HYPOTHÈSES DE TRAVAIL

Éric Mangion et François Piron, 2002


Publié dans Art Press n° 284, novembre 2002


À l’occasion de trois expositions simultanées à Paris, Cosmos au Palais de Tokyo, Flash Forward à la galerie Chez Valentin et Promotion à l’espace Paul Ricard, Éric Mangion et François Piron tentent à travers quelques mots-clefs de mettre en lumière la complexité et la diversité du travail de Boris Achour. Une œuvre qui use de l’incertitude et du dysfonctionnement pour questionner l’identité, ses modes de construction et ses multiples conditionnements, tout en jouant volontiers du paradoxe et de la coexistence des possibles.

ÉM.
Le possible est certainement l’une des hypothèses de lecture les plus ancrées dans le travail de Boris Achour. Il faut chez ce dernier entendre non pas le possible du dictionnaire (le concevable, l’admissible ou l’envisageable), mais celui plus philosophique – et plus complexe – entretenu par Musil : «la faculté de penser ce qui pourrait être aussi bien, et de ne pas attacher plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas». Cela se caractérise chez Boris Achour par un véritable programme esthétique, celui du choix. Je ne veux tout en est le symbole. «Choisir de ne pas choisir», comme il le dit lui-même. Il y a à ce sujet une très belle phrase de Jacques Bouveresse dans L’homme Probable : «il est plus sage de ne rien décider que de se risquer à prendre une décision qui est trop délicate pour être vraiment nécessaire». Certains évidemment peuvent prendre une telle indétermination pour de la lâcheté, mais sur un plan plus esthétique, cela peut se traduire aussi par le refus de la certitude préétablie, le refus du démiurgique si cher aux prométhéens. Je trouve par exemple que les pièces Ghosty (un homme qui marche masqué dans la rue sans affectation particulière), Mmmmm (une bande-son lancinante prononcée par un aphasique diffusée dans la rue en plein Printemps de Cahors), ou même celle qu’il vient de réaliser au Frac Languedoc-Roussillon, Plug & Play (une simple manette de console de jeux fixée dans le mur sans écran) résument très bien chez lui cette part d’incertitude du choix. La première interroge la faculté de réaction sensible de l’homme. La seconde le pouvoir du langage et de l’image (surtout au Printemps de Cahors !). La dernière enfin, le sens du «jeu» de l’exposition, et donc de sa validité et de ses enjeux stratégiques. Ainsi, plus que l’incertitude en tant que telle, il faut voir chez Boris Achour la possibilité expérimentale de questionner le réel. L’occurrence ou la non-occurrence de l’événement est en soi déjà un réel, tout autant que l’absence de nécessité n’est évidemment pas la même chose que l’absence de raison. L’organisation du chaos
FP.
L’attention que porte Boris Achour au possible, comme «ce qui pourrait être autrement», n’a que peu à voir avec la notion d’utopie (trop lyrique, trop grandiloquente), mais traite davantage de la recherche d’une forme permettant d’organiser le chaos des idées, de résoudre les contradictions inhérentes à la volonté et au désir. Au début de son travail, l’organisation et le chaos apparaissent comme des instances irréconciliables a priori : il provoque de menus désordres dans la rue avec les Actions Peu, mais aligne aussi les pigeons grâce à une mangeoire de polenta rectangulaire, et reproduit différents types de bornes urbaines en céramique blanche, qui tout à la fois disent la violence du conditionnement, et la fascination pour l’ordre. Avec Cosmos, cette collection de boîtiers de cassettes vidéo où se télescopent les signes (discours, images et figures) les plus hétéroclites, il s’agit d’une démarche différente. Cosmos est une machine à produire de la subjectivité, en retraitant les éléments disparates d’une culture commune ; potentiellement, tout ce qui intéresse Achour, à divers titres, est utilisable pour cette œuvre : phénomènes culturels et sociaux, œuvres, personnages, modèles de discours… La juxtaposition de ces éléments par citation, détournement, pastiche ou parodie, est une manière de tout accepter, non pas au sens d’un «tout-venant» qui annulerait toute différenciation, mais plutôt comme une sorte d’autoportrait exogène. Une forme d’adhésion au monde «tel qu’il est» se lit dans cette pièce : chaque jaquette s’ajoute aux autres, dans une expansion cumulative et jubilatoire, avec une ambition dévorante qui m’évoque certains projets artistiques qui touchent à l’infinitude : la Variable Piece #70 de Douglas Huebler, les images du «monde visible» de Fischli & Weiss, les taxinomies de Matt Mullican ou le Musée d’art moderne de Broodthaers… Dans une exposition en 1999, Boris Achour diffusait le film de Brian de Palma, Scarface, dans lequel figure un objet emblématique de l’hubris du héros : un globe terrestre sur lequel est écrit : «The World is yours». Une phrase qui est à mettre en perspective avec celle de ce panneau lumineux, Je ne veux tout, caractéristique de cette logique paradoxale que l’on peut analyser selon les termes freudiens de la construction identitaire (moi/surmoi), mais aussi comme troisième terme d’une dialectique qui cantonne l’artiste entre la tour d’ivoire et l’engagement inconditionnel. C’est évidemment avec distance et ironie que Boris Achour prononce ce «oui» d’acceptation du monde, un «oui» aussi de dépassement de ce stade critique auquel nombre d’artistes ont recours pour manifester leur bonne conscience. L’évidence de l’œuvre.EM. Il y a, c’est juste, une certaine forme d’évidence dans l’œuvre chez Boris Achour. Par évidence, il faut entendre plutôt ce qui «s’impose à l’esprit». On a toujours l’impression en effet que son travail est extrêmement compréhensible. Ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’il soit démagogique, au contraire. Il y a quelque chose de très duchampien chez lui. Par son mode d’intelligence, par sa façon d’aller à l’essentiel. Par son économie de la pensée et de l’espace. Je pense évidemment aux Actions-peu (ces petits objets posés dans le périmètre urbain, et qui «fonctionnent» toujours de manière subtile), ou à Scrupule (ce canapé inutilisable), mais aussi à des pièces plus récentes comme la porte automatique au fonctionnement aléatoire (Cosmos) montrée récemment lors de l’exposition Traversées à l’ARC ou le caisson lumineux Je ne veux tout qui sonne comme un véritable manifeste ontologique clairement énoncé en tout cas dans sa forme et dans sa lecture au «premier degré». On peut même à son sujet parler de trait d’esprit et de fulgurance (de rapidité de la pensée). Par contre, contrairement à Duchamp, Boris Achour ne cultive en rien l’ésotérisme, le savant contrôle du mystère et de la révélation. Je crois que Boris Achour préfère comme il le dit lui-même la notion de «rendez-vous», de rencontre avec le visiteur. D’où peut-être les formes simples qui en découlent et qui correspondent à un «instant». Cette disposition le distingue en tout cas de dispositifs parfois trop complexes de l’art d’aujourd’hui.FP. Dans Spirale, le film que vient de tourner Boris Achour, l’intrigue repose sur une enveloppe mystérieuse que convoitent deux factions rivales, qui se distinguent par leur façon de se déplacer : certains avancent en ligne droite, les autres par circonvolutions. Peu à peu, ces différents personnages semblent pris au piège de leur unique mode de pensée, et se figent les uns après les autres, pris dans ce qu’on pourrait nommer un «gel» du temps. À l’idéologie du temps linéaire, Boris Achour a toujours répondu par la négative, se défiant de la notion de nouveauté et du positivisme amnésique qu’elle suppose (je me souviens qu’un de ses projets non réalisés consistait en un «Déjà Vu» en lettres de néon). Pour autant, il ne cautionne pas la fatalité de l’éternel retour du même, et promeut au contraire une évolution en spirale, qui concilie ces deux conceptions (on retrouve une fois encore cette notion du choix par cumulation («et») plutôt que par séparation («ou») qui trame le travail d’Achour). La spirale est un mode d’évolution qui donne le sentiment de ne pas en être une : une avancée furtive, subreptice, qui laisse la possibilité des bifurcations, et qui ne s’octroie pas le statut de modèle. Lorsqu’il gèle le temps, Boris Achour effectue une pause, un arrêt momentané dans la circulation des signes. Je ne suis pas loin de penser que cette idée traverse tout son travail, et la façon qu’il a de concevoir ses œuvres, comme des instants figés, du Stoppeur (une affiche sur laquelle il pose en auto-stoppeur) aux Sommes (une série de photographies où il apparaît endormi sur les haies de propriétés américaines), en passant par l’Autoportrait en Coyote, cette découpe à son effigie qui laisse imaginer qu’il s’est incrusté dans un mur. Autant d’œuvres qui, plus ou moins explicitement, peuvent se lire comme des autoportraits, ce qui pourrait paraître paradoxal dans l’œuvre d’un artiste qui se défie autant de tout effet de signature. L’autoportrait n’est pas pour lui un ressort narcissique, il n’a rien de psychologique, mais est au contraire une manière de s’engager «physiquement» dans des questionnements qui ont trait à la construction identitaire, au statut de l’individu vis-à-vis du collectif et du sociétal. Tous ces autoportraits manifestent, au fond, les mêmes paradoxes : vouloir être ici et ailleurs en même temps, vouloir être «au-dedans» et simultanément «au-dehors». Boris Achour, artiste de l’irrésolution ? Oui, mais une irrésolution qu’il offre en partage à la perplexité du spectateur, qu’il ne souhaite ni satisfaire ni provoquer, ni combler ni abandonner. Les œuvres d’Achour, je crois, tentent de transmettre un processus cognitif, basé sur le doute, «l’auto-défiance», et l’espoir d’une modification permanente de ses présupposés.