COSMOS

Nicolas Bourriaud, 2002


Publié sur le site web du Palais de Tokyo à l’occasion de l’exposition Cosmos, 2002


EG : Comment situerais-tu Boris Achour dans la génération à laquelle il appartient?

NB : Cette génération d’artistes se caractérise par deux éléments théoriques fondamentaux : concevoir l’œuvre d’art comme un synopsis, et l’exposition en tant qu’outil de production. L’œuvre d’art synopsis répond à un monde qui est vécu comme une fiction dont les scénarios sont rédigés par le pouvoir politique, par les multiples conventions qui régissent nos vies quotidiennes. L’art est le banc de montage de ces scénarios alternatifs.

EG : C’est un peu le fonctionnement des Actions-peu[1] et des photographies Sommes[2], des interventions minimes de Boris Achour dans l’espace urbain.

NB : Les Actions peu, l’Aligneur de pigeons [3] par exemple, viennent perturber d’une manière discrète le déroulement de la vie quotidienne. Il s’agit d’une « guérilla douce », selon l’expression de l’artiste, contre les habitudes et les conventions, qui met à profit tous les éléments de la signalétique sociale.

EG : A l’intérieur de ce dispositif, qu’est-ce qu’une exposition ?

NB : Pour son exposition Générique[4],  Boris Achour avait transformé la galerie en lieu de tournage avec ses différents plateaux. Cette démarche s’apparente à celles de Pierre Huyghe lorsqu’il fait de ses expositions un bureau de casting ou une télévision pirate ; ou aux « scènes » conviviales construites par Rikrit Tiravanija . Ces expositions sont des « films sans caméra », pour reprendre l’expression de Philippe Parreno, dont les visiteurs composent leurs propres séquences en disposant d’une certaine autonomie dans la constitution du sens.

EG : Les interventions de Boris Achour, sa manière de détourner les objets et de leur insuffler un sens nouveau joue aussi sur une dimension poétique et comique.

NB : En l’occurrence, l’installation Cosmos que nous présentons au Palais de Tokyo est basée sur un effet de comique de répétition. Le visiteur prend une vidéo, qui s’appelle Cosmos ; puis une seconde, qui s’appelle également Cosmos. Il ou elle est plongé dans un système répétitif qui évoque à la fois Buster Keaton et l’art minimal, puisque l’étagère de ce « vidéoclub » renvoie à l’esthétique d’un Donald Judd.

EG : A quoi le titre renvoie-t-il ?

NB : Au sens étymologique, le cosmos, c’est l’ordre. Tout vidéoclub classe des produits en fonction de genres cinématographiques : dans cette installation, le polar, la science fiction, le porno ou le film d’auteur s’appellent indifféremment Cosmos. Ces genres aux règles plus ou moins immuables représentent autant de déterminations scénaristiques à partir desquels les auteurs travaillent. C’est une métaphore de nos vies quotidiennes : on brode sur des scénarios sociaux qui nous préexistent. Cosmos est aussi, bien sûr, une référence au roman de Witold Gombrowicz, qui est un roman policier métaphysique, dont le héros enquête sur le monde qui l’entoure à partir de signes apparemment banals – mais qui, une fois mis en rapport, dessinent une réalité angoissante. Mais n’est-ce pas là une image de l’artiste ? Pour moi, un artiste est un « sémionaute »[5] : il ou elle matérialise un itinéraire à travers les signes, assemblant des éléments de la réalité quotidienne afin de produire du sens.

EG – Boris Achour prend aussi la figure de l’artiste avec beaucoup de dérision. L’artiste Boris Achour « Inconnu dans le monde entier, il ne peut rien pour vous »[6].

NB : Son travail prend comme point de départ théorique la disparition des utopies politiques et pose une question : « que faire ? ». Il ne s’agit plus de bouleverser de fond en comble la réalité sociale, mais de prendre acte de ses structures et d’essayer de les faire fonctionner différemment, de les habiter.

EG : Le rôle de l’artiste aujourd’hui apparaît contradictoire si l’on confronte ces deux phrases de Boris Achour : « J’ai peur que l’art soit très stérile » et : « L’art me semble être un lieu où l’on peut inventer sa vie, son rapport aux autres et au monde ».

NB : La question de l’utilité sociale de l’activité artistique se pose fortement aujourd’hui. La réponse de Boris Achour est de l’ordre de la perturbation, la « guérilla douce », l’utopie de proximité.

 

 

Notes
1- Les Actions peu, entreprises entre 1993 et 1995 ont été photographiées ou filmées.
2- Sommes , 1999, série de photographies réalisées à Los Angeles dans le cadre de « La Villa Médicis hors les Murs ».

3- Aligneur de pigeons, 1996, photocopies laser. La disposition de graines en ligne droite dans un square public permet d’aligner ses pigeons, normalement éparpillés.
4- Boris Achour, Générique, galerie Chez Valentin, mai 2000.
5- Entre sémiologue et cosmonaute. Sémios : le signe, Nautos : qui se déplace, qui voyage, qui construit un parcours.
6- Tract réalisé à l’occasion de l’exposition Utopie ou l’auberge espagnole, Centre d’art contemporain de Reuil-Malmaison, septembre 1997.