ENCORES
2018

Exposition personnelle, galerie Allen

Répète, et répète encore
Joseph Allen (traduit de l’anglais par Noam Assayag)

Encore est un mot à double-fond, puisque la langue anglaise l’a presque unanimement adopté pour désigner ce rituel du retour d’un artiste sur la scène pour une ultime performance après la fin pourtant présumée du spectacle. Un bis qui pousse souvent à se demander, quand l’artiste réapparaît pour régaler son public, si la personne en question avait planifié ce rappel tout en ne donnant au quasi-final que l’apparence d’une fin définitive. C’est précisément ce laps de temps intermédiaire, qui détermine à quelle fin on a affaire, qu’il s’agit de prendre en considération. Ce que nous cherchons s’est peut-être déjà présenté à nous sous un aspect qui nous échappe. De même, une maîtresse de cérémonie adroite en la matière saura nous entraîner dans la direction de son choix, en nous demandant de poursuivre un quelque chose qui s’écarte de ce que nous pensions venir chercher. Boris Achour, à travers son art, n’agit pas autrement, et pourtant l’impression qu’il reste dans notre camp persiste, comme s’il était assis à nos côtés, dans les gradins de son propre théâtre.
La nouvelle d’Edgar Allan Poe intitulée La Lettre volée repose tout entière sur le procédé qui consiste à disposer une chose de manière si évidente qu’elle en devient invisible. Cette histoire a servi d’exemple au philosophe et psychanalyste Jacques Lacan pour illustrer son concept de chaîne signifiante, qui renvoie à l’ordre et à l’emplacement des symboles les plus importants de notre inconscient. Comme le présentateur d’un spectacle, Achour nous dirige vers ce qu’il veut nous faire découvrir, parfois caché mais prêt à se révéler pour qui prend la peine de regarder. Son travail résulte donc bien souvent d’un mélange entre quelque chose de connu (et de rassurant) avec quelque chose d’inconnu (et source de gêne). De cette dualité jaillit le sentiment que nous sommes confrontés à quelque chose qui restait invisible, mais que nous le percevons cette fois de l’intérieur.
L’artiste choisit de jouer avec les limites de notre zone de confort à l’aide d’objets et de meubles tirés d’un passé proche et familier. En les tordant de différentes manières, Achour encourage l’apparition de nouvelles fonctions et significations, propose des considérations inédites et suscite des schémas de pensée intérieure.
Il suffit de regarder, par exemple, le grand lampadaire dont la base soutient un texte rétro-éclairé qui descend en spirale le long de l’abat-jour. Achour nous invite à tourner autour de cette source lumineuse, face à l’étourdissante spirale de l’inscription, qui se donne et se soustrait simultanément à notre entendement. En l’intitulant Lalampe, il renvoie au concept de « lalangue » forgé par Lacan pour désigner un état de pré-langage comme celui qui sert à la communication entre une mère et un nouveau-né.

 

Lalampe (Chapitre 1), 2018, stylo-bille sur abat-jour, lampadaire, papier mâché
Fournissant un méta-regard sur l’exposition et l’œuvre d’Achour tout entière, The Big Combo, 2018, mélange film et sculpture : c’est un assemblage d’assemblages. En utilisant à la fois des séquences filmées et d’autres en animation 3D, le film oscille lui-même entre réalité et fiction, par le biais d’une séquence inspirée de vidéos pédagogiques dévoilant les étapes de construction d’un objet à la fonction inconnue. La superposition de références et d’objets fournit au spectateur une intense grille de lecture en combinant des éléments d’une précision toute machinique (qui pourraient provenir d’une arme, d’une caméra ou d’un instrument de mesure) à d’autres d’apparence organique (une branche d’arbre torsadée et nouée ou peut-être même le fameux cigare de Lacan ?). Le tout émaillé de plaisanteries et de références abstraites renvoyant à la propre production artistique de Boris Achour.
Ce mélange de composants, qui seraient ailleurs incompatibles, nous invite dans une sorte de non-réalité filmique qui n’appartient ni à l’avenir ni au passé. Cet ancrage se renforce lorsque l’on reconnaît une même mallette présente à la fois dans le film et posée sur le sol de la galerie. Cet objet clos, se dérobant et pourtant quelque peu inquiétant, aide à matérialiser hors du film l’instrument mentionné plus tôt.

 

The Big Combo, 2018, film, attaché case
Peut-être plus sobre, mais tout aussi adroit et précis, Papamoule, 2017, est un moulage en bronze de l’espace vide contenu dans un vieil étui à pipe. Le bronze ne remplace pas la pipe elle-même, il remplit le vide que nous cause sa disparition. L’œuvre peut d’ailleurs fonctionner que l’étui soit ouvert ou fermé, et cette existence sur plusieurs plans renforce sa dualité, ancrée dans la complémentarité entre le vide et le solide. Le choix d’un titre en forme de jeu de mots évoque plusieurs points d’entrées au sein de l’œuvre, puisque le bronze a bien dû sortir d’un moule pour conserver une empreinte, sans taire pour autant la référence au coquillage, la moule qui se blottit dans sa coquille et dont la couleur foncée n’est pas sans rappeler curieusement celle du bronze, lui aussi mis au repos sous sa forme enveloppée. Sans compter les connotations sexuelles qui se rattachent à ce mot en français.

 

Papamoule 1, 2 & 3, 2017, étui à pipe, bronze
Papamoule 1, 2017, étui à pipe, bronze
S’affirmant sans gêne aucune entre sculpture et peinture, une nouvelle œuvre, constituée d’un matériau aussi commun que le papier mâché, impose une présence à la fois remarquable et floue. Si l’on devait la percevoir en tant que tableau, on pourrait la rapprocher d’un Mondrian aux contours indistincts, comme si les couleurs et les rigueurs de la forme avaient glissé de son cadre. Ressemblant à présent à une étagère un peu vague, l’oeuvre ne pourrait pas fonctionner selon ces critères. Malfaçon ou image jugée sans objet, l’œuvre échappe ainsi à la sévère autorité du référentiel moderniste, déformée par une dissidence toute en désinvolture.

 

Counterfactual Preshaped Mattress, 2018, papier mâché, bois
La fascination de Boris Achour pour le langage est encore plus évidente dans LLV (La lettre volée), 2018, qui se réclame directement de la nouvelle de Poe. Un jeu de trace-lettres pour enfant est rendu inutilisable par la disparition d’une des 26 lettres indispensables qui le composent à l’ordinaire. Fruit d’un sabotage volontaire ou objet véritablement mis au rebut pour défaut de fabrication, il met à jour l’une des profondes motivations de son auteur : ce que l’on voit en premier en découvrant l’œuvre, ce n’est pas ce qui est montré, mais cette chose singulière qui y manque. Face à cette œuvre, révélatrice des positions de Lacan sur les questions de signification, de sens, et de la manière dont on construit des opinions et des vérités, nous réalisons que les plus grands problèmes posés par notre inconscient sont précisément de ceux qui se cachent sous notre nez et que l’on évite parfois trop soigneusement.

 

LLV (D), 2017, sérigraphie sur acrylique découpé au laser
Véritable bis, ou rappel sur scène, le réaccrochage de l’œuvre la plus déroutante de la dernière exposition de l’artiste à la galerie, ‘s not dead, 2016, soulève encore plus de questions. Un cintre flaccide, si détendu qu’il en aurait perdu jusqu’à sa forme, demeure inébranlable dans sa langueur, à l’exception notable de son crochet recourbé. Ce retour cyclique, comme après une migration, renvoie dos à dos les notions de mode ou de réinvention, leur préférant la récurrence des petits fléaux – comme ce moustique dont vous pensiez être débarrassé, l’eczéma qui devait pourtant disparaître au sortir de l’adolescence, ce cauchemar qui revient sans cesse, ou des souvenirs désagréables pourtant gravés dans notre mémoire. Pour le spectateur, l’oeuvre a de quoi évoquer un point d’interrogation ou une apostrophe, même si l’artiste insiste pour y voir un point d’exclamation, rappelant la teneur de son obsession pour le langage ainsi qu’un sens de l’optimisme et de la détermination.

 

‘s not dead, 2016, cintre
La succession d’œuvres qu’Achour présente pour Encores invite à reconsidérer la nature du langage à l’aune de la valeur que possèdent les choses incomplètes. Cette exposition part d’une faute d’orthographe (et pourtant, pourquoi ne pourrions-nous pas mettre au pluriel un mot qui renvoie directement à la répétition ?) pour arriver à des œuvres dont le fonctionnement est volontairement fautif, qui occultent entièrement leurs éléments les plus importants ou d’autres qui se soustraient à une simple résolution. Plutôt que de les mettre à mal, ces excentricités sont précisément ce qui fortifie et éclaire leurs aspects les plus passionnants. À travers une insistance répétée et par la contemplation de ce qui se cache sous nos yeux, nous revenons ainsi pour ce rappel qui nous était bien réservé.
I’m a poor lonesome artist (Encores), 2018, encre sur papier