N COMME NORMAL

Nathalie Quintane, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


Comment faire pour maintenir une forme d’indécision mais décidée dans le travail ? Et comment faire quand, l’indécision générale adoptée autrefois, qui nous protégeait, s’est changée en injonction gentille à montrer cette fois-ci du décidé, du ferme ? Ce groupe, constitué mais indéfini, auquel nous aimerions appartenir – quelque chose comme une famille qui n’aurait rien de familial, comme un père à peine indiqué, une mère qui ne se survivrait plus que par son sourire ; une mère-chat à la Carroll –, et des sœurs et des frères, qui ne susciteraient l’agacement que pour relancer de bonnes batailles de polochons, de celles qui les crèvent en soufflant au ciel par centaines des plumes si fines qu’on les nomme duvet ; ce groupe (constitué mais indéfini), finalement, il est resté dans les cartons. Il est encore dans la chambre de mes huit ans, quand j’inventais des conversations avec des sœurs-fantômes et des frères-fantômes, avant de m’endormir… Mais, allons, le souvenir se doit d’être une production, ici.
« Faites » : c’est ainsi que nous encourageons nos spectateurs, nos lecteurs, « Je vous en prie, faites, prenez les bâtons, le crayon, les couleurs, que j’ai laissés, parce que vraiment ça me tombe des mains, au fond, et les justifications théoriques, voyez, ce sont des citations glanées çà et là, des raccords destinés à ceux qui croient l’intelligence logée dans un nom propre ; vous n’avez pas à vous en inquiéter, ça ne doit pas être une source d’angoisse pour vous, saisissez-vous librement des bâtons, du crayon, des couleurs, évoluez librement avec eux en gestes souples, sur des escaliers qui descendent tout seuls, et sans plus vous soucier de ce que ce soit une imitation, ou en annulant par la beauté de votre imitation la culpabilité née de votre imitation, et sans l’expliquer plus, sans sortir les grands mots en costumes-cravates, en robes de soirée, en bermudas ; peut-être que si vous vous y mettez tous, un jour, avant ma mort, la combinatoire particulière des groupes – quelque chose, vraiment, d’indécidable, je suis prof en collège depuis assez longtemps pour le savoir – fabriquera, par le fait, une population constituée mais suffisamment indéfinie pour que toute idée de guerre lui tombe des mains, et pour qu’elle ait même oublié l’usage des Kalashs et ne les emploie que pour, je ne sais pas, planter un figuier avec la crosse ».
C’était à peine entamé quand tout a été foutu par terre, tu te souviens ? Circa 2000. Sans doute un peu après.
Par quoi ?
Par la lourdeur.
Parce qu’un travail ne se construit pas par étapes ni périodes (ça, c’est l’affaire des historiens) mais dans la continuité d’un rêve secoué, la non-lourdeur a tenté de se poursuivre en particulier dans deux films, mes préférés : Brume (daté de 2003), préfiguration spectrale du Nocturama/Paris est une fête de Bertrand Bonello (2016), où quelques jeunes, terroristes, en bout de course, se réfugient la nuit dans un centre commercial désert et y miment demi-conscients, une dernière fois, les postures et les figures des pubs, des clips, tout l’attirail grave et grand-guignolesque de nos vies, une dernière fois avant d’être abattus par le RAID — comme les zombies de Brume ; et puis La nuit du danseur (2009), toujours la nuit, toujours un centre déserté d’humanité, toujours un spectre en costume, un camarade lune impeccable qui danse devant des œuvres effacées par l’obscurité. L’artiste n’y est pas le dernier danseur, mais le dernier à filmer le danseur, à nous faire entendre le son des claquettes, et à pouvoir l’exposer en 2009 — jusqu’à quand ? À la très relative légèreté des Actions-peu des années 90, à l’ironie tranquille des Femmes riches sont belles succède donc une atmosphère spectrale ; une mesure, somme toute, dans l’affirmation du conatus, notre modeste conatus des années 2000/2010.
Aussi, comment voulez-vous travailler (au sens où on travaille une pâte à pizza) quelque chose d’aussi subtil qu’une atmosphère, y compris une atmosphère lourde, d’ailleurs, quand on ressort les bombardiers ? La lourdeur mentionnée fit (l’emploi du passé simple est à présent pertinent) que nous n’eûmes le choix qu’entre être au diapason ou ne pas en être, d’abord, c’est-à-dire du temps où l’on espérait encore pouvoir se constituer en groupe autonome, constitué mais indéfini, et ensuite, c’est-à-dire sous les bombardiers et sous cette hypothèse ou cette expérience de pensée (c’est dire si restait de l’espoir) d’un troisième diapason, d’une mini-harpe en métal qui pointée résonnerait dans un ciel sans dieu mais avec une loi morale, ou d’un danseur de claquettes dans l’obscurité complète.
L’artiste est le bûcheron de la norme ou son pépiniériste. Tous les autres, a priori, n’ont qu’à se rendre à Jardiland prendre des pots dont on a pensé le display au préalable, précise l’artiste qui, pour en avoir été lui-même la victime stupéfaite dans son enfance, sait de quoi il parle ; et tâche dans son coin de renouer avec des graines anciennes et contemporaines, de faire un petit trou avec son doigt, de sentir la chaleur d’une terre impassible en pleine activité, enfin bref, s’affronter aux contradictions.
Mais il faut passer à la caisse. Bien sûr la caisse à Jardiland n’est pas une surprise. Ce qui est une surprise, c’est ce qui est arrivé à Tartarin de Tarascon dans les Alpes. Permettez-moi de vous raconter ce deuxième tome des aventures de Tartarin (dans le troisième et dernier, il se fait escroquer par un entrepreneur véreux – pléonasme peut-être – qui lui vend une île qui n’existe pas et pour laquelle il s’embarque). Donc, Tartarin part en Suisse pour escalader la Jungfrau et consolider son statut de président du club des Alpilles (grosses collines) ; parvenu pour ainsi dire au sommet, il se retrouve à faire la queue derrière des touristes : les Suisses ont installé un tourniquet payant ! Sacrés Suisses. C’est un peu ce qu’on s’est dit, non, à l’époque ? Sacré Daflon, sacré Decrozat. Sacrés Suisses, quoi, avec leur tourniquet payant. Et par pépiniériste, j’entends par exemple En attendant Alice, condensé cruel et beau de souvenirs scolaires et d’un temps qui ne passe pas.

 


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