LA ROSE ET LA MOULE : REMARQUES DIVAGATRICES EN MARGE D’UNE EXPOSITION DE BORIS ACHOUR — BERNARD MARCADÉ — 2009

Publié à l’occasion de l’exposition Conatus : la rose est sans pourquoi au FRAC Champagne-Ardenne, Reims, septembre/novembre 2009 et diffusé gratuitement sous la forme d’une édition photocopiée de 12 pages comprenant le texte et des vues de l’exposition.

 

Il me faut affronter cette « Rose sans Pourquoi »… Et tenter de fournir une raison, une explication, à ce qui d’emblée s’annonce comme sans raison… Je vois bien le piège dans lequel il est possible de se fourvoyer. Je mettrai entre parenthèses ici la lecture décisive qu’a faite de ce quatrain le recteur de Freiburg, car cette interprétation nous oriente vers des rives métaphysiques sur lesquelles je n’ai pas envie d’accoster (Martin Heidegger, Le principe de raison). Si, d’aventure, je m’interroge sur les « raisons » qui ont conduit Boris Achour à s’intéresser à cette épigramme, là aussi, le risque de tourner en rond me pend au nez. Car évidemment, il n’existe aucune raison précise à ce choix. Sans doute la beauté de ces phrases, leur efficace, l’ont-ils séduit ? Peut-être aussi, intuitivement, a-t-il substitué le mot « art » ou le mot « œuvre » au mot « rose » ? La Rose se dit en effet ici en plusieurs sens. Et il est difficile de ne pas évoquer le fameux A rose is a rose is a rose… de Gertrude Stein, qui a été par la suite développé par Ad Reinhardt ( Art is art, life is life and everything else is everything else… ), puis complété par Joseph Kosuth ( Art as Idea as Idea) . Nous voici circonvenus par le démon de la tautologie. La rose serait ainsi sans pourquoi, parce totalement prise dans les filets du langage. Prisonnière de son signifiant, elle ferait par sa présence le deuil de son référent. On pense immédiatement à Mallarmé : Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. (Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Divagations).
Relativement à Silesius, cette approche est insuffisante, même si le deuxième vers (« [La rose] fleurit parce qu’elle fleurit ») peut renvoyer à la doxa formaliste énoncée par Frank Stella : What you see is what you see. La seule manière, peut-être, de s’éloigner du formalisme consiste, par un coup de force qui brise la barrière entre plantes et animaux, de mettre prosaïquement en connexion la Rose mystique de Silesius avec la Moule belge et triviale de Marcel Broodthaers. « Cette roublarde a évité le moule de la société. / Elle s’est coulée dans le sien propre. / D’autres, ressemblantes, partagent avec elle l’antimer. Elle est parfaite. » Comme la Rose de Silesius, la Moule de Broodthaers est poétiquement parfaite : elle est à elle-même son propre modèle. Cette moule idéale (cette idée de moule ?) est à l’évidence l’allégorie de l’art pour l’art, à savoir d’une situation artistique sans issue et qui s’aveugle elle-même. Elle se distingue radicalement de cette autre moule qui, agglutinée à ses congénères, n’en finit pas de proliférer sur tous les modes et sur tous les supports (tables, chaises, tableaux…) que Marcel Broodthaers lui offre de 1964 à 1970. Cette moule, à l’image de la situation de l’art « à l’époque de sa reproductibilité technique », n’est plus qu’un moule, c’est-à-dire une forme vide, dénuée de tout contenu, vidée de sa valeur d’usage. Cette moule est désormais vouée à n’être qu’un objet manipulable et interchangeable, en l’occurrence un objet d’art. Elle peut ainsi proliférer dans tous les sens imaginables, mue par la seule nécessité de sa reproduction formelle. Aux propositions de Gertrude Stein relayées par Reinhardt et Kosuth, Broodthaers réplique ironiquement : Moi Je dis je Moi Je dis Je / Le Roi des Moules Moi Tu dis Tu / Je tautologue. Je conserve. Je sociologue. / Je manifeste manifestement. Au niveau de / mer des moules, j’ai perdu le temps perdu. / Je dis, je, le Roi des Moules, la parole / des Moules. En filigrane de ce poème (intitulé Ma Rhétorique), il est possible de percevoir un regard critique porté sur le contexte artistique avec lequel Broodthaers a partie liée, à savoir principalement l’art conceptuel (qui a historiquement fait de la tautologie une manière de nouveau credo artistique), le Pop Art (qui a fait de la boîte de conserve Campbell’s un de ses emblèmes de prédilection), mais aussi le surréalisme (c’est le seul mouvement artistique auquel Broodthaers ait clairement appartenu. Magritte considérait d’ailleurs M.B. comme plus sociologue qu’artiste).
En dépit de ce qui semble les rapprocher (y compris érotiquement, voir du côté de Rrose Sélavy !), la moule de Marcel Broodthaers n’est pas la rose d’Angelus Silesius. La Rose de Silesius ne participe pas d’une rhétorique et ne peut être utilisée pour stigmatiser une situation esthétique. Elle resplendit comme un joyau égaré au sein du rationalisme européen du XVIIe siècle. Je ne pense pas que Boris Achour fasse de cette Rose une machine de guerre contre les conventions artistiques de son temps (cette Rose est, dans son déploiement même, inactuelle et intempestive). Je crois que c’est la fulgurance de ce poème qui l’a saisi. Une fulgurance proche de l’insurrection (« La Révolution, ce sont les roses qui prennent feu » (Saint-Pol Roux)). Il faut s’épargner les lectures intimidantes et se laisser porter par la somptuosité florale de l’épigramme. Le deuxième vers porte en lui une force expansive et explosive que l’on peut à juste titre rapprocher de la « volonté de puissance » nietzschéenne, elle-même sœur du conatus spinoziste auquel, précisément, Boris Achour rend hommage (le mot est maladroit) dans ses pièces. Cette puissance d’affirmation, qui s’impose contre les vents et les marées des lois de la causalité, qui ne s’autorise que d’elle-même, hors de toute inféodation aux idées d’origine ou de finalité, est une intensité souveraine qui parcourt le poème. La rose est bien le nom donné par Silesius à ce que nous appelons aujourd’hui une œuvre. Il est une puissance insurrectionnelle de l’œuvre qui ne peut que se moquer du serpent qui se mord la queue de la morbide tautologie, même si elle en prend les apparences formelles.
« [La Rose] N’a souci d’elle-même, / Ne désire être vue ». Persistons à filer la métaphore. L’œuvre est orpheline et se déploie selon son propre « plan d’immanence ». Pure efflorescence, elle existe pour elle-même, hors de toute finalité, pas même celle d’être regardée. Ce dernier vers sonne aujourd’hui comme un défi au fameux Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. Cette remarque de Marcel Duchamp est devenue en effet une des topiques les plus ressassée de notre modernité artistique, en dépit de ce que l’artiste a voulu, en son temps, exprimer par là. Dans cette remarque, ce n’est pas tant la responsabilité du spectateur qui a été le plus souvent retenue, que la toute puissance créditée à la sphère réceptive. S’il est une toute puissance de la Rose de Silesius en effet, c’est bien celle qui la fait se déployer hors de toute attention et de toute perception. Cette rose est souveraine, elle ne dépend que de son propre déploiement. Cette conception fait injure à toute une esthétique de la réception qui, nous le savons, constitue le cache-sexe de la sociologie de l’art.
L’être de la rose ne consisterait donc pas à être perçu. Une œuvre existerait donc en dehors de celui qui la regarde ? On mesure bien le scandale d’une telle assertion. J’imagine avec une certaine jubilation, que c’est le potentiel scandaleux, voire indéfendable, de cette proposition qui a implicitement aimanté le choix de Boris Achour. Je ne pense pas que B.A. soit un partisan effréné de l’ontologie de l’œuvre. La Rose effectivement est sans pourquoi. L’œuvre, de la même manière, n’a de compte à rendre, ni à l’artiste, ni au public. Il en va de son déploiement et, bien sûr, de sa beauté.
La beauté du poème est flagrante. Et il ne faut pas avoir peur d’affronter cette beauté. Beauté fulgurante et concise, qui fait de chacun des poèmes d’Angelus Silesius un jaillissement de sens et de formes qui provoque un éblouissement. Et c’est là la difficulté de cette pensée, car il s’agit bien ici d’une pensée inextricablement liée à sa forme éminemment poétique et mystique. Nous sommes éblouis par la beauté de chacune de ces épigrammes, et nous courons à chaque fois le risque de perdre de vue ce qui est en jeu. Mais cette perte est nécessaire, car elle nous oblige à abandonner sur le champ nos certitudes et à éprouver notre propre vacuité, c’est-à-dire à exercer pleinement notre souveraineté. (La vraie vacuité est / Comme un noble vase/ Contenant du nectar. / Il recèle, mais ne sait quoi). Il me plaît de penser que c’est le danger qu’il y a à affronter cette beauté (et donc cette vacuité) qui a conduit Boris Achour à mettre son exposition de Reims sous les souverains auspices de cette Rose sans pourquoi.