U comme Usage — Chris Sharp — 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

U comme Usage
 
Peu de questions sont aussi fondamentales dans l’art que la question de l’utilisation (usage), qui y refait sans cesse son apparition. Que l’on se place dans une perspective ontologique ou sociale, elle constitue une sorte de revenant philosophique, de ceux qui toujours réapparaissent, de ceux qui hantent l’art avec une soif de vengeance digne d’une tragédie grecque. C’est presque comme si cette chose, ou ce concept, constituait l’espace négatif de l’art, contre lequel l’art s’érige, ou mieux encore, s’abolit et se définit ou s’indéfinit (car d’une certaine manière, il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas que ce qu’il est). La question de l’utilisation, ou mieux, de l’inutilité, est partie intégrante d’un nexus d’interrogations qui comprend des questions relatives au jeu et à la cérémonie ou au rituel. Celles-ci sont aussi essentielles les unes aux autres que la coexistence de l’interdiction et de la transgression. Elles sont examinées et théorisées, en particulier dans le livre de George Bataille, Lascaux, La peinture préhistorique ou la naissance de l’art. D’après Bataille, la naissance de l’art se produisit en parallèle de la naissance de la transgression religieuse (l’extase et le sacrifice), de la fête, – ou festival – et du jeu (les deux derniers étant indiscernables l’un de l’autre). L’émergence de l’art est une conséquence de l’évolution, du passage de l’homo faber (celui qui fait, celui qui travaille) à l’homo sapiens (celui qui sait). Toutefois, dans l’opinion de Bataille, le véritable basculement n’a pas trait à la connaissance mais à la volonté de transgresser ou, mieux encore, de jouer (comme dans homo ludens – celui qui joue). La transgression est un produit dérivé de l’interdiction, qui a rapport avec le temps sacré et le temps profane. Le temps profane est le temps du travail, lors duquel toute l’énergie doit être investie (être récupérable) dans la préservation de l’espèce, tandis que le temps sacré est le temps de la débauche, de la dépense d’une énergie irrécupérable. L’interdiction de la dépense licencieuse s’applique au temps profane, alors que le temps sacré de la transgression est celui qui l’approuve. Le jeu appartient à l’ordre de la transgression religieuse. « Le jeu», écrit Bataille, « est en un point la transgression de la loi du travail : l’art, le jeu et la transgression ne se rencontrent que liés, dans un mouvement unique de négation des principes présidant à la régularité du travail »[1].

La question de l’utilisation entre ici en jeu (sans jeu de mot intentionnel), en relation avec le travail et le jeu. Dans le cas du travail, l’utilisation est un concept clair, qui se rapporte presque exclusivement aux outils composés d’objets dont les emplois sont spécifiques et définissables. Une fois que le problème du jeu (et nécessairement de l’art) entre en considération, le concept de l’inutilité, plus insaisissable et plus contestable d’un point de vue philosophique, intervient à son tour. Car, au final, c’est précisément ce qui distingue les deux domaines : l’utile et l’inutile. Alors que le premier est appliqué au monde profane des besoins élémentaires humains (la nourriture, les vêtements, le logement), le second est lié au sacré qui, si l’on considère la dépense d’énergie et de vie que représente le sacrifice, ne sert à rien d’identifiable ou de récupérable (d’un point de vue strictement pragmatique).

Ainsi dans la pratique de Boris Achour, cette dichotomie complexe est-elle constamment, et de façon ludique, testée et explorée. Qu’il s’agisse de l’intérêt de l’artiste pour les jeux sans règles (les objets sans emploi connu) ou de sa représentation de cérémonies dans lesquelles les objets ont une utilité peu spécifique, voire sont inutiles. Dans ce dernier cas, je pense notamment à cette pièce au titre impossible, #EncerandoLadrillo #EncéraMe #BorisAchourLadrillo #ElEcoLadrillo #CuidadoDeLadrillo #BrickWaxing #WaxMe #BorisAchourBrick #ElEcoBrick #BrickCare (2016), exposée au Museo Experimental El Eco à Mexico en 2017. L’œuvre est composée d’un tabouret (à quatre pieds) sur lequel est posée une brique (sculpture) qui doit être polie (par le visiteur : le matériel nécessaire lui étant fourni). L’œuvre implique un travail entièrement dépourvu de finalité, voire inutile, en présentant des outils – ici, une boîte de cirage et un chiffon, destinés à polir des chaussures ou un meuble – qui sont finalement inutilisables sur une brique.[2] Curieusement, si l’inutilité du travail fait écho à la nature ontologiquement artistique, et de fait sacrée, de l’œuvre, ses composants matériels font, eux, écho à sa relation profane au monde, celui-là même qui la rend inopérante de par et en vertu d’elle-même.

Les questions de l’utilisation et du jeu sont abordées ailleurs, et de façon ludique, dans les œuvres de l’artiste. Notamment dans Les Jeux dont j’ignore les règles (2014-15). Cette œuvre est composée d’une série d’éléments sculpturaux qui ressemblent à des plateaux de jeu. L’un rappelle le Mahjong, un autre, le jeu Serpent et Échelles, mais la comparaison s’arrête là. Ces jeux en rappellent d’autres mais en sont totalement distincts, et sont essentiellement dépourvus de règles (d’ailleurs, cette œuvre pourrait presque être considérée comme le plateau de jeu conceptuel équivalent à la pièce de Pirandello, Six Personnages en quête d’auteur). Chaque jeu est censé se jouer à deux et la présentation des jeux est souvent accompagnée par une vidéo fictionnelle de gens jouant à ces jeux, c’est-à-dire leur inventant des règles. Repliant ainsi l’art et le jeu l’un sur l’autre, et de façon double, car pour jouer au jeu, il faut avoir recours au jeu même (invention), cette série, en mettant en avant sa double inutilité, devient une réflexion philosophique active sur l’essence de l’art selon Bataille.
 


 

[1]. Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Oeuvres Complètes, Tome IX, Gallimard, Paris, 1979, p. 41.

[2]. Incidemment, l’abondance absurde de hashtags fait ici ironiquement référence à l’espoir vain de cette oeuvre (une brique) de devenir un jour Instagrammable.
 


 
Traduction : Céline Curiol