PLEASE EVERYBODY WELCOME ME IN JOINING BORIS ACHOUR : PENSÉES DISPARATES SUR L’ŒUVRE DE L’ARTISTE — CHRIS GILBERT — 2005

Publié dans Unité, catalogue monographique édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, le FRAC PACA et l’ENSBA.

 

1. Le travail de Boris Achour est littéraire en un sens et d’une manière qui le placent à l’écart de la plupart de ce qui circule aujourd’hui dans la sphère contemporaine. À cet égard, on pourrait bien sûr affirmer que son travail relève de l’héritage non rétinien de Marcel Duchamp. Mais cette dimension non rétinienne a été souvent comprise comme une sorte de stratégie dont l’intérêt pour le ready-made et l’acte de nomination exclut aussi ces qualités littéraires généralement rassemblées sous le terme de « sensibilité ». On pense à Marcel Broodthaers sous la bannière duquel ces autres attributs littéraires pourraient aujourd’hui être reconquis.

2. Il est important que, comme Duchamp, comme Broodthaers, Achour fasse commerce d’humour – car l’humour constitue en grande partie ce que nous appelons sensibilité, littéraire ou autre. Pourtant, Achour n’appartient pas à leur monde. Il est ailleurs, séparé par un abîme appelé pop culture, et plus précisément pop culture américaine : dans le monde de Tex Avery, d’Hollywood, de Bip-Bip et Coyote, des voitures de luxe et des Lady Di iconiques, toutes références s’amalgamant et se nivelant joyeusement. Le croisement homme de lettres / pop culture peut sembler combinaison bien improbable. Elle l’est. Et n’existe de fait que comme série d’ajustements, des plus minimes aux plus éphémères, lignes que – comme dans les Actions-peu – Achour trace dans son travail.

3. On peut certes voir un lien entre ces deux chaînons que sont la pop culture et les lettres dans l’art conceptuel, et notamment dans le conceptualisme américain. Ce dernier est rarement cité pour ses qualités humoristiques, mais une veine significative d’humour pince-sans-rire court pourtant dans les pratiques de Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Art & Language, fait occasionnellement surface dans l’oeuvre contemporaine de Richard Prince, Maurizio Cattelan ou David Robbins. Achour exploite abondamment le filon : manière de lecture contre-nature du conceptualisme, pour sa saveur autant que pour ses idées.

4. C’est un lieu commun aujourd’hui que d’exhiber le scénario comme archétype du travail de l’artiste, écrivant, réécrivant le scénario d’un monde différent. Pourtant, le scénario le plus radicalement « autre » se déroule toujours dans le monde des relations sociales normatives – homologue qu’il est à la rationalité technocratique de l’industrie culturelle qui le commande et en fait commerce. Afin d’accéder à quelque chose de vraiment autre, de modifier les règles du jeu, il faut regarder du côté des genres subalternes, comme aujourd’hui le roman. Du début au milieu du XXe siècle déjà, il semble que la pratique du roman ait été étroitement liée à une périphérie a-géographique, et que les oeuvres les plus marquantes aient été produites par des figures aussi décentrées que Franz Kafka, Witold Gombrowicz et Robert Musil. C’est ce mode de fonctionnement romanesque qui semble définir les oeuvres les plus solides et les plus mesurées d’Achour.

5. Je ne crois pas qu’il soit possible d’envisager le travail de Boris Achour dans un monde privé d’ennui. L’ennui existe bien sûr en opposition structurelle à l’enthousiasme, en réponse conditionnée au médiatique. Mais, heureusement, il y a dans l’ennui une forme de résistance : quand la culture de consommation dit Attention ! Achetez-mangez-payez ! quelques marginaux philosophes (un peu aussi de chaque marginal philosophe) répondent Ça ne m’intéresse pas et on ne pourra m’obliger à m’y intéresser ! L’ennui est une part positive de l’expérience moderne, ainsi que le défendait Joseph Brodsky et que l’a vécu Andy Warhol. C’est aussi l’espace affectif de l’élan pour une certaine forme de travail créatif, quand tant de choses peuvent occuper l’immense région grise de ce qu’il n’est nécessaire ni de faire ni de voir, mais qui peut tout de même être fait et vu.

6. Madame Bovary est un des premiers personnages littéraires de l’ennui – même si, bien sûr, il en existe de plus anciens. Emma est une banlieusarde avant la lettre2 , chose significative puisque l’ennui est suburbain par essence, tout comme les banlieues sont fondamentalement ennuyeuses (et aspirent pour la plupart à l’être, camouflant l’ennui derrière des mots comme sûreté, sécurité, tranquillité). Peut-être parce que le travail d’Achour opère de ce lieu de l’ennui, de ce sentiment du caractère fondamentalement arbitraire de la plupart des choses de ce monde, ses pièces contiennent-elles souvent une connotation clairement suburbaine. Ce qui relie Sommes (images d’Achour se reposant dans les haies des jardins d’Hollywood), le vidéoclub de Cosmos et le Stoppeur (qu’on attend à la sortie de quelque autoroute entre ville et campagne), c’est le suburbain.

7. On pourrait reformuler nombre de ces distinctions – entre sérieux et humour, rationalité technocratique du scénario et « autres » littéraires, battage médiatique normatif et ennui constructif – en terme d’opposition entre adulte et immature – ou est-ce immature de penser ainsi ? Confronté à ce dilemme, Achour se range sans conteste du côté de l’immature. Revoilà alors Gombrowicz, celui plus précisément de Ferdydurke avec son vieil « écolier » de trente ans en guise de narrateur – et d’allié. Pour Achour comme pour Gombrowicz, l’immature c’est la permission, l’immature c’est l’improbable, l’immature c’est ce qui ne peut être fait (ou conçu) ni juste avant ni juste après être fait.

8. Achour a récemment participé à une série d’expositions que j’ai coorganisée sur le thème de la ligne de vol, de la poétique et de la politique de la fuite. J’avais envie de montrer son Autoportrait en Coyote, dans lequel la silhouette de l’artiste, bras et jambes écartées en référence directe à Wile le Coyote, se dessine dans le mur comme s’il venait tout juste de le traverser. La chose s’avérant irréalisable, nous avons envisagé d’exposer la figure figée du Stoppeur. Mais Achour a finalement proposé quelque chose d’étonnant et d’imprévisible. Il a ramassé des affiches dans la ville et, façon adolescent ou homme des cavernes, a apposé sur chacune l’empreinte de sa main gauche, en une pièce intitulée Ici et autrefois et ailleurs et maintenant. Le travail d’Achour réussissait ainsi une échappée fort radicale – fuite à laquelle j’étais heureux de m’associer – hors du thème même de l’exposition.

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Notes :

 

1 Erreur dans l’effet d’annonce, l’auteur se fait applaudir pour son entrée sur le plateau où il rejoint Boris Achour, au lieu d’accueillir ce dernier.

2 En français dans le texte.

(traduit de l’anglais par Aude Tincelin)