S comme Solitude — Vanessa Desclaux — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

S comme Solitude
 
« Jusqu’à ce moment je vivais pratiquement isolé du point de vue de la communication, mon public était fictif. Soudain il devint réel, à ce niveau où il est question d’espaces et de conquêtes. »[1]

 

Il existe au moins deux manières très différentes de concevoir la solitude : d’une part une solitude qu’on pourrait dire subie, non désirée, qui véhiculerait un sentiment malheureux ; d’autre part une solitude choisie, désirée, considérée comme nécessaire au processus de construction du sujet, c’est-à-dire qui témoigne d’un besoin du sujet de chercher en lui-même les ressources de sa personnalité, de sa volonté et du déploiement de sa puissance d’agir. Elle appelle à un souci de soi nécessaire au déploiement des relations aux autres, sujets ou objets. Je partirai davantage de cette seconde définition qui m’est apparue comme la plus pertinente dans le contexte de l’œuvre de Boris Achour. Mais cette solitude marque un effort ; elle suggère une forme d’endurance, de persévérance qui est au cœur, à mes yeux, de l’usage récurrent du terme « conatus » dans l’œuvre d’Achour. À la lecture de ce mot « conatus », j’ai d’abord entendu le nom d’un personnage, ou l’évocation d’un lieu inconnu. Son potentiel narratif, autant que conceptuel, – il fait référence à un concept philosophique important chez Baruch Spinoza, qui définit le désir comme force d’agir – peut être identifié dans la série d’œuvres de Boris Achour qui contiennent le terme « conatus » dans leur titre. Dans le film intitulé Conatus : la nuit du danseur, un danseur de claquettes portant un casque lumineux lui couvrant entièrement le visage se promène de nuit dans l’exposition « La force de l’art 02 » présentée au Grand Palais en 2009. Boris Achour confesse que cette œuvre trouve son origine dans un fantasme enfantin, « celui de se faire enfermer dans un grand magasin, ou un hypermarché, et d’y passer seul toute une nuit[2] ». Élégamment habillé d’un smoking, le danseur transforme l’exposition en espace scénique pour une promenade solitaire qui se termine sur un rythme de danse effréné. Ce danseur n’est pas le sujet d’une interaction privilégiée avec les œuvres et le théâtre de l’exposition, mais bien plus une sculpture vivante, sorte de machine célibataire fonctionnant de manière autonome, sans réellement entrer en contact avec son environnement qui devient un simple espace à arpenter, un décor. Déjà en 2004, dans l’œuvre vidéo intitulée Spirale, Boris Achour mettait en scène un autre personnage incarnant un employé de bureau, couché sur une longue table de réunion et parcourant cette table de bout en bout en rampant sur le dos. Dans Spirale, comme dans Conatus : la nuit du danseur, des individus dont nous identifions assez clairement le statut social ou la compétence, sont isolés, décalés par rapport à leur place habituelle : quelque chose déraille, sort de ses gonds, tente d’énoncer un sentiment ou une sensation, sans recourir au langage, et assume de se situer dans un écart en terme de sens.

La solitude de l’artiste a à voir avec sa relation à ses œuvres et avec la nécessité que ces dernières tiennent et circulent dans le monde sans lui. En 1996, Boris Achour réalise une œuvre intitulée Une sculpture :

« Vingt objets semblables à un livre aux pages collées et à la couverture portant pour toute indication UNE SCULPTURE ont été déposés dans vingt bibliothèques publiques parisiennes, une par arrondissement, puis placés parmi les ouvrages de fiction. Ces sculptures ne portent ni nom d’auteur ni cote, mais ont néanmoins été enregistrées dans le fonds des bibliothèques et sont empruntables au même titre que les livres. On ne peut les découvrir que par hasard. Aucune documentation photographique de cette œuvre n’a été réalisée. »[3]

Si cette œuvre n’est pas tout à fait inaugurale dans la pratique de l’artiste, elle fait suite à une série d’œuvres débutée en 1993, intitulée Les Actions-Peu. Ces œuvres impliquaient la personne de l’artiste dans une série d’interventions se déroulant dans l’espace public, cherchant ainsi à sortir les œuvres de l’invisibilité dans laquelle elles se trouvaient pour les mettre directement en contact avec les spectateurs. Dans un entretien réalisé avec Sophie Lapalu, Boris Achour met en avant qu’il souhaitait « la rencontre la plus directe possible entre une personne et un objet ou une situation, sans les présupposés et sans la grille de lecture “art” ».[4] Pour Achour, ces actions répondaient à un besoin d’affirmation, « celui que mon travail soit vu par des spectateurs, même si ceux-ci n’étaient pas prévenus de sa nature artistique, et donc qu’il existe »[5]. Boris Achour insiste : « La ville comme musée… Je trouvais cela en contradiction avec ce que je cherchais : l’anonymat, la surprise de la rencontre, le fait que la nature de l’objet proposé ne soit pas donné d’emblée ».[6] Cette solitude inhérente à la grande ville fut décrite par l’écrivain Daniel Defoe en contrepoint de l’expérience solitaire de l’insularité : « Je puis affirmer… que je jouis d’une bien plus grande solitude au milieu du plus nombreux rassemblement d’humanité qui existe au monde, j’entends Londres, alors que j’écris ceci, que je ne puis dire l’avoir jamais expérimentée au cours d’une réclusion de vingt-huit années dans une île déserte. »[7]

La solitude n’aurait donc pas à voir avec le fait d’être seul·e, ou isolé·e, mais avec la difficulté d’entrer en relation, de communiquer, et de se faire voir et entendre. Elle nous place face à la difficulté de donner à voir l’œuvre, de créer les conditions d’une rencontre et d’une relation avec son ou ses spectateurs. Parmi les œuvres de Boris Achour, celles qui prennent forme dans des espaces qui ne sont pas identifiés comme des institutions artistiques, comme la rue, ou la bibliothèque publique en ce qui concerne Une sculpture, prennent acte de la solitude propre aux œuvres d’art elles-mêmes  : « elles vivaient seules le temps qu’elles vivaient ». Car cette solitude concerne, peut-être avant tout, les objets, et émane des rapports entre les êtres et les choses. L’exposition « Conatus : La rose est sans pourquoi » (2009) prend comme point de départ un quatrain du poète Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». Achour suggère que « l’œuvre d’art, l’art, se fout totalement d’être vu, et encore moins d’être compris, il est là, il existe, il se donne et s’offre comme absolue présence et basta ! »[8] La présence de l’œuvre – dont le pendant serait l’absence de l’artiste – se déclare dans le dépouillement de certains objets utilitaires de leur fonction, tels que le cintre déplié de ’s not dead (2016). Papamoule, réalisée en 2017, est une série de sculptures en bronze patiné réalisées à partir du moulage des espaces creux à l’intérieur de différents étuis de pipe. Ces sculptures sont des contre-formes, affirmant leur présence dans l’espace où l’objet (la pipe) s’est absenté. Le titre de l’œuvre déploie un jeu de langage : elle fait simultanément référence à la pipe, chère à René Magritte, et à la moule, chère à Marcel Broodthaers, et y associe la figure du père. Dans ’s not dead, ou dans Papamoule, le geste de l’artiste est immédiatement saisissable à la vue de l’objet, mais son titre lui confère un caractère plus énigmatique, une référence possible à un personnage ou un message à interpréter. Ces objets déplacés ou transformés par Boris Achour sont introduits dans des scénarios dont le spectateur est invité à s’emparer.

La solitude dans l’œuvre de Boris Achour n’est ainsi pas introspective, elle ne correspond pas à une exploration de l’intériorité de l’artiste en tant que sujet ; elle prend plutôt acte d’une solitude constitutive de l’acte de création artistique. L’artiste Marcel Broodthaers parlait d’« assumer la force créatrice sous forme héroïque et solitaire »[9]. Le héros chez Broodthaers, comme chez Achour, a tout d’un anti-héros, aux prises avec un langage qui lui pose autant de questions que de problèmes, une langue qui domine et échappe à l’individu qui cherche à s’en emparer, à y trouver sa place, et à y inscrire quelque chose qui lui serait propre.

Oui ! Yes ! La solitude invoque l’affirmation fondamentale du statut de l’artiste et de l’œuvre d’art à travers les générations.

 


 

[1]. Marcel Broodthaers, cité par Birgit Pelzer, « Fictions dans la fiction », in Marcel Broodthaers, Gent, Snoek, 2010, p. 99. Catalogue de l’exposition aux Musées royaux des Beaux-arts de Belgique (2010).

[2]. Boris Achour, Previously & to be continued : une discussion, Paris, Galerie Vallois, 2012, p. 28. Entretien avec Éric Mangion, édité à l’occasion de l’exposition « Oh lumière ».

[3]. http://borisachour.net/oeuvres-works/une-sculpture-1996/. Site Internet de Boris Achour.
Cette œuvre de Boris Achour entretient un lien particulièrement fort avec l’œuvre inaugurale de Marcel Broodthaers en tant qu’artiste, intitulée Pense-Bête (1964) pour laquelle il a scellé dans un bloc de plâtre l’ensemble des recueils invendus de poésie qu’il avait écrit, actant ainsi de son passage du statut de poète à celui d’artiste.

[4]. Boris Achour, Entretien avec Sophie Lapalu, 2010. Initialement paru sur le blog « De l’action à l’exposition ».

[5]. Ibid.

[6]. Ibid.

[7]. Daniel Defoe, Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 599.

[8]. Boris Achour, Previously & to be continued : une discussion, op. cit., p. 16.

[9]. Birgit Pelzer, op.cit., p. 95.