LAC
Gaëlle Obiégly, 2020
Texte commandé par le MACVAL à l’autrice en lui proposant d’écrire sur une œuvre de son choix présente dans la collection.
Ma mère habite Vitry-sur-Seine depuis quelques années. Elle habite tout près du MAC VAL. Elle est y entrée, dans ce musée, à deux reprises. Une fois par curiosité. Une autre fois parce que nous y avions rendez-vous pour déjeuner. Après quoi, j’ai visité le musée ; mais seule. Ma mère n’a pas voulu, elle m’a dit que l’art contemporain, ça l’ennuie en général. C’est le cas de beaucoup de gens, et il serait intéressant de savoir pourquoi ça ennuie plus que l’art des époques révolues. Ma mère m’a dit : non, tout de même, il y a des choses qui me plaisent, j’aime bien ce qui est déstructuré, j’aime bien dans une dislocation reconnaître quelque chose. Ma mère m’a dit : Picasso, c’est comme ça.
J’ai montré à ma mère Lac de Boris Achour. Je lui ai demandé ce que ça lui évoque et si elle trouve ça beau. Ma mère m’a dit : cela me rappelle un miroir entouré d’ampoules… comme on en voit dans les loges d’artistes… C’est la première image qui lui vient, à ma mère face à cette œuvre. Je lui ai demandé si elle avait pensé à un lac. Ma mère m’a dit : ce n’est pas la première image qui me vient à l’esprit, mais oui, pourquoi pas.
Moi, c’est l’inverse. J’ai vu d’abord le lac. Le concept de lac et en même temps un lac particulier. Puis, longtemps après, un objet. Qui m’évoque une table en Formica et un miroir entouré d’ampoules. Je trouve ça beau.
Ma mère voit d’abord la réalité matérielle. Moi, d’abord le mot. Je vois à travers le mot. Le mot me fait traverser la réalité. C’est bien ce qui m’intéresse ici.
Je crois que Boris Achour s’est un jour trouvé au bord d’un lac, au cœur d’un paysage. Il s’est dit qu’il allait emporter ça, ce moment paisible de son existence, qu’il allait le garder le plus longtemps possible. Peut-être qu’il ne s’est rien dit. Peut-être qu’il a fait ce qu’il a fait sans rien se dire. Sa mémoire s’est écoulée dans cette réalisation. Le lieu, l’existence, c’est-à-dire la réalité géographique et sa perception, c’està-dire ce moment et la pensée qu’il a suscitée, il a confié cela à sa mémoire. C’est une spéculation. Grâce à cette spéculation, je peux dire ce qui suit. Autrement, ça viendrait comme un cheveu sur la soupe.
Grâce à la mémoire, on transporte l’espace et le temps dans un autre espace et un autre temps. Grâce au langage, on remplace une chose par un mot. Grâce à nos mains, on transforme l’intangible, c’est-à-dire ce qui nous occupe en pensée, en objets concrets. Un lac devient Lac, ce lac concret, ce lac qui est dur et bien défini. Et pourtant d’essence poétique.
Définir est une action qui est commune au langage et aux arts visuels. Dans un cas, on pose la signification d’un mot. Dans l’autre cas, on délimite la surface. Il y a plusieurs façons d’aborder un mot, plusieurs façons d’aborder une chose. C’est souvent comme ça. Qu’un objet ne soit pas limité à son volume, à sa fonction, le langage le permet. Le mot lac, par exemple, fait des miracles. Le mot fontaine aussi. Ou le mot rocher.
Boris Achour offre au regard une surface bleue brillante dont les bords sont jalonnés d’ampoules argentées. Il dit : c’est le lac. Il propose ce mot comme vérité de foi. De la même manière que l’on propose et définit qu’une femme est sainte, qu’un homme est saint, qu’un animal est sacré. Par l’opération du langage, une surface devient profonde.