SIGNS AND WONDER

Guillaume Désanges

2005


Publié dans Unité, catalogue monographique édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, le FRAC PACA et l’ENSBA, 2005.


L’œuvre de Boris Achour frappe au premier abord par sa radicale hétérogénéité formelle et conceptuelle. Vidéos, sculptures, dessins, peintures, performances, installations, pièces sonores… c’est presque toute la gamme des savoir-faire de l’art contemporain qui est sollicitée par l’artiste, dont chaque projet paraît circonscrire un propos spécifique induisant sa propre logique technique, adaptée au sujet. Des compétences contextualisées, jamais capitalisées et remises en cause à chaque nouvelle pièce. Trajectoire modèle billard plus que bowling. Zigzags. À l’encontre de toute logique stylistique, Achour cherche des échappatoires aux systèmes qu’il met en place. Moins esquive, pourtant, que stratégie du déplacement perpétuel, de l’investigation nerveuse d’une œuvre à l’autre. Un cauchemar pour la critique d’art à tendance synthétique, qui ne craint rien plus que l’indétermination stylistique et notionnelle. Comment aborder « globalement » un travail si disparate ? Une première proposition : s’y perdre. Battre au rythme disjonctif de l’œuvre par l’exercice de la libre association d’idées, en dégageant des lignes d’appréhension plus intuitives que posées a priori dans la multitude informe de ces formes.

 

LIBÉREZ LES ASSOCIATIONS !

(Multitude > Série)
Commençons donc par cette idée de multitude. Pour dégager un premier paradoxe : au sein même de cette hétérogénéité criante – et même s’il s’en défend[1] – les travaux d’Achour renvoient souvent à la sérialité. Des collections d’affiches (Ici et autrefois et ailleurs et maintenant) aux 200 jaquettes de films vidéo (Cosmos), des séries photographiques (Sommes) aux suites d’actions (Actions-peu), des agencements sculpturaux (Contrôle / Non-Stop Paysage) aux références à la « série » télé (Zooming / Autoportrait en coyote). Mais ces travaux répétitifs agissent en rafale unique et ne sont jamais repris, comme s’il s’agissait de commencer sans cesse une nouvelle collection. Déclinaisons précaires. Successions interrompues. Changement de casting à chaque épisode. Cette stratégie du renouvellement permanent permet surtout de maintenir l’œuvre dans une immaturité volontaire, offrant les conditions d’un rapport immédiat et impropre au monde. Une œuvre – et un artiste – en « formation continue ». Cette salutaire immaturité, l’écrivain Bruno Schultz la définissait comme le meilleur « laboratoire de formes », « usine à sublimation et à hiérarchisation ». À la tentation du système unique, Achour privilégie donc l’exploration vive de multiples systèmes de signes. Tous uniques.

 

(Uniques > Unité)
Dès lors, comme la récente pièce justement intitulée Unité ! le révèle, la propriété unifiante est à la fois problématique et fondatrice chez Achour. Ses agglomérations opèrent sous la forme de l’uniformisation délibérée d’éléments de nature et de facture diverses. L’image du cosmos, largement empruntée par l’artiste (il est vrai principalement en référence au roman éponyme de Gombrowicz), est à cet égard emblématique, en tant que modèle formel de l’unité dans la diversité maximale. Mais aussi comme paradoxal système d’équilibre physique obtenu par l’attraction de forces contraires. À travers l’art, Achour semble chercher une hypothétique harmonie, voire une alliance des puissances, toujours fugitives, dans le chaos des formes du monde. Dans cette perspective, l’idée de compréhension évoquée plus haut est véritablement fondatrice de l’œuvre achourienne, mais bien envisagée dans sa polysémie : comprendre, au sens de saisir le monde de manière intelligible, mais tout autant l’agglomérer, l’avaler, le posséder dans sa globalité. C’est pourquoi, selon le modèle fractal, chaque motif est travaillé à la fois dans le détail et dans la masse.

 

(Masse > Passivité)
D’ailleurs, une autre image récurrente dans l’œuvre d’Achour concerne la passivité, l’inertie des corps, mais toujours figurée dans une dialectique conditionnelle avec l’action à venir. Des formes transitionnelles du repos révélant le potentiel dynamique – et donc fantastique – de l’amorphe. On-Off. Soit : l’artiste actif dans la ville (Stoppeur, Actions-peu) ou en train d’y somnoler (Sommes). Une exposition activée par intermittence avant de retomber dans la léthargie (Non-stop paysage). Des animations de personnages sur décors fixes (Flash Forward). Un parc d’attraction désert et fantomatique à stimuler (Jouer avec des choses mortes). Un cadavre qui ne cesse de se redresser (Démeurs). Options d’activation-désactivation de l’objet. Accélération (Operation Restore Poetry, Totalmaxigoldmachinemegadancehit2000) et ralentis (Spirale, Brume). Intermittences du spectacle. Achour représente les ambivalences d’états physiologiques et mécaniques opposés comme pour rappeler l’énergie potentielle, activable, tendue de l’objet d’art (mais toujours de manière subsidiaire). Puissances en repos, ses œuvres sont des batteries rechargeables à l’infini, accumulatrices d’énergie dont la raison est entièrement déterminée en rapport à une action différée.

 

(Action > Travail)
Ce principe inchoatif est possiblement l’écho d’un positionnement professionnel de l’artiste. Alternativement consommateur et travailleur actif, Achour est un absorbeur de références – se nourrissant des idées et des formes qui l’entourent – dans une visée interventionniste. Mais également : dans une forme d’épuisement. Ni simple manipulateur ni donneur d’ordres, Achour est fondamentalement un constructeur acharné, jusqu’au-boutiste, sans délégation de compétence. Do it myself. L’aspect fini de ses réalisations garde toujours perceptibles ces traces d’un traitement manuel de la matière. Artisanal. Dans La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss établit une éclairante distinction entre la connaissance projetée, distante, de l’ingénieur et la science première, immédiate, du bricoleur. Précisément, tandis que le premier recourt à un nombre infini de « concepts » pour interroger l’univers, c’est à partir d’un nombre fini de « signes » à portée de main que le second opère, déjouant les obstacles de la physique pour construire ses modèles. Des signes – entités vacillantes entre image et idée – comme matériau de base, dont les « possibilités demeurent limitées par l’histoire de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé »[2]. Ainsi travaille Achour, opérant par le biais de signifiants autonomes, ontologiquement déjà déterminés, manœuvrant avec « d’anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens »[3]. Pour Lévi-Strauss, d’ailleurs, c’est ce modèle spéculatif combinatoire qui assure le lien entre les sciences exactes et naturelles et les pensées mythiques. Isomorphisme des systèmes : le bricolage et la magie (= l’art) procèdent d’un même mécanisme d’observation et de recomposition des signes.

 

(Mythe > Fiction)
Achour entretient un rapport décalé, on dirait plus précisément désynchronisé, à la fiction. Fasciné par l’efficacité émotionnelle de l’entertainment (« Pourquoi les artistes contemporains ne font-ils pas des choses contemporaines ? Comme par exemple des clips vidéo ! Des animes flash à télécharger ! Des jeux de société, des shows télévisés.[4] »), l’artiste-scénographe, accessoiriste, décorateur, machiniste, régisseur, se concentre sur les hors-champs du spectacle. Décadrage sur les contenants (matériels) plus que les contenus (narratifs). Le générique ou le story-board sans le film, le boîtier vide et la jaquette sans la vidéo, le zoom sans le plan d’intérieur, la silhouette incrustée dans le mur, l’image publicitaire sans slogan (Un monde qui s’accorde à nos désirs), ou le slogan sans la pub (I LOVE) : autant de signes intransitifs, gimmicks orphelins détachés de leur téléologie scénaristique mais qui, par réduction métonymique, révèlent comme une essence autonome de formes surdéterminées. Des sensations « pures ». Révisions des classiques. Brume : retour sur les gestes usuels du film de gangsters, tendance urbano-kitscho-asiatique. Langueur, décor postmoderne, flingues, baskets et blousons de cuir, mais sans plus d’intrigue. « Embrouille » généralisée. Achour scénarise les formes artistiques en déscénarisant des formes de l’entertainment. Son intérêt pour la culture populaire concerne finalement moins les signifiés (anthropologiques ou culturels) que les signifiants (équivalents visuels des « images-acoustiques »). Des signifiants libres, archétypes infiniment associables qui, exposés tels quels, agrègent les caractères à la fois attractifs et frustrants des bandes-annonces d’histoires qu’on ne racontera pas.

 

(Frustration > Fétichisme)
À travers cette mise en œuvre d’une absence fondamentale – de contenu, de scénario – Achour esquisse un subtil rapprochement entre l’œuvre d’art et le fétiche. Des œuvres possiblement appréhensibles comme substituts d’une multitude d’objets manquants, suscitant un imaginaire de type libidinal abordé de manière plus ou moins allusive (les jaquettes fétichistes thématiques de la série Cosmos, les joysticks, le verre de lait débordant, la saucisse géante), via l’utilisation de certaines matières (les collants féminins de Jouer avec des choses mortes, le plastique noir moulant un manège enfantin de Sans titre (Kiddy Ride) ou dans l’exhibition même d’une iconophilie avide. Mais chez Achour, ce penchant pour la symbolique et le refoulé des formes signe autant un rapport transactionnel sexualisé à l’objet (ou à la marchandise) qu’un retour, plus joyeux, jubilatoire, à l’idolâtrie. Fan de. Alors que les empreintes préhistoriques de mains sur les posters mainstream de Ici et autrefois et ailleurs et maintenant révèlent le primitivisme refoulé des icônes de la sous-culture, les sculptures-métaphores de Jouer avec des choses mortes, manipulées par d’étranges adorateurs, perdent peu à peu leur référence culturelle pour reconquérir – dans l’absurde – une fonction cultuelle. Actualisations totémiques des objets quotidiens. « Loin d’être, comme on l’a souvent prétendu, l’oeuvre d’une “fonction fabulatrice” tournant le dos à la réalité, les mythes et les rites offrent pour valeur principale de préserver jusqu’à notre époque, sous une forme résiduelle, des modes d’observation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des découvertes d’un certain type ; celles qu’autorisait la nature, à partir de l’organisation et de l’exploitation spéculatives du monde sensible en termes de sensible. »[5] Générations spontanées et incontrôlables de formes d’art premier au cœur de la société capitaliste. Ce penchant fétichiste réside aussi, chez Achour, dans une artificialité volontairement outrancière des œuvres, dont les mécanismes ne sont jamais cachés. La facture des récents films (Brume, Spirale, Jouer avec des choses mortes) dont l’image apparaît volontairement filtrée, ralentie, presque irréelle, fait montre d’une nouvelle artificialité symbolique. Rappelons que le voile représente, chez Lacan, le dernier degré du fétichisme « celui sur lequel peut en quelque sorte s’imager, c’est-à-dire s’instaurer comme capture imaginaire, comme place du désir, cette relation à un au-delà qui est fondamental de toute instauration de la relation symbolique.»[6]

 

(Désir > Désir)
Les formes de la culture populaire – Mike Kelley ne nous contredira pas – relèvent à la fois de la régression, du fantasme collectif et de la cristallisation de désirs. Les références subculturelles qui informent le travail d’Achour, aussi triviales apparaissent-elles – la pizza, le gyrophare, la borne, la lambada – ne sont donc elles-mêmes que des sommes de systèmes de production, de désirs (… et de délires, ajouterait Gilles Deleuze). En ce sens, si ces œuvres aiguillonnent certes certains de nos instincts les plus basiques, c’est toujours avec une jubilation assumée. Dans la sensualité et l’immédiateté. Dans un émerveillement au sensible plus que pour une dénonciation à visée politique, Achour pointe l’apparition miraculeuse de formes abouties de la culture populaire dans le chaos du monde. Ce faisant, l’artiste fait signe à la fois d’un sincère intérêt intellectuel – quasi didactique (cf. ses nombreuses discussions avec des « experts » autour des sujets de ses pièces) – et d’un indéfectible amour pour ces fins de chaînes sémiotiques. Paradoxe ? Là peut-être réside l’aspect le plus optimiste et discrètement puissant du travail : dans cette bienveillance, cet accord fondamental avec les choses qui seul permet une véritable efficience critique.

 

ART ATTACKS !

Parvenu au terme de cette déambulation mentale qui a permis de dégager de manière désordonnée ces quelques lignes de fuite, je souhaiterais revenir pour la suite du texte, d’une autre manière mais à la lumière de ces premiers enseignements, sur le positionnement singulier de l’œuvre achourienne dans le champ de l’art. Positionnement, références, inspirations, hommages ou transactions : l’œuvre est résolument au cœur d’une relation problématisée et complexe avec l’histoire des formes. Un aspect qu’il semble d’autant plus nécessaire de développer que les commentaires ont souvent escamoté, je crois, le véritable sens à l’œuvre dans ce dialogue actif de l’artiste avec son propre champ d’intervention.

Défions-nous donc d’abord de certaines apparences : la stratégie qui oriente le travail de Boris Achour est plus à rechercher du côté du démiurgique que dans l’esquive ou le non-choix. À la tentation démissionnaire, Achour oppose une posture de metteur en scène. Un comportement dominant qui assume sa part de positive prétention. Voir Cosmos, deux cents jaquettes vidéo réalisées par l’artiste, toutes différentes, toutes vides, et toutes certifiées : « Un film de Boris Achour ». Soit : une tentative chimérique d’agréger et de signer TOUT le cinéma (action, science-fiction, documentaire, guides, comédie, etc.) par un ultracinéaste omniscient, suprême. Plug and Play : des manettes de jeu vidéo simplement reliées à un mur, invitant, avec un peu d’imagination, à piloter le réel. Life Simulator. Démeurs : une chute montée à l’envers. Astuce élémentaire, mais « superpouvoir » : accorder indéfiniment le retour en grâce, redresser l’amorphe. Operation Restore Poetry : une machine infernale débitant autoritairement des slogans affirmatifs comme autant de missions à accomplir. Programme chargé pour un engagement artistique de type paramilitaire. Dans cette perspective, les perturbations apparemment légères et ironiques des Actions-peu – une baguette de pain scotchée sur un poteau, des rochers Suchard posés sur une armoire métallique, etc. – relèvent d’une autre démonstration de pleine puissance. Des interventions dans la ville – démarche volontaire et radicale – qui sont autant de scénographies dirigées, dont la réception a certainement souffert d’une trop grande importance accordée au « Peu » et pas assez à l’« Action ». Actions-peu ? Actions-peut. C’est une comparable velléité de contrôle qu’on retrouve dans la prédilection d’Achour pour les décors, maquettes, jeux, jusqu’à l’ultime ambition cosmogonique : la création d’univers entiers (lac, torrent-fontaine, rocher de l’exposition Non-stop paysage). De manière générale, en multipliant les formes, les médiums, les modes d’intervention, les registres culturels, c’est le monde entier que l’artiste semble revendiquer. Envisager toutes les configurations afin que rien n’échappe à sa maîtrise. Et si une telle indétermination formelle peut sembler modeste – pas de signature, absence volontaire de style -, elle fait plutôt signe d’une vocation à l’ubiquité artistique. Être omniprésent dans le champ de l’art, voire former un groupe d’artistes à soi tout seul (entre Art & Language et Présence Panchounette).

Le syncrétisme formel et notionnel d’Achour, on l’a vu, déroute dans sa tendance à l’arasement culturel, qui place sur un terrain d’égalité le trivial et le sacré. « Toujours vulgaire, jamais art.» Des associations improbables – et subversives – des boîtiers de Cosmos à l’installation Flash Forward qui expose les éléments épars d’un dessin animé à l’impossible scénario mêlant le fait divers sordide, Bruce Nauman et des secrétaires du tertiaire. Autant d’opérations de collage qui procèdent moins d’une indifférente fusion post moderne que d’une grammaire esthético-politique proche des combinaisons situationnistes (anticipant les slogans de 1968) qui mélangeaient utopie et humour à travers l’association de la sous-culture et de la philosophie. Sans hiérarchie. Il est éclairant que l’œuvre soit parsemée d’allusions à l’écrivain polonais Witold Gombrowicz. À la manière dont les personnages « désœuvrés » des romans de Gombrowicz élaborent, comme pour passer le temps, des manœuvres intellectuelles complexes mais irrationnelles à partir de situations banales, Achour semble s’attacher à imaginer des micro-scénarii dérivant de correspondances formelles à peine troublantes. De fait, si la suite de ses pièces paraît constituer un corpus éclaté et illogique de propositions, elle obéit peut-être finalement, comme tout scénario, à un déterminisme fictionnel. Imaginons. L’intrigue, poursuivie de pièce en pièce, relèverait de la science-fiction ou du fantastique. Script : la lente et subtile révélation d’une présence spectrale de formes artistiques contemporaines au cœur de notre vie quotidienne. L’invasion des profanateurs de sculptures. C’est à une esthétisation endémique de nos univers immédiats qu’Achour semble vouloir préparer secrètement notre regard : comme si, un jour prochain, nous devions être entourés de formes familières ayant imperceptiblement mutés dans le style implacable de l’art minimal.

« On frôle l’art contemporain»[7] : chez Achour, la critique sociétale ou sémiologique est moins subversive qu’une interpellation purement formelle de l’art lui-même. Art as art as art (before philosophy). Ses pièces constituent autant d’« objets-fictions » révélant la permanence de formes consacrées de l’art – minimal et conceptuel, particulièrement – dans les aspects les plus triviaux de la culture. Qu’est-ce que cela signifie ? Que ces formes d’art élitiste peuvent à leur tour devenir mainstream. OK. Ou bien, plus troublant, qu’elles entretiennent des affinités occultes et fictionnelles avec des objets quotidiens, non-artistiques. De tels rapprochements ne sont pas inédits. Dans les années 1960, déjà, Dan Graham désignait dans son Homes for America des coïncidences formelles entre l’urbanisme banlieusard américain et la sculpture minimale[8]. Divergeant du caractère essentialiste d’une telle démonstration, Achour privilégie le mode de la spectacularisation. Changement de décor : alors que les minimaux prônaient de manière emblématique l’auto-référentialité de l’œuvre, l’objectivité absolue et non-symbolique par la sérialité, Achour soumet ces mêmes formes à la nécessité fictionnelle d’une transformation de l’objet en sujet. Ce faisant, il réalise pleinement, et même dépasse outrageusement la vision critique d’un Michael Fried, renvoyant les œuvres minimales à leur aporétique « théâtralité »[9].

Cette révélation subtile d’un inconscient collectif des objets s’opère chez Achour selon diverses modalités. Première stratégie : indexation (et décontextualisation). Rejouant l’attitude emblématique d’un John Baldessari pointant simplement du doigt des objets[10], le travail d’Achour procède d’une muette et implacable désignation de connivences formelles entre l’art et la vie. (Dé)monstration. Contrôle : des bornes de signalisation urbaine remodelées en porcelaine sanitaire devenant sculptures pour galerie. John McCracken, es-tu là ? Cosmos : une porte automatique en verre et métal fonctionnant de manière aléatoire. Larry Bell meets Tinguely. Abri : un abribus reconstruit en bois dans un centre d’art. RATP versus Sol LeWitt. Regarde-moi : une enseigne lumineuse vierge. En langage artistique, prononcez monochrome. « Hey Judd, don’t let us down. » Moins un détournement nihiliste qu’une provocante déclaration visuelle : la sculpture minimale partage avec l’enseigne commerciale une même esthétique de classe[11].

Autre tactique achourienne : le changement d’échelle. Travelling. Pièce emblématique, Zooming : passage d’un plan large du bâtiment (classique télévisuel du plan-raccord de séries, type Dallas ou Cosby Show) à un plan serré sur le quadrillage formé par les fenêtres (classique artistique de la composition abstraite, tendance néoplasticiste ou Op Art). Révélation en profondeur, du macro au micro, de motifs artistiques au cœur de l’idéogramme populaire. Même mouvement, mais inversé, avec Cosmos : la masse des boîtiers vidéo (tendance jaquettes Vidéo 7) formant, dans leur alignement sur 40 mètres d’étagères en mélaminé, une forme parfaite et droite caractéristique de la sculpture minimale. Achour s’apparenterait ici à un Tony Cragg conceptuel : utilisation de résidus culturels à la dérive pour générer une forme maîtrisée. Et redoutablement séductrice. Une réinterprétation, version Century Fox, des grotesques italiens du XVIe siècle : un ensemble apparemment rationnel obtenu par l’ordonnancement aberrant de formes populaires et/ou vulgaires. Changements d’échelle anti-fractals, comme les barrières géantes de Jouer avec des choses mortes ou encore Cosmos : une tête géante, rose et sans organes, qui tourne sur elle-même en chantant doucement la Lambada. On imagine l’improbable dialogue : « De loin, tu me rappelles Henry Moore, de près Kaoma.»

Troisième mode de dévoilement de formes idéales de l’art au cœur du quotidien : l’action. Dans cette optique, les Actions-peu peuvent être assimilées à un véritable exercice d’inventaire de l’histoire de l’art au sein de l’espace public, moyennant certes de légers agencements. Sous les pavés, Carl André. Les bornes sphériques au sol (James Lee Byars), le chevron scotché au tronc d’arbre (Arte povera), un mobile en sacs plastique (Calder), des bacs à fleurs déplacés (Land Art), etc. L’Aligneur de pigeons, une méthode pour ordonner les volatiles à l’aide de polenta, permet quant à lui de tracer, de manière écologique, une ligne à la Piero Manzoni dans l’espace urbain[12]. Idem avec Les Femmes riches sont belles : une phrase brodée au dos d’une veste que l’artiste arbore ostensiblement devant des vitrines de boutiques de luxe. La provocation sociologique – un peu grossière – pourrait bien masquer une allusion plus fine aux formes textuelles de l’art conceptuel (tendance Kosuth / Weiner). Suivant cette idée, c’est moins les acheteuses bourgeoises qui seraient pointées par Achour que certaines pratiques des années 1960, par le biais d’un pernicieux rapprochement formel entre slogans conceptuels et logos d’enseignes haut de gamme (la phrase reproduite sur la veste dans le même corps en réserve que le logo Chanel)[13]. Toutes ces interventions peuvent être lues comme autant de manœuvres pour révéler la potentialité d’un « devenir-musée » de la rue. Dernier exemple, plus ambigu et néanmoins édifiant : Sommes, une série de photographies montrant l’artiste dormant debout la tête posée sur les haies d’une banlieue « middle class » américaine. Dénonciation (molle) de la langueur prospère d’un certain modèle bourgeois ? Mieux : en étreignant passivement ces haies parfaitement taillées, l’artiste les ramène subrepticement à leur pure forme ergonomique. Finalement, ces éléments de décor ne sont pas tant interrogés comme signifiés (l’univers pavillonnaire cosy et ennuyeux) qu’en tant que réduits à leur forme même, stylisée et parfaitement géométrique, proche, une fois encore, de la sculpture minimale. Alors, implicite mais insolent constat : l’art minimal est aussi fait pour qu’on dorme dessus. L’attitude somnolente du personnage, loin de révéler une quelconque démission, représente donc une singulière, quoique muette, agression. Ce n’est pas l’activité de sieste qui est minimale, c’est la forme même des buissons.

Le travail de Boris Achour signale de manière exemplaire comment les formes d’une œuvre, parfois contingentes à des économies particulières assumées à défaut d’être préméditées, doivent être observées avec réserve. Si on a pu assimiler l’artiste à certaines démarches artistiques prônant la discrétion, l’humilité, la micro-résistance, voire même la « faiblesse », par un parasitage minimal sur les signes du réel trop nombreux et puissants pour être combattus frontalement (etc. etc.), il est vraisemblablement temps de réviser cette position. Depuis ses débuts, c’est avec une posture véritablement démiurgique qu’Achour dispose ses pièces (comme aux échecs), proposant, par touches successives et incessants déplacements, une scénarisation des formes de l’art dans une indétermination permanente entre hommage et impertinence. Et avec pour dessein implicite de réconcilier, sous la forme du canular s’il le faut, les logiques apparemment antagonistes de l’art et de la culture. Ambitieux projet.

 

 

Notes

1- Entretien avec Éric Mangion in Semaine, Éditions Analogues, avril 2004.
2- Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. p.32.
3- Ibid, p.35.
4- Boris Achour, in « Il est fini le temps des cathédrales », in revue Trouble, n°3, printemps-été 2003.
5- Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. pp.29-30.
6- Jacques Lacan, Séminaire IV : La Relation d’objet, Séance du 30 Janvier 1957. Édité chez Seuil, Paris, 1998.
7- Extrait de la série Joséphine, ange gardien, interprétée par Mimie Mathy, cité par Éric Troncy dans « Comment l’art est perçu (aujourd’hui) ? : la haine de l’art commence ici », in Beaux-Arts Magazine Hors Série : Qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? / What is art today?, juin 2002, pp. 40-41.
8- Dan Graham, Homes for America (1966-1967), collage de textes et photographies ayant originellement paru dans Arts Magazine, déc. 66 – jan. 67, n° 41.
9- Michael Fried, Art and Objecthood, Chicago University Press, 1998.
10- John Baldessari, A Person Was Asked to Point, 1969, série de photographies représentant un doigt tendu désignant des objets banals.
11- Toutes ces invitations à regarder comme les formes de l’art sont partout insérées rappellent cette bonne blague qui consiste à tenter de retrouver des formes de l’art contemporain dans la ville. « Oh ? un Buren ! » (stores d’hôtels particuliers), « Tiens, tu as un Flavin au plafond ? ». Caricatural, souvent bête, toujours jubilatoire.
12- …et potentiellement d’obtenir una merda de piccione.
13- Même démarche avec INDEX (2000, ongoing), une phrase “Printemps – été…”, peinte au mur : rencontre connivente entre l’art conceptuel et la mode.