H COMME HÉROS

Bernard Marcadé, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


La question de l’héroïsme semble très éloignée du monde de Boris Achour. C’est même une question qu’il ne se pose pas du tout. A contrario, il n’est également pas possible de qualifier l’artiste d’anti-héros, l’anti-héroïsme ne constituant que l’envers complice de l’héroïsme. Le monde artistique de B. A. ne tombe néanmoins pas du ciel. Ses œuvres sont traversées par des figures d’artistes, qui sont pour lui des points de référence, des manières de héros, si l’on exempte cette figure de sa dimension mythique ou mythologique pour ne privilégier que sa dimension exemplaire. Les héros qui comptent pour Boris Achour jouent tout simplement un rôle déterminant dans l’élaboration de sa propre œuvre. À ce titre, le premier héros de Boris Achour est Richard Baquié dont il voit une exposition à l’ARCA à Marseille dans les années 80. Véritable déclencheur de sa vocation, les œuvres de l’artiste marseillais l’influencent durant sa formation artistique à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Cergy, principalement dans son rapport au bricolage et aux mots.
Les admirations qui balisent la vie artistique de Boris Achour sont soumises aux aléas de ses propres interrogations ; certaines perdurent, d’autres s’évanouissent, quittes à réapparaitre. Bertrand Lavier est un artiste qui a beaucoup compté pour lui, qui a disparu de ses références mais dont il sent qu’à tout moment il est susceptible de l’intéresser à nouveau. Avec Marcel Broodthaers, il en va tout autrement. B.A. l’a longtemps ignoré, car il ne percevait ni les tenants ni les aboutissants de la démarche de l’artiste belge. M.B. s’est au fil du temps imposé à lui, jusqu’à devenir une figure essentielle de son panthéon. De même, la première fois qu’il rencontre l’œuvre de Mike Kelley, au Jeu de Paume en 1992, il considère les pièces présentées comme relevant du kitsch, voire du ringard. Petit à petit, au travers de la lecture des catalogues et à la suite de son séjour à Los Angeles en 1999, M.K. finit par occuper une place centrale dans la généalogie artistique de Boris Achour.
D’entrée de jeu, B.A. a assumé ses dettes et admirations. En 1998, lors de sa première exposition personnelle à la galerie Chez Valentin, il rend un hommage inversé et drolatique à l’Autoportrait en fontaine de Bruce Nauman. Dans cette vidéo, l’artiste a la tête sous l’eau et souffle de l’air. En 1997, déjà, les bornes en céramique de Contrôle faisaient implicitement référence à Fontaine de Duchamp. Implicitement, pas explicitement justement. Car Boris Achour n’est pas artiste de la citation. Se servir du potentiel symbolique d’un autre artiste, relève selon lui d’un principe de connivence et d’autorité qui ne lui convient pas. Sa méthode se fait discrète, aux limites du dérisoire : de simples carte postales signées de Mike Kelley, Marcel Broodthaers et André Cadere, envoyées à Boris Achour à l’occasion de l’ouverture de ses expositions à Paris (galerie Allen, 2017) et à Mexico (Museo Experimental El Eco, 2016), accrochées, scotchées, simplement sur une vitre ou en vitrine afin de percevoir le verso et le recto. Le message, chaque fois différent et personnalisé, indique néanmoins que ces artistes sont dans l’impossibilité d’assister à l’inauguration des dites manifestations. News from friends joue sur une absurdité en forme de ratage. Les trois artistes, décédés, ne peuvent évidemment pas assister à ces vernissages, mais leur présence fantomatique – qui prend la forme de ces cartes postales désuètes – manifeste une forme de vérité, car la relation fictionnelle de ces artistes avec Boris Achour, assortie de la crainte que ces cartes n’arrivent pas au destinataire – c’est-à-dire à lui-même –, produit une circulation bien réelle. (On pense bien sûr ici aux belles pages de Jacques Derrida consacrées à la fois à la carte postale et au fantôme). Il s’agit dans cette œuvre d’une forme de demande d’amour qui, par-delà la mort, vient combler ou compenser une perte, une absence, un regret. Nous nous trouvons ici à l’opposé des Monuments d’un Thomas Hirschhorn (un artiste qui compte pour B.A.) rendant hommage à Gramsci, Bataille, Deleuze, Spinoza, qui sont des contributions d’un héroïsme viril pléthorique et dithyrambique. Les cartes postales de B.A. ne sont pas des hommages à des figures tutélaires, mais bien, au sens strict, des preuves d’amour, adressées à lui-même, qui finissent par faire œuvre, en vertu, justement, de leur dimension fictive et simulée.
Pour ce qui est de ses admirations, Boris Achour aime à se qualifier de « fan ». Cela est valable en art comme en littérature. Lorsqu’il découvre un auteur, il achète et lit tout de lui. Dès que B.A. découvre un artiste, il achète tous ses catalogues, collectionne tout ce qui le concerne, comme un adolescent qui s’entiche d’une idole. Il s’agit d’un amour inconditionnel, qui autorise toutes les indulgences, allant jusqu’à comprendre, voire à pardonner, des aspects de leurs œuvres que d’aucuns pourraient qualifier de faciles ou de faibles. Boris Achour entretient une vraie histoire d’amour avec Filliou, Broodthaers, Baldessari, Kelley, Duchamp, Nauman… Et comme dans toute histoire d’amour, il accepte les fragilités, les incertitudes, les doutes, de ces figures tutélaires.
Ce qui caractérise ces artistes, aux yeux de Boris Achour, c’est la dimension inépuisable de leurs démarches, leur ouverture, leur complexité. Tous ces artistes ont cassé l’idée de système ; leurs œuvres possèdent une longueur d’onde qui n’en finit pas de produire des effets sur son propre univers artistique. Recevoir des messages, même fictifs, de ces artistes, c’est pour B.A. sceller, plus qu’une admiration, une forme d’amitié et de complicité : ces artistes continuent à le nourrir intellectuellement et sensiblement. Cette correspondance, aussi fausse soit-elle, en est l’humble et discret témoignage.
Dans la trilogie News from friends, André Cadere semble faire figure d’exception, car, à la différence de Mike Kelley et de Marcel Broodthaers, il est l’artiste d’un geste. Mais sa dimension christique (il porte son bâton comme sa croix) et sa marginalité ont toujours intrigué B.A. Indéniablement Cadere constitue une figure héroïque de l’art des années 70, alors que son geste réitéré (porter un bâton fait d’anneaux multicolores) n’a, lui, rien d’héroïque.
Ce paradoxe ne peut qu’intéresser Boris Achour, car sa propre démarche est à la fois timide et ostentatoire, discrète souvent et spectaculaire parfois, impertinente toujours. Classiquement, du moins depuis Jorge Luis Borges, la figure du traître est solidaire de celle du héros. B.A. ne se situe pas dans cette perspective postmoderne. Son approche est plus simple, plus sentimentale même. Ces retournements appartiennent à une rhétorique de la perversion qui lui est étrangère.
La position de Boris Achour, bien qu’obstinément simple n’est pas naïve. À l’instar de Marcel Broodthaers justement, il sait combien la pratique de l’art n’est pas pure, combien elle a part liée avec le commerce, le pouvoir, le narcissisme… En assumant le fait de « vendre quelque chose et de réussir dans la vie », Broodthaers quitte la sphère héroïque du romantisme poétique pour entrer de plain-pied dans celle, plus pragmatique, des compromissions liées au monde de l’art. S’il est un héroïsme de Broodthaers, c’est bien celui d’avoir affronté les questions économiques avec lucidité et humour, sans se fourvoyer pour autant dans un cynisme de bon aloi. La figure de Marcel Broodthaers est tragique. Comme celle de Mike Kelley, justement. Tragique au sens de Nietzsche, c’est-à-dire hors de tout pathos dramatique.
La généalogie héroïque que s’est construite Boris Achour peut être qualifiée d’antiautoritaire. Ses héros n’ont jamais abusé de leur pouvoir. Leur pouvoir s’est imposé dans – et au travers de – leurs œuvres.