignorer les paramètres préétablis de jeux existants. Ainsi peut-on – éventuellement – en inventer de nouveaux, pour ensuite les remettre en cause dès qu’ils semblent établis. Les jeux d’Achour questionnent la relation entre pensée et mot, entre le langage et d’autres signifiants, entre structures normatives et devenir des sujets. L’artiste montre l’impossibilité de traduire intégralement une idée abstraite en un discours, et fait ainsi référence à la relation formelle qui existe entre pensée et action, tout en créant des formes de poésie visuelle. L’œuvre interroge non seulement la relation entre pensée et énonciation, mais va également au delà de toute compréhension univoque du langage. En outre, elle va à l’encontre de l’idée que le langage serait le seul moyen de construire et de donner un sens à nos univers (qui peuvent être multiples), en imaginant d’autres possibilités d’espaces matériels, abstraits ou interpersonnels.

L’œuvre d’Achour nous rappelle que le jeu peut être satisfaisant au point de nous permettre de franchir les frontières du possible. En imaginant de nouveaux jeux comme espaces de négociation, à partir de quasi-objets servant de médiateurs, nous pouvons aboutir à de nouvelles sensations, de nouveaux échanges, de nouvelles conceptions, et ainsi possiblement détecter, modifier ou transgresser ceux qui existent déjà.
 


 
[1]. Michel Serres, « Théorie du quasi-objet », dans Le Parasite, Grasset, Paris, 1980.
 


 
Traduction : Céline Curiol