R COMME ROSE
Émilie Renard, 2018
Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.
LA ROSE EST SANS POURQUOI, FLEURIT PARCE QU’ELLE FLEURIT, N’A SOUCIS D’ELLE MÊME, NE DÉSIRE ÊTRE VUE (2013). Déployé en une écriture lumineuse faite de tubes fluos standards sur le mur d’une longue place publique lors de la Nuit Blanche de Toronto en 2013, ce quatrain d’Angelus Silesius se rapporte tout autant à la fleur qu’au poème lui-même, posant chacun comme une évidence, une création déjà là. Ce poème devient chez Boris Achour une métaphore manifeste de l’œuvre qui, à la fois prend la place de la rose dans le poème (comme le Yes pour le No), et est la rose toute entière (soit le poème, sous la forme d’une écriture lumineuse et démesurée). Prendre l’œuvre pour la rose et pour le poème repose des questionnements anciens au sujet de l’œuvre, auxquels ce vieux poème avait déjà feint d’apporter une réponse simple et définitive : il décrit la chose (la rose, le poème, l’œuvre) comme douée d’une autonomie radicale, d’une souveraineté et d’une puissance d’affirmation, douée d’une nature indépendante dans sa relation à l’auteur et au regardeur, comme une chose sans avant ni après… L’œuvre, qui est comme la rose, qui est comme le poème est-elle sans pourquoi, sans soucis d’elle-même, sans désir d’être vue, sans raison, sans origine, sans auteur, pour personne et tout à fait impersonnelle ?
Certaines œuvres sont des roses, mues par un rythme qui leur est propre, animées par une musique intérieure comme Cosmos (2002), cette grosse boule de couleur chair impénétrable, sorte de tête suspendue à l’envers et qui murmure la lambada, une mélodie entêtante et mondialement connue, tout en tournant tranquillement sur elle-même comme une planète indifférente. De Cosmos à Papamoule, c’est un ensemble d’œuvres qu’on pourrait qualifier d’introverties si on pouvait leur prêter des qualités psychologiques. Elles sont comme prises dans des fictions autoréalisatrices qui leur confèrent une sorte d’indépendance ou de suffisance : toutes ont cette manière de se tourner vers leur propre intériorité, de déployer leurs rêveries et surtout de se détourner du monde extérieur, du public, de nous, de toi. Elles sont, pour reprendre le titre d’une série de sculptures de 2016 qui a aussi servi d’intitulé à un cours à l’école d’art de Cergy où il enseigne, et qui est emprunté à un poème de Filliou, Tranquillement assis sans rien faire. Elles sont Papamoule (2017) : opaques, pleines, aphones, imperturbables. Ou encore, elles sont Rempli (1997) : un plan fixe d’une vidéo où une main immobile est tendue et pleine de plâtre, tendue et déjà occupée, en boucle. Ou bien elles sont prises dans une boucle et s’éclairent elles-mêmes comme The leftovers (Nora) (2016) où une sculpture lumineuse suspendue au plafond est composée d’une lampe d’architecte accrochée à l’envers et d’un socle sculptural. L’abat-jour de la lampe se retourne vers son pied dans une forme d’auto-éclairage solitaire. Ces œuvres manifestent leur autonomie et, comme la rose, elles s’exposent, occupent une certaine place et se déploient dans l’espace. Elles manifestent là leur volonté indifférente d’être vues et invitent à un rapport le plus ténu possible avec quelqu’un, peu importe qui, pourvu qu’on l’ait vue.
Ces œuvres se déclarent facilement sans pourquoi, sans raison, sans source et même sans auteur, ou au moins elles le tiennent à bonne distance. Boris Achour dit souvent de son travail qu’il est hétérogène et qu’il a un usage quasi indifférencié des techniques, des supports, des matériaux qui peuvent être communs, accessibles, amateurs, manuels et bricolés ou alors élaborés, spécifiques, usinés, précieux comme pour signifier par là une volonté d’absence de toute signature stylistique. Si l’auteur ne disparaît pas derrière l’absence d’un style personnel, il arrive qu’il s’engage dans une pratique artistique au point où la logique de ce travail, sa gestuelle, ses matériaux ou même sa routine le guident et finalement décident pour lui. Ce téléguidage de l’auteur par la fabrication de son propre travail n’est pas tant généré par des formes improvisées ou spontanées que par des rapports systématiques et distanciés qui permettent d’y trouver une puissance autogénérative apersonnelle. Cette forme d’inversion du pouvoir de décision permet à l’auteur de devenir un sujet passif, observateur extérieur de son propre travail, dans un bienheureux laisser-faire et lâcher prise. Boris Achour met en scène cette fiction d’un travail déjà là et indépendant dans un court film : Conatus : Cambrien intérieur nuit, (2006). Dans cette vidéo de six minutes tournée en mode infrarouge, on voit des mains chercher à tâtons, soulever un tapis, ouvrir une trappe ou une grille d’aération, soulever la plaque d’un faux plafond, tirer le couvercle d’une canalisation, explorer de fond en comble les cachettes d’une maison sombre truffée d’objets mystérieux qui s’avèrent être les œuvres de l’exposition. Ce film livre un secret de création qui puise dans les sources nocturnes et anciennes d’œuvres tapies dans les tréfonds d’une maison. Il suffisait d’y aller, de les trouver, pour les sortir sous les néons blancs de l’exposition. C’est le film du rêve d’un auteur qui fait la démonstration presque pédagogique de son accès aux œuvres dans un état de sommeil par le biais d’un imaginaire commun qui associe la création, à la trouvaille, à l’inconscient de l’artiste. C’est le film d’un rêve d’une création facile : il n’y avait qu’à se baisser. Ce film est comme une version intime, nocturne et domestique d’une œuvre plus ancienne et programmatique à bien des égards : les Actions-peu (1993-97) qui se déploient, elles, dans un paysage urbain, en plein jour, autour de formes elles aussi élémentaires, faciles et comme déjà là. Si dans le film de 2006, il s’agit d’extraire des œuvres de leur cachette pour les placer à la lumière électrique, dans celui des années 1990, elles sont déposées dans la rue. Ce sont les mêmes mains qui les déplacent, peut-être même reviennent-elles en 2006, rechercher les sculptures qu’elles avaient abandonnées quelques années plus tôt ? Balles reprises après quelques rebonds ? (Voir « B comme Balles »)
Aujourd’hui, la série des Actions-peu semble fondatrice d’une ambivalence régulière entre une autonomie déclarée et sa contradiction immédiate. Car si elles soulignent l’indépendance d’un travail qui a lieu malgré tout – en dehors des cadres institués, dehors, sans économie, , improvisé –, leurs enregistrements (photos et vidéos) leur assure une qualité reproductible et donc un lieu d’exposition. Si l’on a pu confondre les Actions-peu avec ce qu’elles représentent : des sculptures pauvres, leur enregistrement (photo ou vidéo) contredit d’emblée toute vision romantique d’une œuvre improvisée, offerte, donnée, perdue. La nature d’archive des Actions-peu donne au document une prédominance sur ces formes fragiles et précaires. Le document montre un des nombreux usages possibles de ses formes non-nécessaires, le geste qui accompagne l’œuvre, l’usage qui persiste sur elle. Il est une alternative à leur réification, même temporaire, qu’elles échouent dans la rue ou dans l’exposition. Cette composition double des Actions-peu – archive d’un geste, document d’une sculpture – initie par la suite des séries de relations entre des formes sculpturales fragiles, de faible qualité, aux statuts et aux usages incertains, voire jetables et des films de ses formes sculpturales qui en présentent des usages, des manipulations et d’autres combinaisons possibles. Elles marquent une relation inversée entre l’œuvre originale ou unique et sa documentation ou sa médiation ou son titre. Des maquettes, des objets de démonstration, des pions d’un jeu, des sculptures ne sont jamais seuls : des films les accompagnent, documentent les gestes, leurs usages, leurs autres vies possibles comme dans Les jeux dont j’ignore les règles, display (2014-2015).
Papamoule aussi est une figure double, bien que plus ramassée : l’œuvre, c’est la sculpture en bronze et l’étui, c’est la forme de pipe moulée d’un seul bloc noir et le vieil étui à pipe dans lequel elle loge parfaitement. Fermé, il la protège et l’enferme. Ouvert il la dédouble et la révèle. Ils se complètent : le boîtier est comme une vieille coquille de moule, double, symétrique, une forme accueillante et douce pour un objet rempli, fermé, lisse et neuf. Dans son boîtier usé de cuir noir, cette forme pleine et douce, et qui tient dans la main, est un objet suffisant qui joue d’un certain pouvoir de séduction suranné de ce signe si typiquement masculin. Mais c’est quoi un papamoule, un papa qui moule ? Un moule à papa ? Un papa qui est un moule ? Un papa qui a une moule ? Qui prend la forme de qui ? Qui épouse qui ?
C’est sans doute cette ambivalence ou cette contradiction envisagée comme l’affirmation de rapports déséquilibrés qui devient le moteur et le déclencheur d’un travail. Celui-ci prend alors la forme d’un enchaînement de relations disproportionnées où le document survit aux sculptures éphémères, où le titre cache l’œuvre, où la lumière écrase le message, où l’annonce est l’œuvre, où l’œuvre assure sa propre documentation, où l’œuvre est sa propre médiation et raconte d’où elle vient… Il s’agit alors moins de choisir entre deux positions que d’enclencher une dynamique de rivalités dans un équilibre précaire : il y a de la modestie et de la volonté de puissance, de la frustration, de la joie et du désir pour refaire une partie, juste pour jouer.