DAMP

François Aubart, 2022


Ce texte est le communiqué de l’exposition DAMP, qui s’est tenue en juin/juillet 2022 à la galerie Allen, Paris.


Boris m’avait donné rendez-vous dans un café à Jaurès, à côté du canal de l’Ourcq, pour me présenter son projet DAMP (Display-Algorithme-Modélisation Procédurale). Lorsque nous nous sommes attablés, comme souvent dans ce genre de situation, nous avons d’abord parlé d’autre chose. Je ne sais plus pourquoi notre conversation s’est dirigée sur ce que nous ferions aujourd’hui si certains évènements dans nos vies s’étaient déroulés différemment. Si nous avions étudié dans un autre établissement, si nous avions vécu dans une autre ville ou si nous n’avions pas rencontré telles ou telles personnes. C’était probablement une façon comme une autre d’en savoir plus l’un sur l’autre. Nous nous connaissons peu avec Boris.

Puis, il a ouvert son ordinateur pour me montrer le site de DAMP en m’expliquant avoir modélisé des éléments de tables, des plateaux, des pieds, de formes et de dimensions variées, ainsi que plus de 500 objets, des œuvres de lui ou d’autres artistes et des objets dont les scans 3D sont mis en ligne par certains musées. Un algorithme choisit parmi ces éléments pour composer une table sur laquelle il dispose différents objets. Il en résulte la représentation numérique de ce que Boris appelle un Display, qu’il peut ensuite réaliser en sculpture. Sur le site de DAMP on peut acheter deux types d’œuvre, l’une numérique, l’autre physique. Le même Display peut être acquis sous la forme d’un NFT contenant des images et une animation 3D ou en tant que sculpture, forme physique de ces représentations. Boris a souri en m’expliquant que pour l’achat d’une sculpture le NFT correspondant est offert en cadeau, puis il m’a dit que dans son travail il y a beaucoup d’objets qui naviguent ainsi entre deux états. Des jeux dont j’ignore les règles, exposé en 2015 à la Biennale de Venise, était composé d’objets présentés derrière des vitrines, à côté on pouvait voir des vidéos de gens occupés à manipuler ces mêmes objets dans des jeux, des actions et des mouvements inexpliqués. Sous vitrine comme utilisés, leurs fonctions restent mystérieuses. Ce sont, m’explique Boris, des banques de forme qui engendrent des actions et des gestes toujours différents. Alors que je lui fais remarquer que ces idées de banque de forme, de choix et de prélèvement animent également DAMP, il me précise qu’il a décidé de créer un algorithme pour composer les Display parce que cela permet d’en faire rapidement un grand nombre, mais qu’il est possible d’agencer des éléments soi-même. D’ailleurs, l’un de ceux exposés à la Galerie Allen sera une composition de Joseph Allen.

Je crois bien que Boris allait me dire quelque chose d’important à propos d’assemblage aléatoires et presque infinis lorsque je suis allé aux toilettes, je n’arrivais plus à me retenir. Une fois soulagé, en me lavant les mains, je repensais à l’exposition Cosmos de Boris au Palais de Tokyo en 2002 que j’avais vue par hasard. Alors étudiants, j’étais de passage à Paris. J’avais trouvé très amusante cette collection de boîtiers de cassettes VHS dont les images, le graphisme et les images des jaquettes évoquaient des films appartenant à des registres aussi différents qu’inattendus, tels qu’un polard philosophique, un Space Opéra expérimental ou encore une comédie pop sur la fonction sociale de l’art, toutes étant des adaptations cinématographiques de Cosmos de Witold Gombrowicz. À l’époque, je ne connaissais pas ce roman et n’avait probablement pas été sensible au fait qu’il s’agissait pour Boris de donner une forme cohérente au chaos. En tout cas, c’est parce que je pensais à ces films qui auraient pu exister qu’en retrouvant Boris je lui parlais d’un autre de ses projets matérialisant des fictions, News from Friends. Depuis 2016, il envoie aux lieux accueillant ses expositions des cartes postales signées d’artistes disparu·es qui s’excusent de ne pas pouvoir venir au vernissage. C’est, m’a-t-il expliqué, un moyen d’imaginer des signes envoyés par des personnes importantes pour lui. Il les élabore méticuleusement, cherchant sur des sites spécialisés des cartes postales dont les images ont des liens plus ou moins directs, plus ou moins explicites, avec l’œuvre ou la vie de l’artiste qui lui écrit. Pour l’exposition de Boris à la galerie Allen en 2016 Mike Kelley lui envoyait une représentation de la fontaine à souhait qu’il a reproduit pour réaliser une de ses œuvres, une sorte de tas d’une matière repoussante. Quand je suivais les séminaires de Jean-Philippe Antoine, celui-ci associait ce motif informe, récurrent dans l’œuvre de Kelley, aux organismes extraterrestres des films de science-fiction des années 1950 qui passionnaient l’artiste. Je pensais soudain que la surface gélatineuse du Blob (1958) ou celle qui recouvre le héros dans Le Pionnier de l’espace (1959), filmée en noir et blanc, ne sont pas sans rappeler le revêtement noir et irrégulier des DAMP qui amalgame les objets avec la table sur lesquels ils sont posés. Boris m’expliquait alors que cette pétrification peut évoquer un scénario de science-fiction dans laquelle des artefacts anciens auraient, au fil du temps, été recouverts de suie. Il me semble aussi que leur étrangeté est renforcée par leur apparition dans deux environnements, sur un écran d’ordinateur et dans un espace d’exposition. À propos de ce deuxième état, Boris m’explique qu’il recouvre ses sculptures de papier-mâché avant de les peindre. Ces aspérités sont donc minutieusement élaborées à la main pour évoquer une surface 3D générée par un algorithme.

Après ce rendez-vous, je me promenais le long du canal, observant la chorégraphie des cyclistes et des piétons parmi lesquels j’aperçus un homme qui semblait porter le masque de son propre visage. J’avais besoin de temps pour réfléchir aux hasards qui avaient conduit à cette rencontre avec Boris et à la façon dont la fiction surgit dans son œuvre à partir de faits concrets. Je me suis alors demandé ce qu’on penserait dans futur du fait d’offrir des NFT pour l’achat d’une sculpture.