BORIS ACHOUR, ÉCONOMIE DE MOYEN
Elisabeth Wetterwald, 2002
Paru dans la revue Parachute n°106, avril 2002, Montréal
Basé sur la rencontre et la multiplicité plutôt que sur l’exclusion et la singularité («et», «avec», plutôt que «ou»), sur le procès plutôt que sur le résultat, le travail de Boris Achour se présente comme un chemin de traverse, accidenté, chaotique, toujours en mouvement et en re-configurations. Inutile d’y chercher des systèmes, des logiques, des principes ; Achour s’emploie justement à les déjouer, les contourner, les miner, tout en sachant que la tâche est ardue, sans fin, et qu’on peut toujours se tromper. Pas d’accomplissement en vue : des expérimentations toujours en devenir
I would prefer not to
Entre 1993 et 1997, Boris Achour, qui avait alors rarement l’occasion de montrer son travail, réalise régulièrement des Actions-peu dans l’espace urbain : des interventions minimales, humbles et dérisoires, conçues le plus souvent avec des matériaux trouvés sur place. Une baguette de pain accrochée à un lampadaire avec du scotch, des sacs en plastique coincés au-dessus d’une bouche d’aération, des graines de polenta placées horizontalement au milieu d’une allée de façon à aligner les pigeons qui viennent les picorer, trois Rochers Suchard posés sur les bords d’un local électrique. Fragiles et précaires, ces «installations» étaient soit filmées, soit photographiées. Loin de ce qu’on a coutume d’appeler l’art d’intervention, qui est en général ciblé et revendicatif, les micro-actions d’Achour faisaient figure d’énigmes dans le paysage urbain : apparitions intempestives et anonymes de l’incongru sous différentes formes, manifestations impromptues de signifiants pourtant banals et reconnaissables, mais dont les signifiés demeuraient pour le moins incertains. L’artiste qualifiait lui-même ces actions de «guérilla douce» : manière d’allier le silence au discours, l’agir au non-agir, le sens au non-sens. «Il n’y a guère de position psychique qui, conséquente et poussée à l’extrême, ne commanderait le respect. La force peut exister dans la faiblesse, la sécurité dans l’indécision, la cohérence dans l’inconséquence, et aussi la grandeur dans la médiocrité ; la lâcheté peut être courageuse, la mollesse tranchante comme de l’acier, la fuite agressive» [1] écrivait Gombrowicz. Tout le travail d’Achour repose sans doute sur cette alliance de notions apparemment contradictoires : il est moins question de choisir (entre une attitude, une position, une logique ou une autre), que de composer, quitte à devoir assumer tous les contraires. Dans la même veine, en 1996, l’artiste réalise une performance dans laquelle il se poste devant des grands hôtels ou des magasins de luxe, vêtu d’une veste sur laquelle est brodée la phrase «Les femmes riches sont belles». Une fois encore, le signal est contradictoire : c’est à la fois un appel qui veut faire le jeu de la séduction, et son déni simultané, eu égard à la grossièreté du message. Avec Sommes (1999), la provocation est silencieuse et minimale : sur les photographies, Achour fait mine de dormir debout, la tête reposant sur des haies méticuleusement taillées de villas cossues de Los Angeles. » La société capitaliste occidentale me plaît et me déplaît en même temps ; je ne rejette rien en bloc. Ni résistance, ni acceptation béate. Les Sommes représentent le condensé de cette attitude.[2]
«I would prefer not to»[3]. Achour se comporte comme Bartleby qui, par son implacable formule, ne refuse pas plus qu’il n’accepte. Ni dans la négation, ni dans l’affirmation, Bartleby élimine d’un même mouvement autant le préférable que n’importe quel non-préféré. Il n’y a pas d’autre porte de sortie : dire » oui » ou » non » le mènerait à sa perte. «Je ne veux tout» , clame pour sa part Boris Achour (inscription qu’il réalise en diodes lumineuses en 1999) : choisir de ne pas choisir ; la certitude dans l’indétermination, à moins que ce ne soit la détermination dans l’incertitude. Bartleby est quasiment muet, Achour assume une certaine passivité. Mais ni l’un ni l’autre ne s’oppose ouvertement au monde : c’est en creux, dans leur retrait entêté, qu’ils en révèlent les imperfections et les mascarades. Ghosty (2000) : un homme marche dans la rue, il porte un survêtement quelconque, et un masque moulé sur son propre visage. Aucune affectation particulière dans son attitude, pas la moindre bizarrerie dans son comportement. Le seul trouble provient de la réaction des passants, soudain confrontés à quelque chose d’autre, du non répertorié, de l’innommable. «Je cherche à proposer des œuvre qui restent irrésolues, voire contradictoires dans leur forme et dans leur sens, qui produisent un sentiment de doute chez le spectateur, qui soient le reflet de la présence simultanée de plusieurs possibles»[4]. Plus que des courts-circuits, qui induisent chocs et ruptures, Achour crée de menus dysfonctionnements avec pour seules armes l’indétermination, l’énigme, le non-sens, des «signifiants flottants»<a href= »#_ftn5″ name= »_ftnref5″><sup>[5]</sup></a> qui parviennent à perturber les systèmes binaires, malgré la modestie des moyens mis en œuvre. La porte automatique (Cosmos, 2001) qu’il a installée dans l’exposition Traversées au Musée d’art moderne de la ville de Paris est emblématique à cet égard : posée au milieu d’un espace ouvert, elle fonctionne de manière autonome et aléatoire, déconnectée de l’habituel déclencheur de présence. Pouvant aussi bien passer inaperçue (lorsqu’elle veut bien rester ouverte, et aux moments d’affluence, en particulier) qu’attirer l’attention subitement en se refermant au nez des visiteurs (lesquels, perplexes, reculent, puis s’avancent de nouveau, attendent, piétinent, avant de se résigner à contourner l’objet récalcitrant), la porte célibataire n’en fait qu’à sa tête et crée une contrainte de circulation intempestive mais discrète dans l’espace d’exposition.
Il ne peut rien pour vous
Boris Achour est l’artiste anti-prométhéen par excellence : pas question de défier quiconque, encore moins de se distinguer par d’éventuelles prouesses. En 1997, à l’occasion d’une exposition, il réalise et distribue un tract dans lequel il vante ses mérites et ses «pouvoirs», à l’instar des tracts publicitaires des marabouts africains : «Artiste Boris Achour (Inconnu dans le monde entier). IL NE PEUT RIEN POUR VOUS. Pas de catharsis. Pas de sublimation. Des virgules flottantes. Pas de transgression. Pas de transfert d’énergie () Peut aligner les pigeons () Ne pas contacter !». Achour semble ne se faire aucune illusion sur le pouvoir et l’influence de l’artiste sur le fonctionnement des sociétés occidentales contemporaines. Depuis déjà longtemps, les artistes ne sont plus les porte-flambeaux qu’ils ont pu être par le passé ; ils sont en outre libérés de la nécessité du nouveau et de l’invention, libérés de l’idée que la création n’a un intérêt que dans la mesure où elle s’inscrit dans une histoire progressiste. Ils sont désormais conscients que dans un univers troué d’incertitudes il vaut mieux ne pas se poser de question sur la finalité de ses actes et se concentrer sur la matière même du présent ; travailler sur ses propres limites plutôt que d’envisager une totalité hors de portée. Comme beaucoup d’artistes de sa génération, Achour est moins installé dans un système de croyance (en un monde meilleur, autre ou futur) que disposé à la confiance (en soi et en ce monde-ci) ; une confiance non pas fondée sur la foi (abstraite) mais sur une expérimentation toujours renouvelée (la » sympathie » deleuzienne). Accepter de se mettre à l’épreuve de la réalité plutôt que s’attacher à reconduire des convictions. Apprendre et non pas savoir. Devenir-poisson : «L’essentiel, c’est de se rendre parfaitement inutile, de s’absorber dans le courant commun, de redevenir poisson et non de jouer les monstres. Le seul profit, me disais-je, que je puisse tirer de l’acte d’écrire, c’est de voir disparaître de ce fait les verrières qui me séparent de mon compère l’homme», écrivait Henry Miller[6];. Boris Achour est un artiste du milieu : à la fois au milieu du monde et toujours entre plusieurs choses. Emmanuelle Lequeux remarquait d’ailleurs, à la suite d’un entretien[7], que son expression favorite était «en même temps». Le ET plutôt que le OU ; la simultanéité plutôt que la progression ; la composition plutôt que l’exclusion «Dehors et dedans», «Ici et maintenant», tels sont des exemples significatifs à cet égard de titres d’exposition ou de pièces qu’il a réalisées. En 1996, un de ses premiers travaux consistait à introduire des livre-sculptures dans les rayonnages de certaines bibliothèques publiques de la ville de Paris : un peu plus grands qu’un livre de poche, recouverts de toile grise ; pas d’auteur, pas d’éditeur, pas de cote. Juste un titre : «Une sculpture». Ces objets étaient placés par les bibliothécaires parmi les ouvrages de fiction, et empruntables, comme n’importe quel livre. Manière d’immiscer l’«œuvre d’art» dans un milieu qui ne lui est pas dévolu a priori ; manière encore de reconsidérer son statut, en en faisant un bien commun gratuit mis à la disposition du public. Jeu sur le «pouvoir» de l’artiste, encore, avec cette performance qu’il avait réalisée en Italie. Un tract avait été distribué : «Hypnos. Le samedi 12 mai 2001, de 22h à 22h30, Boris Achour prendra télépathiquement le contrôle de toutes les personnes présentes à bord de la Bazenne. Durant cette demi-heure tous les actes effectués par ces personnes seront uniquement et entièrement le fait de sa volonté». Contre toute attente, il ne se passa rien de très spectaculaire à ce rendez-vous. Le texte du trac défilait sur des écrans vidéo, comme une bande-annonce (qui était lue ou non), tandis qu’Achour s’employait à «hypnotiser» avec ferveur, en discutant ici et là, un verre à la main, comme lors de n’importe quel vernissage. Dans la foule présente, certains attendaient qu’il se passe quelque chose, d’autres n’étaient pas au courant de l’affaire, et de toute façon, cela ne changeait rien. Car Boris Achour ne peut rien pour nous. Il ne peut que faire avec. Et encore pas question non plus de faire dans l’esthétique relationnelle. «Je crois beaucoup à cette notion de l’œuvre d’art comme rendez-vous avec celui qui l’appréhende. Mais disons que je m’ingénie souvent à faire rater ces rendez-vous, ou à les retarder, les déplacer encore ailleurs». Dehors et dedans, Oui, Ici et maintenant, Regarde-moi, I love : que ce soit dans les titres de ses expositions ou dans les titres de ses travaux, Achour fait un usage récurrent des déictiques, ces mots qui ne prennent sens que dans la mesure où ils instaurent des relations spatiales ou temporelles autour du sujet qui est en train de parler. En principe, quand un locuteur se déclare, il implique l’autre en face de lui, suscite une énonciation en retour. Mais curieusement, Achour fait un usage intransitif des déictiques : ses formules n’impliquent pas forcément de retour. Scrupule (1997) : installé dans une exposition, un canapé conçu de telle façon qu’il est impossible de s’y asseoir. Rempli (1997) : une vidéo montre une main remplie d’une forme en plâtre tendue vers le spectateur. Un geste vers, mais qui se dénie simultanément lui-même puisque la demande ne pourra pas être satisfaite, la main étant déjà pleine. Totalmaxigoldmachinemégadancehit2000 (2000) : dans une exposition collective, deux enceintes diffusent des tubes récents, mais chaque morceau est coupé au bout de quelques secondes : à peine l’oreille a-t-elle le temps de reconnaître un air connu que celui-ci s’arrête pour laisser place à un autre, et il s’avère évidemment impossible de danser dessus. Achour ne se présente pas plus comme conducteur d’humanité que comme initiateur de convivialité. Tout l’intérêt de ses propositions tient peut-être dans cette façon si singulière d’aller contre toute «attente» : il instaure des formes d’appel sans objet ou sans réponse possible, il pose des énigmes, des choses non résolues, des «blancs» qui viennent contrecarrer les attentes des visiteurs d’exposition qui, selon des principes d’identification ou de vérification bien établis, viennent souvent chercher ou reconnaître ce qu’ils connaissent déjà. (Boris Achour ne fait pas carrière. Il fait ce qu’il peut.)
On connaît la chanson.
En 1999, il colle un peu partout dans Besançon des affiches sans textes, qui le représentent, de taille presque réelle, en train de faire du stop face à l’objectif, sur le fond neutre d’un studio photo (Stoppeur). Une image qui pourrait ressembler à plein d’autres (affiches de concert, publicités), mais qu’aucune indication ne vient aiguiller ; en même temps, une image qui laisse nécessairement perplexe : l’auto-stoppeur est en effet pris dans un flux paradoxal qui le cloue sur place (dans un espace intérieur, pétrifié dans la représentation) et qui lui commande néanmoins de «faire appel» (le geste du pouce tendu vers un autre hypothétique). Il lui arrive aussi d’installer dans les villes des enseignes lumineuses, qui ressemblent à des enseignes commerciales ou publicitaires, mais qui restent mystérieuses parce que sans voix : elles sont en effet dénuées de tout message. Dans ces actions, Achour tente de retirer la «voix off» cette voix «autoritaire, sans aspérité, qui vient de derrière ou d’au-dessus pour dire ce que les choses sont, ce quelles doivent être» à des structures ou des images qui, sans elle, perdent leur sens ; façon de «désautoriser» la parole, de se débarrasser de ses injonctions et de ses mots d’ordre, pour laisser enfin les choses vaquer.
Dans un des derniers films d’Alain Resnais, On connaît la chanson (1997), les personnages expriment leurs émotions à travers des extraits de morceaux de musique qui font partie du répertoire populaire français. «Résiste, prouve que tu existes», «Je suis venu te dire que je m’en vais», «Avoir un bon copain», «Avec le temps va, tout s’en va», «Vertige de l’amour»… L’existence découpée en situations stéréotypées auxquelles il n’est jamais difficile d’accoler un refrain qu’on connaît déjà par cœur. Les personnages de Resnais sont des pantins «ventriloqués». Leur voix ne peut être que passive : ils sont parlés ; ils sont agis. Dans la dernière version de son installation intitulée Générique (2001), Boris Achour propose aux visiteurs de se placer devant une caméra, munis d’une oreillette qui débite un monologue sur une voix neutre, qu’ils sont invités à répéter. Chaque scène dure quelques minutes et sera montée à la suite des autres. Comme dans le film de Resnais, les personnes qui se prêtent au jeu semblent animées par un mouvement contradictoire : elles sont à la fois actives et passives. Actives parce quelles ont décidé de «jouer» face à l’objectif ; passives parce quelles sont subordonnées au dispositif, et parce que leur parole ne leur appartient pas. «Nous sommes ventriloqués par la société», remarque Achour. Publicité, télévision, culture, éducation, papa-maman ; la «voix off» provient en effet de tous côtés, qu’on peut d’ailleurs considérer selon des angles positifs ou négatifs l’inconscient pour Freud, le monologue du spectacle pour Debord ; les agencements collectifs d’énonciation pour Deleuze et Guattari. Quoi qu’il en soit, quel que soit le jugement que l’on porte sur ce processus, on sait que le langage n’est ni neutre ni purement informatif. Il est non seulement constitué, traversé par le pouvoir (les idéologies dominantes), mais il constitue lui-même un pouvoir. On ne croit pas des paroles, on leur obéit ; le langage comme immense réservoir de performatifs. Face à cela, il est néanmoins possible de trouver des lignes de fuite, en essayant d’égarer le langage par exemple, de le troubler, de le tordre, ou encore d’y faire pousser de la mauvaise herbe. C’est ce que fait Achour lorsqu’il crée une pièce sonore avec une personne aphasique (mmmmmm, 2000). L’enregistrement des confessions de cette dernière (résultat d’un long entretien avec l’artiste) était diffusé par des haut-parleurs installés dans les rues de Cahors. Habituellement réservé à une parole commerciale, fluide et alléchante, cordiale et bien rodée, chargée de déterminer nos comportements de consommateurs, cet espace était soudain investi par une parole troublée, hésitante, bégayante, et ponctuée de temps à autres par un grand rire jovial. Soudain, une chanson qu’on ne connaît pas
Boris Achour n’entend pas loger ses interventions et ses travaux dans des niches préparées à l’avance qui pourraient en faciliter l’évaluation et l’identification. Façon d’échapper aux déterminismes de la société, mais aussi à ceux du monde de l’art, de ne pas se plier aux attentes du moment. Achour fait son chemin, trace ses lignes de fuite, aléatoires et diffuses, dans une solitude qui ne «tient» que par tout ce dont elle se nourrit ; la solitude poreuse et non pas l’isolement intransigeant ; un désert peuplé.
Notes
1- Witold Gombrowicz, Journal, Tome 1, Gallimard, Paris, 1995, p. 3777.
2- Boris Achour, dans un entretien avec Elisabeth Wetterwald, dans Parasite, Maison populaire de Montreuil / Miss-multimédia, Paris, 2002
3- Herman Melville, Bartleby, Flammarion, Paris, 1989. Sur l’analyse de cette formule, on renvoie au très beau texte de Gilles Deleuze, Bartleby, ou la formule , publié en préface à Bartleby (Ibid.) et dans Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993, pp.89-114
4- Entretien, op. cit.
5- Dans son Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss , Claude Lévi-Strauss appelle «signifiants flottants» des signifiants qui marquent un «blanc», une valeur symbolique zéro, pouvant se poser sur n’importe quels signifiés pour créer de nouveaux mots, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 2001, p.XLIX
6- Henry Miller, dans Crucifixion en rose – Sexus, Buchet-Chastel, Paris, 1968, p.26
7- Emmanuelle Lequeux, dans Boris Achour, Nous sommes tous des Bovary ! , Aden (Supplément du journal Le Monde), n°116, 19 avril 2000