BORIS ACHOUR
Dorothée Dupuis, 2008
Publié dans le catalogue French Connection, éditions Black Jack, 2008.
«Vous regardez trop la télévision. Bonsoir!» pourrait être une des phrases cultes des années 1990 s’adressant en particulier à Boris Achour. Artiste protéiforme aux ambitions pop et conceptuelles, il développe une pratique au formalisme mouvant et à la portée résolument métaphysique. Boris Achour croit au pouvoir hypnotique des médias, à la «gourouisation» des rapports humains, et c’est en réaction à cette manipulation quotidienne – qu’il semble exécrer autant qu’elle le fascine – qu’il œuvre. Genèse du travail, les Actions-Peu (1993), sortes d’actions mi-poétiques/mi-politiques au chamanisme latent et réalisées dans l’espace urbain sous les yeux de passants ébahis ou indifférents, voyaient l’artiste effectuer des compositions formelles avec des objets anodins – poser des Rochers Suchard sur des armoires électriques en crépi marron (Actions-Peu, 1993), faire s’aligner des pigeons à l’aide de graines (Aligneur de pigeons, 1996) – parfois en faisant intervenir son propre corps – il s’endort mollement sur les haies parfaitement taillées d’une banlieue pavillonnaire américaine (Sommes, 1999) – ou il paie un acteur pour déambuler dans la ville en portant un masque de son propre visage (Ghosty, 2000).
Ce goût pour le «fait main», la manipulation, le rapport ambigu et jamais figé à l’objet et à son usage, l’attention portée au potentiel onirique, quasi spirituel de chaque forme, dans un remix créatif de notre environnement, traverse l’œuvre de Boris Achour, et affirme l’importance donnée à un rapport instinctif à la forme, à rebours de tout formatage culturel imposé. Il va aussi créer une litanie de « microsculptures », de petites œuvres pouvant être agencées tels des «modules» – ce terme insistant sur la mobilité des œuvres, la possibilité pour elles de s’échapper de tout usage ou protocole de monstration trop fixe qu’on pourrait leur assigner, dans un rapport méfiant au white cube et à la sacralisation de l’objet d’art. Ralentis de verre de lait se remplissant de manière sculpturale et sensuelle (Un Monde qui s’accorde à nos désirs, 2000), main comblée de plâtre dans un rapport inversé à l’offrande et à la quête (Rempli, 1997), mobilier urbain ironiquement « divinisé » par sa réplique en céramique immaculée (Contrôle, 1997), dissimulation dans des bibliothèques de « sculptures » pleines que leur forme et leur volume rendent indiscernables de leur environnement (Une sculpture, 1996), peintures murales récupérées des night-shops japonais, tel un clin d’œil à l’engouement fiévreux de l’Occident pour une certaine forme de sagesse orientale (24/7, 2003)… Autant de pièces qui, à l’inverse d’un rapport passif au monde, évoquent la possibilité d’un comportement actif envers les choses, les objets, la vie.
Ces pièces au départ autonomes se retrouvent de plus en plus imbriquées dans des installations complexes, comme dans Operation Restore Poetry (2005), dont la figure centrale semble préfigurer certains des éléments des mobiles «Conatus » (débutés en 2005), sculptures prismatiques souvent réalisées à partir de matériaux transparents ou réfléchissants assemblés à l’aide de mousse polyuréthane, matière de l’antiforme par excellence. La notion de « Conatus », terme spinozien affirmant le désir comme force motrice de l’activité humaine au-delà de toute finalité morale ou politique, permet à Boris Achour de s’échapper de certaines considérations propres au monde de l’art, pour s’intéresser aux modes d’apparition de ce désir et à la façon dont celui-ci se concrétise ou s’évanouit au contact des réalités du monde, et ce, quelle que soit leur nature (politique, esthétique, spirituelle, sociale). Les formes sont éclatées, et une réflexion sur le pouvoir de celles-ci s’amorce, avec un certain goût pour des géométries simples, colorées, voisines d’un propos utopique comme celui de Piet Mondrian. Le langage est là de façon énigmatique dans le travail, où il est utilisé comme matière plastique, jouant sur des notions d’apparition et de disparition, d’inventaire, de volume sonore. Un propos sur le corps, présent de façon indicielle jusqu’ici (notamment dans Cosmos, 2001, mobile « vaguement anthropomorphique » tournant lentement sur lui même au son de l’air fredonné de la Lambada), devient central, en articulation avec les sculptures devenues « props », prolongements du corps. Les gentils personnages vêtus de jersey fluos de Conatus : A Forest et Conatus: AMIDSUMMERNIGHTSDREAM (2008), perpétuent la logique d’ « empowerment » de l’artiste sur les objets, reconsidérant tout usage normatif à l’aune d’une manipulation inventive, nouvelle, « pure » a priori. Car sans en proposer une interprétation politique définitive, le fait est qu’en quinze ans Boris Achour est inostensiblement passé de la ville à la forêt, décor de ses derniers films – une démarche assimilable aux pratiques d’artistes comme Spartacus Chetwynd[1] ou Heather Peak et Ivan Morison[2]. Faut-il y voir une tendance irréversible de notre société à fantasmer sur un certain état de nature ? En tout cas, Boris Achour nous met en garde de l’assimiler à une genèse idyllique : l’uncanny n’est jamais loin, entre feux de bois et masques d’animaux. C’est alors que le terme de conatus se teinte d’un aspect plus noir, plus conforme à l’usage qu’en a fait Thomas Hobbes, à savoir la démonstration lucide et dépouillée d’une des plus cruelles caractéristiques de l’homme : son instinct de conservation. Là où Boris Achour semble réaliser le tour de force d’affirmer l’existence possible (et utopique) d’un humanisme enfin débarrassé de sa naïveté.
Notes
1- Née en 1973, Spartacus Chetwynd vit et travaille à Londres. Elle est connue pour ses performances surréalistes et baroques convoquant de multiples figures et images de l’histoire de l’art et de la culture pop.
2- Nés respectivement en 1973 et 1974, Heather Peak et Ivan Morison interrogent la place de l’homme dans son environnement par le biais de multiples supports: écrits de science-fiction, enregistrements sonores, etc., sont collectés, puis montés afin de révéler l’essence et les particularités du quotidien.