PREVIOUSLY & TO BE CONTINUED : UNE DISCUSSION AVEC ÉRIC MANGION

2009-2012


Publié en avril 2012 par la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois à l’occasion de l’exposition Oh Lumière.


Le principe de cet entretien est né dans les premiers jours du mois de juillet 2009. Il a débuté dans les faits le 10 octobre suivant par un premier email. Il n’est toujours pas achevé. Peut-être ne le sera-t-il jamais. Il s’agit donc d’un travail au long cours qui a pour but de prendre le temps d’approfondir plusieurs aspects du travail de Boris Achour, quitte à buter sur les idées ou à répéter les questions. Il est publié tel quel.
E.M.

 

10/10/2009 : Eric Mangion : Malgré sa diversité, j’ai toujours réussi à suivre ton travail, voyant dans ton œuvre un jeu de rebonds entre des logiques d’interprétation différentes. Chacune de tes pièces me semblait singulière, tout en étant marquée par la notion de witz, c’est-à-dire par la fulgurance du trait d’esprit. Ton travail me semblait en effet très souvent juste et pertinent par son évidence même. Ce que j’ai défini par une sorte de récurrence de la bonne idée. Néanmoins, me voilà depuis 2006 plutôt dérouté par le projet Conatus que tu as mis en place à cette date. Je ne suis pas le seul a priori à être dérouté. Mais en même temps, cette énigme Conatus semble cacher quelque chose de certainement profond. Tu ne peux pas mettre en place un tel projet sur le long terme sans qu’une motivation assez forte te pousse à le faire. Cet entretien a donc pour but de prendre le temps de creuser un peu les choses. Il n’a pour l’instant que ce seul but. Il n’est pas destiné à être publié. Mais j’espère qu’il le deviendra. Ma première question sera basique. Comment peux-tu définir de manière générale ce projet ? Puis nous irons nous perdre un peu dans les détails de cette aventure.

 

5/11/09 : Boris Achour : Définir le projet qu’est Conatus me semble nécessiter avant tout de le resituer dans son contexte. Je pense que ce n’est pas un hasard s’il débute en 2006, soit immédiatement après la sortie du catalogue Unité (2005) qui recensait l’intégralité de ma production depuis 1993. Le fait d’avoir longuement travaillé à ce catalogue et d’avoir porté un regard critique sur l’ensemble de mon travail, d’en avoir longuement discuté avec François Piron pour une interview m’a amené à diverses constatations, positives ou négatives, ainsi qu’à prendre la mesure d’aspects qui me convenaient ou pas, tant dans la manière de travailler que dans les formes que cela générait. Plus qu’un avant/après Conatus, il me semble qu’il y a un avant/après Unité. Si j’ai donné un tel titre à ce catalogue, c’était, avec une pointe de provocation (car en apparente contradiction avec l’image qu’on pouvait alors avoir de mon travail) pour affirmer que malgré l’hétérogénéité formelle et thématique de celui-ci, il existait néanmoins une réelle unité à l’intérieur de ce corpus étalé sur douze années. Cette notion d’unité que je ne faisais essentiellement qu’affirmer par le choix d’un titre, j’ai voulu à la fois en tester la validité, lui donner corps, mais aussi voir ce qu’un travail désormais envisagé sous cet aspect pouvait bien produire. Premier point donc : mettre mes actes (les formes produites) en accord avec mes dires (le titre du catalogue).
Une des autres raisons qui a présidé à la naissance de Conatus, et qui découle de la première (ou bien la suscite, ou bien rien car pas certain qu’il y ait de relation de cause à effet entre les deux), est que j’en avais un peu assez de tout rejouer à chaque nouvelle œuvre. Tu connais ce genre de film ou de roman dans lesquels un personnage se réveille ayant tout oublié de son identité, de sa vie et devant à chaque instant tout réinventer et reconstruire. Pas de passé, pas de futur, juste l’instant présent. C’est un peu de cette manière-là que j’ai travaillé de 1992 à 2005, chaque nouvelle œuvre, chaque nouvelle exposition étant une proposition unique, singulière, coupée des précédentes et des suivantes. C’était à la fois excitant et déstabilisant, cela comportait peut-être aussi une part d’insolence et une volonté d’héroïsme dont je ne ressentais plus l’envie (ou le besoin).
Deuxième point donc : passer d’un mode disjonctif à un mode conjonctif. Et ce mode de conjonction (qui d’ailleurs existait parfois à l’intérieur d’une œuvre mais pas entre les œuvres elles-mêmes) qu’est Conatus se compose lui-même de différents éléments en relation : un concept philosophique associé au format de la série télévisée, concept qui chez Spinoza est au cœur de ce qui anime l’humain. Pour lui, l’humain s’efforce « de persévérer dans son être » et donc d’exercer la puissance de sa nature propre. Le conatus est donc une stratégie dynamique (car persévérer est à prendre dans un sens actif et non statique) qui dépend du degré d’activité : toute chose s’efforce de persévérer dans son être, c’est à dire dans la direction qui lui est propre, pour accroître son degré d’existence. Plus simplement dit le conatus est l’idée du désir comme force motrice. Et nommer ainsi l’ensemble de mon travail revient tout simplement à poser et à affirmer que ce qui l’anime est avant tout une force de désir. Associer un terme philosophique à mon travail n’est pas (je crois) une manière d’indexer celui-ci sur une forme prestigieuse, close sur elle-même et parfois autoritaire, puisque ce n’est pas la Philosophie dans son ensemble qui est convoquée mais celle bien particulière de Spinoza, une philosophie qui est une éthique, une philosophie existentielle qui, de la même manière que j’envisage l’art, est une manière de construire et d’envisager la vie. Enfin, Conatus est dans mon cas à la fois un terme philosophique mais aussi le titre d’une série, au sens de série télévisée, mise en place depuis 2006. Envisager l’ensemble de ma production sous cet angle revient à concevoir chaque exposition comme un épisode de la série et les œuvres comme ses personnages. On les retrouve d’exposition en exposition, modifiées ou pas, articulées à d’autres ou pas de la même manière que les personnages d’une série interagissent entre eux et peuvent se tuer, s’aimer, se quitter… Le postulat de la série permet donc d’unifier et de développer des éléments toujours très hétérogènes au sein d’un format. Et on en arrive au troisième aspect constitutif de Conatus qui est celui de l’adaptation. Ce qui m’intéresse dans la notion de format et d’adaptation, c’est la plasticité, la transposition, le déplacement qui s’opère entre des champs séparés, les rencontres que cela permet et produit. Il y a avec Conatus une double adaptation, tout d’abord celle d’un concept philosophique en œuvre, puisqu’il ne s’agit bien évidemment pas d’illustrer ce concept, mais de faire en sorte que l’œuvre elle-même soit désirante, générée par un désir et génératrice de désir et de joie mais également l’adaptation du format de la série en celui d’exposition. De la même manière que Cosmos (le vidéoclub) était l’adaptation d’un roman en sculpture (au sens où le cinéma adapte des romans en film), Conatus est l’adaptation d’un concept philosophique en œuvres et en expositions sous le format d’une série. Conatus est peut-être essentiellement une machine à produire, un dispositif, me permettant de générer des formes (les œuvres) appartenant à des familles de formes (des séries [mobiles, fleurs, coraux…]) incluses dans d’autres formes (les expositions) toutes ces formes étant désormais reliées entre elles par des renvois, des échos, des articulations qui se développent d’expositions en expositions, d’œuvres en œuvres.

 

24/01/2010 : EM : Si j’ai bien compris Conatus est né à un moment charnière de ton travail, entre la rédaction du livre Unité qui créait une unité là où il n’y avait pas lieu d’en avoir et ta volonté de bâtir un projet cohérent en associant un concept philosophique aux principes de narration d’une série télé. Avant d’entrer dans les détails peux-tu revenir sur ton travail ancien. Tu dis : « chaque exposition était une proposition unique ». Pourquoi travaillais-tu ainsi à l’époque ? Y avait-il une raison précise ? Par ailleurs, est-ce si juste que cela, sachant que tu as quand même développé sur plusieurs années un projet qui s’appelait Cosmos ? Enfin, je me souviens de cette pièce qui s’appelle Flash Forward qui, si mes souvenirs sont bons, s’appuyait déjà sur le principe d’un programme TV.

 

21/02/2010 : BA : Quand je dis que « chaque exposition était une proposition unique », c’était vrai également pour les œuvres elles-mêmes. Il y avait de ma part une volonté farouche d’éviter toute production d’un « style » aisément reconnaissable ainsi que d’un « sujet » sur lequel j’aurais travaillé. Je considérais les notions même d’unité, de « style » et de « thème » de travail comme des concessions faites à la réception du travail, d’un point de vue tant commercial que critique. C’était une conception naïve, une sorte de réaction adolescente puriste de refus de certaines règles d’un milieu (qu’elles soient fondées, entièrement ou en partie, ou que je les aie fantasmées). La dernière (?) raison qui me faisait travailler de la sorte est peut-être plus légère, plus « neutre » (je veux dire par là moins chargée d’affects ou d’intentions) si on la définit comme une sorte de curiosité, d’envie touche-à-tout d’essayer et de manipuler des mediums, des formes, des idées variées, différentes, parfois contradictoires sans souci de cohérence : une manière assez intuitive et libre d’appréhender la pratique artistique…
Quand à Cosmos, cela a sûrement été les prémices de ce qui allait devenir une autre manière de travailler. Mais cela reste un exemple isolé, développé seulement sur quelques mois et non plusieurs années, lié au contexte d’une exposition en trois temps (de là m’est venue l’idée de trois œuvres portant le même titre conçues pour trois expositions regroupant les mêmes pièces dans le même lieu), même si on peut noter que le choix du titre utilisé, Cosmos, n’est pas anodin dans le contexte qui nous intéresse puisqu’il renvoie à des notions de totalité et d’ordonnancement.
Et pour Flash Forward, il ne s’agissait pas d’une référence au format d’un programme ou série télévisée, mais au système classique de fabrication des dessins-animés dans lequel les « sujets » (personnages) à animer sont dessinés sur des feuilles de celluloïd transparentes (que j’avais remplacées par des plaques de verre) placées au moment de la prise de vue sur des décors peints. Ce qui m’intéressait dans cette expo était la séparation de ces deux éléments sujets et fonds, pris au sens pictural mais également humain (le Sujet), sur les murs d’une première salle puis leur reconfiguration chaotique dans un film. Mais là aussi, on peut noter que le titre de l’œuvre était annonciateur de certains aspects à venir dans le travail puisque le terme de flash forward (saut en avant) est un terme lié au récit et à la narration, souvent utilisé dans l’écriture scénaristique ciné ou télé. J’avais vaguement conscience à l’époque que cette exposition pouvait en quelque sorte anticiper mon travail futur, je me souviens que je la considérais un peu à ce moment-là comme une expo de mon futur rapportée dans le présent, et que c’est ce qu’indiquait le titre, qui n’avait a priori aucun rapport avec le contenu, ni formel ni thématique de l’expo. Ce qui s’est en partie révélé exact puisque j’ai par la suite mis en place Conatus, avec son système de développement narratif et son indexation sur la forme de la série télé.
Cosmos et Flash Forward sont donc plus à prendre comme des indices annonciateurs de ce qui allait advenir que comme des modes de travail différents de ce dans quoi j’étais à cette époque.

 

21/03/2010 : EM : Cet entretien avait au départ pour but de mieux comprendre les enjeux du projet Conatus. Puis en échangeant par mail, c’est pour l’instant le fond de ton travail plus ancien qui ressort et me fait penser à des choses auxquelles je n’avais pas pensé à l’époque. Je voudrais revenir sur « cette volonté farouche d’éviter toute production d’un « style » aisément reconnaissable ainsi que d’un « sujet » sur lequel tu aurais travaillé ». Ne crois-tu pas que cette volonté est un style en soi ? Et que justement ton style avant Conatus était celui de ne pas en avoir. Par ailleurs, Cosmos n’était-il pas fondé sur ce présupposé paradoxal ? Tu dis que tout cela était naïf à l’époque, une « sorte de réaction adolescente ». Mais vouloir brouiller les règles n’est pas pour moi une ineptie. C’est au contraire un sujet esthétique essentiel, un des plus casse-gueule, mais un des plus excitants qui soit.

 

07/04/2010 : BA : En ce qui concerne l’absence de style et de sujet, il me semble qu’il s’agissait plus d’une attitude que d’un style en soi. Si on entend par style l’ensemble des caractéristiques qui définissent la production d’un artiste, alors oui, on peut dire que le mien était de ne pas en avoir. Par contre, et c’est comme cela que j’entends ce terme, si le style est une « manière d’écrire ou de parler très personnelle » (définition du dico pour le style littéraire) cela veut dire qu’il y a des artistes qui utilisent, de manière plus ou moins délibérée, un certain nombre de codes visuels ou de matériaux qui font que leurs œuvres sont quasi immédiatement associables à leur personne. D’où un effet de signature qui fait qu’une photo noir et blanc floue est immédiatement associée à Boltanski, un tube fluo standard à Dan Flavin, du stylo bille et du scotch marron sur du carton à Thomas Hirschhorn… Une autre manière, peut être moins directe et moins évidente, de mettre en place cet effet de signature consiste à organiser et développer une production artistique sous l’égide d’un sujet, ce qui procure une double facilité de lecture et d’appréhension de l’œuvre : d’une part celle-ci contient un propos et est donc plus facilement assimilable, résumable et médiatisable par l’artiste lui même et par les curateurs et critiques lorsqu’ils sont particulièrement feignants (effet pitch), de l’autre l’artiste se donnant un sujet de travail se met pour moi dans la position d’un lycéen écrivant une dissertation, c’est à dire qu’il répond à quelque chose d’extérieur à l’œuvre, à une nécessité extérieure, et que l’œuvre n’est du coup souvent que l’illustration ou la formalisation d’une idée (le sujet auquel il répond). Si on prend par exemple le Big One World de Bruno Peinado : bonhomme Michelin (= Blanc = objet publicitaire = signe iconique = franchouillard) + Black Panther (= Noir = révolution = signe iconique = USA)= non pas comme l’artiste l’affirme créolisation mais plutôt signe de la créolisation. De deux signes il fait un troisième, facilement assimilable, compréhensible, n’ouvrant sur rien d’autre que sur lui-même (autisme). D’où, bien sûr, la fortune médiatique de cette œuvre puisque elle est elle-même signe médiatique…
Ce qui me gêne dans le style (au sens où il produit de la reconnaissance immédiate) c’est qu’il me semble être une facilité et surtout qu’il produit un effet d’autorité et de propriété, deux aspects qui sont incompatibles avec ma conception de l’art. Et donc, non, le fait de ne pas avoir de matériaux ou de techniques de prédilection et donc d’éviter l’association immédiate de mon œuvre à ma personne ne peut pas être qualifiée de style en soi, mais, comme je le disais plus haut, me semble plus être une attitude. Et c’est le fait que cette attitude soit d’opposition à ces deux manières de travailler (effet signature et sujet de travail) qui m’a fait réaliser à un moment que c’était une « réaction adolescente ». J’ai réalisé que j’étais dans une attitude négative (le refus de me soumettre à ce que je considérais – à tort ou à raison ou naïvement– être la Loi du milieu) et qu’une telle négativité ne me semblait pas être très constructive. J’ai toujours eu envie de travailler dans l’affirmation, de travailler POUR et non pas CONTRE (d’où le titre de ma première expo Chez Valentin qui était OUI), c’est pourquoi j’ai compris que ces questions de style et de sujet n’étaient en fin de compte plus si importantes que ça pour moi, que je les avais jusqu’alors constituées en moulins à vent, que c’était de ma part une technique assez connue et facile consistant à se fabriquer des ennemis afin d’avoir quelque chose contre quoi se battre (avec ce que cela comporte forcément de sentiment d’héroïsme et d’abnégation). Bien sûr, toute cette question prend ici un aspect bien plus important et déterminé que cela n’a été en réalité dans mon travail et mes réflexions, c’est un effet grossissant dû à l’entretien.
Sinon, anticipant peut-être une prochaine question, je ne pense pas qu’à partir de Conatus, j’ai renié ce que je pensais auparavant en mettant en place un sujet (le conatus) et un style (des couleurs, des formes, des matériaux) : le conatus spinoziste n’est absolument pas un sujet de dissertation formelle que je développerai d’expo en expo ) mais bien le point de départ d’un chemin qui se trace et se dessine en avançant (contrairement à l’article très professoral qu’a écrit Frédéric Wecker dans le dernier Art21, dans lequel il se place dans une relation maître-élève et discourt pendant quatre pages pour savoir si j’ai bien compris ce concept et si mes œuvres l’illustrent bien. On a ici le cas typique d’un observateur ne regardant pas les œuvres et tentant à tout prix de les rabattre sur son champ de compétence et de savoir). Et ce chemin me semble comporter tout autant de variété et d’hétérogénéité stylistique qu’avant, si ce n’est que les œuvres et les expositions sont depuis 2006 réunies arbitrairement par un titre commun, qui, même s’il les fédère, leur laisse toute leur autonomie. Conatus est pour moi avant tout affirmation du désir à l’œuvre dans le travail. Ce désir existait dans mon travail avant 2006, avant que je ne le nomme, il est juste pointé, affirmé et assumé comme ce qui réunit mon travail.
Et puis, pour finir sur une (apparente) contradiction, j’adore le travail d’artistes dont le style est immédiatement reconnaissable : Warhol, Hirschhorn…

 

12/04/2010 : EM : D’après les deux expositions que j’ai vues à la Galerie Vallois en 2006 et 2009, celle du Grand Palais en 2008, ou les images d’autres expositions, je n’ai pas l’impression que Conatus comporte comme tu le dis « autant de variété et d’hétérogénéité stylistique qu’avant ». En évidence, les formes sont différentes et variées. Mais dans le fond elles me semblent gérées pour la plupart par une recherche de la forme élémentaire proche d’une esthétique minimaliste pop, le tout mâtiné de quelques variables énigmatiques comme des masques. Sans oublier bien sûr le principe de l’assemblage qui fait que l’ensemble des pièces est régi par un tout supérieur à la somme de ses fonctions. De plus, elles me semblent déconnectées de ce qui les nourrit, c’est-à-dire cette notion de désir qui est a priori le moteur de la pensée Conatus. Et en même temps, ce qui est troublant, c’est que parallèlement à cela, tu mets en place des expériences comme pour la Force de l’art en 2009, ou aux ateliers des Arques en 2008, ou encore The Forest pour un centre d’art en Espagne en 2008, qui font que tout ce travail apparaît comme une recherche de l’origine de l’art, justement par la recherche de la forme élémentaire. Mais au lieu de rechercher les figures de la grotte préhistorique, ce serait la préhistoire d’une autre histoire que tu creuserais. Laquelle ? Je ne sais pas…

 

15/04/2010 : BA : Premier point auquel je réagis : la déconnexion que tu ressens entre les œuvres et la notion de désir. Encore une fois, le désir ne nourrit pas ces œuvres, pas plus que les œuvres n’illustrent ce qu’est le désir ou le conatus. En groupant mon travail sous ce terme j’ai voulu affirmer son unité et affirmer que cette unité se faisait sous le signe du désir. C’est tout. C’est une affirmation et il ne me semble pas important de tenter de vérifier son exactitude, tout bonnement parce que l’art n’est pas une science et qu’il n’a donc pas à vérifier les postulats qu’il pose. Ce que n’a pas compris F. Wecker qui, lui, essaye d’analyser le degré de ma compréhension du conatus (et pour moi, peu importe qu’il trouve ma compréhension bonne ou mauvaise, ce que je trouve dommage est qu’il place l’analyse sur ce terrain de la compréhension). Il n’y a pas plus – mais pas moins non plus – de liens explicites entre le désir et mes œuvres depuis 2006 qu’il n’y en avait auparavant. Je pense que l’art est une manière de se constituer en tant que sujet, et qu’un sujet sans désir est un sujet mort, ou un non-sujet, ou un sujet non réalisé. Le désir n’est pas une fin en soi, c’est au contraire un moteur, donc ce qui nous permet d’avancer en traçant ce chemin de formes et d’attitudes (l’art) qui fait que nous pouvons devenir des sujets. Je pourrais presque dire, en fin de compte, que l’art et le désir sont deux manières différentes de nommer une même chose.
Second point : je pense effectivement rechercher quelque chose d’élémentaire, de premier, de fondamental mais plus que d’une forme élémentaire (notion à laquelle je ne crois pas, pas plus qu’à celle d’une langue originelle dont découlerait les autres) il me semble qu’il s’agit, comme tu l’écrivais dans ta question, d’une recherche de l’origine de l’art ou de la nature même de l’acte créatif (rien que ça!!!). Alors, effectivement, ça se traduit, dans les titres ou dans les références convoquées dans les œuvres, par des termes ou des signes renvoyant à des temps très anciens (les termes Gondwana ou Cambrien par ex. ou les strates géologiques, ou encore les empreintes de mains négatives sur des posters…), mais ce n’est pas le fait que ces éléments soient anciens qui m’intéresse le plus, mais plutôt la distance et la durée qui nous en séparent et donc l’énergie mise en jeu entre ces époques et aujourd’hui, et le chemin qu’il nous faut parcourir pour nous y connecter (l’énergie tellurique mise en jeu pour fractionner Gondwana en plusieurs continents, l’énergie déplaçant les strates rocheuses, la durée de fabrication d’une stalactite, les forces et le temps nécessaires pour transformer du charbon en diamant…).
Et puis sinon, j’aimerais bien que quelqu’un (toi ?) m’explique un jour précisément ce qu’est cette fameuse « esthétique minimale pop »… Je ne vois pas très bien en quoi, par exemple, des ramifications (rappelant des bois de cervidés ou des coraux) recouverts de ruban adhésif marron participent de cette esthétique. Et les bornes de porcelaine sanitaire blanche de Contrôle qui datent de 1997, c’est minimal pop ou pas ? Si oui, alors ça ne date pas de Conatus, en ce qui me concerne.
En revanche, là où je te rejoins plus volontiers, c’est sur le fait que les formes produites dans Conatus sont le plus souvent des formes simples, inspirées d’éléments minéraux ou végétaux (cristaux, diamants, coraux, ramures, stalactites, stalagmites, strates). Toutes ces formes ont surtout en commun d’avoir un rapport à la croissance, au développement, à une temporalité longue et lente plus que d’être simples ou premières.
Quant aux masques je crois qu’ils sont bien plus qu’une simple variable énigmatique. D’un point de vue strictement pratique, ils me permettaient aux Arques de tourner avec des acteurs différents tout en donnant l’apparence d’un groupe constitué. Ils permettent aussi de relier formellement des projets entre eux, de par leur simple présence. Ils sont des possibilités d’expérimentation sculpturales et colorées qui reprennent des motifs, des matériaux, des techniques présents dans d’autres œuvres. Ils sont l’indication de l’aspect de rituel que comportent les actions menées avec les objets. Ils renvoient à l’univers du carnaval, de la fête, de l’enfance, du film d’horreur… En tous cas, Conatus a indéniablement à voir avec l’origine et la transformation.

 

30/11/2010 : EM : Je ne cherche pas comme Frédéric Wecker à vouloir absolument trouver le lien entre ton œuvre et le texte de Spinoza. Je cherche tout simplement à comprendre ce que signifie pour toi le terme de désir. Tu parles de « moteur qui permet d’avancer en traçant ce chemin de formes et d’attitudes (l’art) ». Tu parles aussi de « machine à produire désirante ». Mais qu’est-ce cela signifie exactement ? N’est-ce pas un lieu commun que de dire que l’art est issu d’un moteur, d’une envie qu’on appelle communément la créativité ? Ou peut-être que je me trompe et que le désir chez toi revêt une signification autre ? Par ailleurs tu sembles dire entre les lignes que l’art n’a pas forcément besoin d’explications. Est-ce là aussi une erreur d’interprétation de ma part ou une réelle pensée ?

 

09/12/2010 : BA : Je crois qu’en fait tout ça est assez simple et qu’on s’est embarqué petit à petit, distance temporelle entre les questions aidant, dans quelque chose de bien trop confus. Et j’ai de plus en plus l’impression de me laisser aller à un ton docte et sentencieux, comme si je me devais de te faire un cours universitaire tantôt sur mon travail tantôt sur Spinoza et le conatus. Tu peux prendre ça pour un reproche, mais pour un reproche dont nous partageons la responsabilité. Alors je vais essayer de conclure sur cette idée du conatus et donc du désir autour de laquelle nous tournons depuis un an et qui me semble être l’arbre qui cache la forêt. Donc. Je n’accorde pas de signification particulière au mot « désir », mais il existe tout de même deux conceptions assez opposées du terme. La première et la plus couramment admise et utilisée conçoit le désir comme une aspiration vers quelque chose qui répond à une attente et comme la tentative de résolution de la tension créée par ce manque. Ici le désir est quelque chose vers lequel on tend (un objet, un être, une situation [gloire, richesse, etc.]…), donc quelque chose d’absent, et il est donc également quelque chose d’extérieur à celui qui désire. La deuxième conception, qui est celle de Spinoza, pose qu’il n’y a rien d’extérieur au désir, et donc qu’il n’y a rien dont il manquerait. Le désir n’est pas relié à un objet extérieur qu’il s’efforcerait d’atteindre, le désir c’est l’essence de l’Homme, c’est l’humanité même. Ce n’est donc plus un but à atteindre mais ce qui nous motive, nous meut, dans notre humanité même. Et contrairement à ce que tu dis je n’ai pas du tout l’impression qu’affirmer que cette idée-là du désir est au cœur de l’activité artistique soit un lieu commun. C’est peut-être une évidence dans la conception que tu te fais de l’art, et si c’est le cas je partage cela avec toi, mais cette évidence me semble très rarement présente dans ce que je peux voir la plupart du temps dans des expositions. Il ne s’agit pas pour moi, bien sûr, d’affirmer que cette conception-là de l’art comme étant une activité engageant l’artiste dans ce qui est chez lui le plus profondément humain soit la seule, la vraie et l’unique, mais juste d’affirmer que c’est la mienne, que j’y tiens et que c’est ainsi que je conçois ma pratique. Sinon, petit détail sémantique, je n’ai pas employé l’expression « machine à produire désirante » qui sonne un peu trop For Ever Deleuze mais celle de « machine à produire », tout court, bien moins culturellement et symboliquement chargée, et qui est une autre manière de décrire  un des aspects importants de Conatus qui est celui de « dispositif me permettant de générer des formes » (entre guillemets car je me cite 5 réponses plus haut).
Enfin, concernant la dernière partie de ta question, bien sûr que l’art n’a pas « besoin » d’explications !!! Et encore moins « forcément besoin »! Il aurait besoin d’explications dans quel but, d’après toi ? Car dire que l’art a besoin d’explications c’est le concevoir comme quelque chose à comprendre, quelque chose qui aurait une signification qu’il s’agirait pour le spectateur de décrypter, avec parfois la nécessité d’une médiation physique ou textuelle, dans des cas de « grande complexité ». Ce qu’on peut admettre, c’est que l’accès à une œuvre bien précise soit parfois facilité par une mise en contexte historique ou culturelle, et que la pensée produite autour ou à partir de l’art soit même parfois intéressante, et puisse même en retour nourrir la pratique des artistes. Mais cela ne peut jamais annuler l’absolue souveraineté de l’art. C’est ce qui m’a fait choisir le poème d’Angelus Silésius comme titre de mon exposition au FRAC à Reims l’année dernière : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». L’œuvre d’art, l’art, se foutent totalement d’être vu, et encore moins compris : il est là, il existe, il se donne et s’offre comme absolue présence et basta ! Mais cela ne veut absolument pas dire que moi, en tant qu’artiste, je sois indifférent aux rencontres, échanges, débats que l’œuvre peut susciter, sinon je ne serais pas en train de te répondre…
23/12/2010 : EM : Je t’avoue que je découvre avec toi cette conception du désir de Spinoza qui me laisse perplexe. Comment en effet créer du désir s’il n’y a pas une motivation, si rien n’est extérieur au désir ? Pour moi le désir ne naît pas d’un manque mais d’une volonté. Pour la petite histoire je vais te raconter une histoire… Pendant des années, j’ai rêvé tous les soirs en m’endormant que je tenais un révolver en le braquant dans le vide comme si je souhaitais viser (et donc tuer ?) quelqu’un que je ne voyais pas. Je prenais cela comme l’expression d’une forme d’agressivité qui dormait en moi jusqu’au jour où des amis psychanalystes m’ont dit qu’il s’agissait d’un cas d’école de personnes obsédées par le désir d’accomplir quelque chose. Le geste est celui d’une cible que l’on vise et on le nomme « volonté ». Mais je ne suis pas sûr que cela provienne d’un manque. Il s’agit juste du plaisir de faire et de créer, ce qui à mon sens correspond à la pensée de beaucoup d’artistes. Je continue à croire que l’art est avant tout le fruit de cette volonté, de ce désir. Sauf que les meilleures volontés du monde ne font pas forcément les meilleurs œuvres. Cela se saurait en tout cas. Mais laissons tomber là le désir. Passons désormais à la question de « la machine à produire ». Elle ne se voit pas formellement dans Conatus. Ce qui n’est pas un défaut en soi bien sûr. Mais où se situe-t-elle ? Dans la répétition ? Dans ce désir invisible ? Ou n’est-elle qu’une métaphore ? Ensuite nous reviendrons sur la « souveraineté de l’art ». Mais dans une question suivante que je garde au chaud.

 

08/01/2011 : BA : Si l’on considère que le désir est en soi et qu’on le projette vers un objet, est-ce que cela ne résout pas cette apparente contradiction ? Un exemple classique à propos du conatus est de dire que ce n’est pas parce qu’une femme est belle qu’on la désire, mais à l’inverse que c’est parce qu’on la désire qu’on la trouve (donc qu’elle est) belle. Et tu dis d’ailleurs bien que pour toi « le désir ne naît pas d’un manque mais d’une volonté », ce qui n’est pas éloigné de ce que je raconte, et en tous cas bien différent de la conception commune. Et plus loin, quand tu parles du « plaisir de faire et de créer », là aussi tu es très proche de ce que j’entends par conatus. J’ai de plus en plus le sentiment en observant la forme que prend cette correspondance que nos avis et conceptions de l’art et du désir sont bien plus proches que tu ne l’imagines, et que c’est le fait que j’ai à un moment choisi d’utiliser un terme philosophique biscornu et latin qui t’a fait tiquer. Voilà!
Et maintenant la « machine à produire »… J’avais remarqué en 2001, à l’époque où j’ai réalisé la version vidéoclub de Cosmos, combien le fait que je me sois donné un cadre (concevoir les 200 différentes jaquettes de 200 films portant le même titre) me permettait de me laisser aller, justement, à un plaisir simple et déculpabilisé de création de formes. Je me suis rendu compte que je parvenais bien mieux à m’autoriser des libertés à l’intérieur d’un cadre prédéterminé qu’en dehors de toute contrainte. Rien de bien original là-dedans, mais important pour moi néanmoins, vu ma fréquente propension au doute et au blocage. J’ai donc essayé plusieurs fois de remettre en place ce système de cadre, ou de structure. On peut le voir par exemple à une petite échelle dans la pièce Operation Restore Poetry où j’avais réalisé une vingtaine de posters portant des statements (noms d’œuvres ou autres) dans des typos très fantaisistes, ou encore dans le système combinatoire du dessin animé de Flash Forward. En posant que Conatus était une série, au sens de série télévisée, je me suis donné un cadre doublé d’un référent culturel qui me permet un développement dans le temps (comme les épisodes ou les saisons d’une série) et la production d’œuvres que je considère comme les personnages de la série, avec ce que cela permet et implique de développements potentiels. Tu as bien raison de remarquer que tout ceci ne se voit pas formellement dans Conatus, et je suis donc bien sûr d’accord avec toi pour dire que ce n’est pas un problème car il s’agit de cuisine interne et pas du tout d’une affirmation de type Warholien. Je ne veux pas être une machine, j’ai juste parfois besoin de poser des repères pour donner libre cours à mes idées/envies/désirs/imaginaires…
23/01/2011 : EM : Ce qui me fait « tiquer » (j’adore ce mot) c’est en effet ce mot « conatus » pour exprimer le désir alors que le désir s’appelle désir, mais surtout c’est que le désir et l’art sont pour moi des pléonasmes. Pour moi l’art c’est le désir de faire. C’est pour cela que ça me fait rire quand on dit « n’importe qui peut faire cette œuvre ». C’est faux car « n’importe qui » n’a pas le désir de le faire sinon il serait artiste (bon ou mauvais artiste). Mais ce n’est pas cela que je voulais vraiment évoquer. Tu dis dans ton avant-dernière réponse que l’art est souverain. Moi je n’y crois absolument pas. Chaque œuvre a besoin d’une médiation, qu’elle soit culturelle ou contextuelle comme tu le dis, mais aussi textuelle, factuelle ou simplement orale. Cela vient peut-être d’une déformation professionnelle, ou du fait que je sois au départ un autodidacte et qu’il a fallu que je me documente beaucoup pour comprendre l’art de notre temps et l’art tout court car au départ je n’y comprenais rien sans lire les explications dans les livres ou les revues. Ou cela vient du fait que la plupart des artistes que j’aime me semblent avoir produit une « œuvre ouverte » selon la fameuse expression d’Ecco, c’est-à-dire une œuvre ouverte à l’interprétation multiple. Tu me diras aussi « qu’interprétation » et « explication » ne veulent pas dire la même chose. Moi je te dirai qu’explication est la version figurative de l’interprétation. Mais au fond si je m’arrête sur ce point, c’est que je suis en train de me dire que Conatus est une œuvre qui souhaite peut-être délibérément échapper à l’explication et que c’est peut-être pour cette raison que nous butons sur son interprétation ? Ne serait-ce pas là le sésame ? Si cela est vrai, cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter cet entretien, mais qu’il faut que je mette à poser des questions différemment.

 

24/01/2011 : BA : Éric, c’est assez marrant comme tu me fais dire des choses que je ne dis pas… Encore une fois on tourne autour de cette question du désir depuis un bon moment et comme tu le dis à la fin de ton email je me demande s’il ne faut pas que tu changes d’angle et que tu poses les questions différemment. Désir n’est pas égal à conatus, sinon, effectivement j’emploierais le premier terme : le conatus c’est l’idée du désir comme MOTEUR !!! Comme force qui nous meut, nous anime et cette idée-là n’est pas inscrite dans le terme désir lui-même. Le désir on peut en faire ce qu’on veut, on peut le considérer de plein de manières différentes, comme quelque chose qui nous manque, voire comme quelque chose d’essentiel, ou encore d’autres choses. Spinoza pose que c’est ce qui nous anime, au-delà, ou plutôt en deçà, de notre volonté propre.
Quant à la souveraineté de l’art, ce que je veux dire par là c’est qu’il y a dans l’art, dans l’œuvre d’art quelque chose qui échappe toujours irrémédiablement à l’explication et à l’interprétation. Cela ne veut en aucun cas dire qu’il ne faille pas de médiation pour rencontrer une œuvre, et d’ailleurs le contexte dans lequel une œuvre est présentée (le fait qu’elle le soit dans un espace donné avec ses caractéristiques physiques, architecturales, culturelles, qu’elle soit inscrite au sein d’une exposition donnée, de groupe ou personnelle, avec un « thème » ou pas… bref son contexte d’apparition) est déjà en soi une forme de médiation. On ne rencontre jamais une œuvre toute seule, elle est toujours inscrite à la fois dans l’histoire personnelle du spectateur et dans un contexte historique, social et culturel… Donc, oui, on peut envisager médiation et explication, et c’est d’ailleurs le rôle des structures d’expo (musées, centres d’art etc.) et des critiques, et je n’ai rien contre ça (tant que ça ne supplante pas la rencontre et n’interfère pas exagérément avec elle, comme c’est trop souvent le cas, mais c’est vraiment un autre problème). Mais en tout cas ce n’est pas à l’artiste de remplir cette fonction et d’autre part, encore une fois, une œuvre n’est jamais réductible aux explications, interprétations et médiations, quelles que soient leurs qualités.
Je ne pense pas que mon travail depuis Conatus veuille plus qu’avant échapper à l’explication. Là où je peux peut-être te rejoindre c’est en disant que je souhaite bien plus qu’avant que le spectateur, en fin de compte, se trouve dans sa rencontre avec l’œuvre dans un face à face avec lui-même, au-delà des connaissances, explications, interprétations, au-delà de la culture donc. C’est un souhait de ma part, quelque chose que je considère comme primordial dans le rapport à l’art, mais en aucun cas quelque chose que je veux imposer. Et bien sûr ça n’invalide en rien la médiation. Je pense que ça remet juste les choses à leurs places et à leurs importances respectives.

 

28/02/2011 : EM : Dans une réponse précédente tu suggères que Conatus est construit comme « une série, au sens de série télévisée ». Tu dis aussi que cela ne se voit pas formellement. Néanmoins, peux-tu aller un peu plus loin sur ce rapprochement ? En prenant appui pourquoi pas sur des exemples au fil des œuvres ? En effet j’ai très envie de savoir comment évolue Conatus depuis son premier épisode en 2006 à la galerie Vallois ?

 

14/03/2011 : BA : En dehors de ce que j’ai déjà développé dans d’autres réponses, une des raisons qui m’a décidé à considérer et entreprendre Conatus comme une série télévisée tient au simple fait que j’en suis depuis longtemps un grand fan. Enfant, je passais mes samedis après-midi à regarder une émission qui s’appelait La Une est à vous dans laquelle les spectateurs devaient voter par téléphone pour les séries qu’ils voulaient voir. C’est là que j’ai découvert ce qu’on appelle aujourd’hui des séries-cultes comme Les EnvahisseursLes mystères de l’OuestChapeau Melon et Bottes de cuirCosmos 1999, ou Princesse Saphir. J’adorais ça et, au-delà des histoires de chaque épisode, j’adorais retrouver les mêmes personnages de semaine en semaine, même si j’ai réalisé ensuite que les épisodes étaient diffusés dans un ordre absolument pas chronologique, et donc sans aucun souci d’éventuelles évolutions des personnages. Puis plus tard, ça a été les chocs du Prisonnier, de Twin Peaks puis de Lost. J’ai eu, dès la même époque, le même type de rapport avec la bande-dessinée, que ce soit d’abord avec des magazines hebdomadaires ou mensuels ou bien avec des albums : il y avait là aussi des personnages dont je suivais les aventures de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année… Et donc, avec Conatus, j’ai eu envie pour moi-même mais aussi pour le spectateur d’établir et de proposer ce même type de rapport suivi sur une temporalité assez longue, même si j’avais bien conscience que le medium que j’utilise ne s’y prête pas forcément. Considérer une pièce non pas uniquement dans le rapport qu’elle entretient au seul moment de sa présentation publique (son exposition, donc) mais plutôt comme quelque chose de non-figé, de non-définitif mais pouvant se modifier, évoluer au gré des « épisodes » de Conatus m’intéressait car cela permettait d’introduire une notion de temporalité qui s’étende et se développe d’exposition en exposition.
C’était aussi poser comme un postulat que j’entreprenais quelque chose dont j’ignorais les développements futurs, quelque chose auquel était dès le départ intégré un aspect narratif. Quand je dis que cela ne se voit pas forcément (et pas que cela ne se voit pas formellement), c’est parce que j’ai bien conscience que les rapports qu’entretiennent les spectateurs aux arts plastiques ne sont pas du même type que ceux des téléspectateurs aux séries : la fréquence d’une série TV est bien plus grande que celle de mes expositions, qui sont plus éloignées dans le temps les unes des autres. Dans les séries TV la narration est un des éléments constitutifs principaux, les personnages et leurs histoires, aventures et développements sont bien plus évidents.
Pour être plus précis, je vais prendre quelques exemples de d’œuvres ou d’éléments que l’on retrouve d’exposition en exposition : si l’on prend le mobile Conatus : Bande-Annonce, présenté au Palais de Tokyo en 2006, il est constitué d’un ensemble de formes en équilibre les unes avec les autres. L’un de ces éléments est un assemblage de cornières d’aluminium dans une forme évoquant des coraux ou des bois de cerfs : on retrouve des éléments semblables dans d’autres mobiles présents dans l’exposition Conatus : Pilote à la galerie Vallois la même année, soit dans le même matériaux, soit recouverts d’adhésif marron, soit encore en tubes de carton, posés sur la structure en plexiglas miroir rouge Gondwana. Ces formes coralliennes se retrouveront en 2008 dans l’exposition Conatus : A Forest, toujours en tubes de carton, mais à une échelle bien plus grande, et non plus isolées mais formant un volume sculptural à l’intérieur duquel le spectateur pouvait se déplacer. Enfin, en 2009, dans Conatus : La rose est sans pourquoi, les coraux étaient présents à la fois dans certains mobiles mais surtout posés au sol, chacun d’une couleur unique et vive, et là encore dans différents matériaux (polystyrène extrudé + bois + résine acrylique). Ici, l’analogie avec la série se fait au niveau de personnages récurrents que l’on retrouve d’épisodes en épisodes, parfois semblables, parfois modifiés (taille, matériaux, couleur, position dans l’espace). Envisager les œuvres comme des personnages revient donc à insister sur une certaine continuité qui existe d’une exposition à l’autre. Autre exemple, les cartels et les titres des œuvres. Dès Conatus : Bande-Annonce au Palais de Tokyo, j’ai tenu à ce que les titres soient matérialisés. La première raison était que je trouve les cartels des lieux d’expositions souvent formellement atroces, mais surtout impensés, faisant partie d’un habillage de l’œuvre pseudo-neutre et s’accompagnant d’un texte jouant le rôle d’éléments de médiation au contenu souvent indigent. Je pensais qu’en formalisant le titre je pouvais court-circuiter les cartels et ces éléments de médiation qui expliquent (en fait enjoignent) au spectateur ce qu’il va ressentir face à l’œuvre. Bien sûr, il n’en a rien été. L’autre raison, sûrement plus importante, correspond à l’intérêt que je porte depuis toujours (Les femmes riches sont belles, 1996) au mot, dans son aspect poétique, énonciatif, performatif mais également dans son aspect formel et typographique. D’où le fait que tous les épisodes de Conatus (ou presque!) aient comporté des titres matérialisés que ce soit des titres d’œuvres ou le titre même de l’exposition. Parfois, comme dans Conatus : Joie, 2006, il y a même inversion de taille et d’importance visuelle (et donc brouillage) entre l’œuvre et le titre. Donc, de même qu’un personnage peut être reconnaissable d’expo en expo par sa forme ou son matériau (les coraux) il peut aussi l’être par son statut (le titre). Voilà un petit peu comment Conatus, sous les aspects liés à une correspondance avec les séries TV, a évolué depuis 2006.

 

20/03/2011 : EM : Si chaque œuvre est envisagée comme un personnage, considères-tu chaque exposition comme un épisode ? Si oui (ce que je suppose) comment se construit cet épisode ? À partir d’une trame ? D’une suite logique de « faits » ? Au contraire d’une totale autonomie de chaque épisode ? Ou autre chose ?

 

26/03/2011 : BA : L’analogie Conatus = série implique effectivement que chaque exposition est un épisode, que chaque œuvre est un personnage et que l’on suit leurs évolutions d’exposition en exposition. Cela dit, plus qu’une articulation par des conséquences d’ordre logique, décréter que Conatus est une série m’intéressait encore une fois en tant que postulat de base, en tant que grille de lecture possible et aussi car cela permettait d’envisager une narration sous-jacente à l’ensemble. Dès lors, il n’y a pas vraiment de trame ou de « suite logique de faits » d’épisode en épisode. Ce qui relie chaque exposition, au-delà de l’hypothèse de base, est un mélange d’autonomie et de corrélations, formelles ou thématiques. On retrouve par exemple dans quasiment toutes les expositions cette attention portée à la formalisation des titres (titres des expositions elles-mêmes ou titres des œuvres) qui prennent une forme plastique dont je parlais dans ma réponse précédente, ou encore des formes récurrentes. J’avance donc un peu à la manière d’un écrivain qui aurait créé des personnages et qui les laisserait se développer au fil de l’écriture. D’où l’importance et la récurrence d’œuvres renvoyant directement à la notion de croissance ou d’évolution (les coraux, les Sunflowers, les stalactites, stalagmites, les Stratas…), notion qui en implique obligatoirement une autre : celle de temporalité. La temporalité peut être à l’échelle de l’exposition (les titres constitués de tubes fluorescents, dont un seul est allumé le jour du vernissage et qui s’éclairent progressivement puisque un nouveau tube est allumé chaque jour) ou bien à une échelle bien plus grande avec les Stratas, qui, symboliquement, renvoient aux durées extrêmement longues de la géologie. Cela dit, si l’on prolonge la métaphore de l’écrivain, Conatus : Pilote et Conatus : Timescape peuvent correspondre à des moments de présentation de personnages, des scènes d’introduction lors desquelles sont exposés les enjeux et questionnements formels et théoriques. Ensuite, les autres épisodes, Conatus : A ForestConatus : AMIDSUMMERNIGHTSDREAMConatus : celui dans la grotteConatus : le danseur et Conatus : La rose est sans pourquoi ont chacun des caractéristiques propres et une relative autonomie. On pourrait les envisager comme des chapitres isolés, des fragments d’un ensemble plus vaste, des moments tirés d’un développement plus ample dont ne seraient visibles que des extraits. Quand je parle de leurs caractéristiques propres, je pense aussi aux circonstances dans lesquelles ces épisodes ont été conçus et réalisés : Conatus : A Forest a été pensé pour un très grand espace dans un centre d’art, Conatus : AMIDSUMMERNIGHTSDREAM a été développé lors d’une résidence de deux mois aux Arques, un petit village du Lot, où les œuvres étaient réalisées et présentées en pleine nature, Conatus : celui dans la grotte se déroulait à la galerie Vallois, Conatus : le danseur utilisait la scénographie et les œuvres d’autres artistes de la seconde édition de la Force de l’Art comme décor et enfin Conatus : La rose est sans pourquoi était une exposition dans un FRAC, basée sur un quatrain du poète et mystique Angelus Silesius. À chaque fois les espaces, les conditions et temps de travail, les moyens financiers étaient très différents.
Pour répondre plus précisément à la question de la construction de chaque épisode, celle-ci résulte donc bien sûr des points communs déjà évoqués, mais aussi de problématiques particulières à chaque fois. Pour Conatus : La rose est sans pourquoi, par exemple, j’avais envie, entre autres, de réaliser de nouveaux mobiles plus simples que les premiers (j’entends par là comportant chacun moins d’éléments), de systématiser la présence d’une source lumineuse dans chacun des mobiles, de développer les formes coralliennes, mais surtout de baser l’exposition sur le quatrain de Silesius, d’un point de vue tant plastique que poétique, spirituel ou philosophique.

 

04/07/2011 : EM : Ce principe de croissance est très clair, notamment formellement quand je repense à toutes les étapes que j’ai pu voir ou par rapport aux images que je viens de reconsulter sur ton site. Mais cela nécessite qu’on puisse réunir toutes les étapes de Conatus pour constater l’état de son évolution. Est-ce une chose envisageable pour toi ? Et si oui, comment envisagerais-tu cette exposition ? Toutes les étapes confondues ? Ou restituer chaque étape telle quelle ?

 

13/09/2011 : BA : J’ai dès le début pensé Conatus comme quelque chose se développant dans le temps, sur une durée assez longue, bien que non déterminée par avance. La série a débuté en janvier 2006, il y a de cela presque 6 ans maintenant… Contrairement aux séries télévisées, qui sont suivies par des milliers, voire des millions de spectateurs, je suis le seul, je pense, à avoir connaissance de tous les épisodes de Conatus. Il est donc évident que les croissances et les évolutions des différents personnages, ou formes, développés depuis 2006, n’apparaissent pas de manière flagrante à des spectateurs n’ayant vu que quelques-uns des épisodes. Pour développer le parallèle avec les séries tv, il existe au début de chaque épisode des séries feuilletonantes (celles dont l’histoire se développe d’épisode en épisode, de saison en saison) ce qu’on appelle le previously, et qui est un résumé de quelques secondes des développements récents ou des fondamentaux de la série. De même, à l’échelle des saisons, existe le recap, qui est un épisode diffusé à chaque début d’une nouvelle saison et qui, comme son nom l’indique, récapitule les évènements des saisons précédentes. Pour Lost par exemple, qui a duré six saisons, donc six années, il fallait attendre 6, voire 9 mois, entre le dernier épisode d’une saison et le premier de la suivante. Le recap avait donc pour fonction de remettre le spectateur dans le bain, de resituer les personnages et les enjeux narratifs. Et comme chaque recap avait la durée classique d’un épisode, ils étaient d’année en année de plus en plus denses et élagués à la fois…
Si je devais un jour réunir l’ensemble des épisodes de Conatus, cela pourrait effectivement prendre la forme d’une exposition, mais aussi celle d’une publication. Je t’avoue que je n’ai pas encore réfléchi à la forme qu’une exposition de cette sorte pourrait prendre, mais comme ça, à brûle-pourpoint, je pense que je choisirais une forme de display partiellement chronologique qui synthétiserait et développerait les recherches les plus importantes, avec des regroupements par familles de formes et des mise en échos thématiques, conceptuelles et formelles. Mais j’aime aussi l’idée que les œuvres et les expositions ont leur vie propre et qu’il ne faut pas à tout prix tenter de regrouper tout ça. De toutes manières, une exposition présentant l’ensemble, ou une grande part, des œuvres conçues pour, ou par, Conatus ne pourrait jamais entièrement rendre compte de la part de développement temporel de ce projet. En fait, je pense qu’une exposition de cette sorte devrait comporter des œuvres préexistantes mais également des œuvres nouvelles qui traiteraient encore plus spécifiquement de cette question de la croissance, de l’évolution et du développement.

 

31/01/2012 : EM : L’épisode qui m’a le plus marqué, ou du moins que je trouve le plus singulier est celui du « danseur », danseur de claquettes si mes souvenirs sont bons. Il s’agit d’une vidéo. Sa production a-t-elle était induite par le cadre son existence (le Grand Palais à Paris au moment de La Force de l’Art en 2009) ou son profil existait-il déjà avant l’invitation qui t’a été faite de participer à cette  manifestation ? De mon côté, j’ai ressenti cette œuvre comme un désir d’échapper à cette grande messe de l’art en créant ce personnage énigmatique qui déambule la nuit au milieu des autres œuvres toutes aussi grandiloquentes les unes que les autres. Est-ce cela ? Ou autre chose ? À l’opposé j’ai été totalement désemparé par une autre étape de Conatus : ce film réalisé lors de ta résidence dans le village Les Arques en 2008. Je n’ai pas compris son caractère pastoral et grotesque à la fois, avec ces personnages qui déambulent dans la campagne en mimant des gestes incongrus. À moins que ces gestes soient liés à l’origine des choses et à leur transformation comme tu le suggères un peu plus haut dans notre entretien ?

 

18/02/2012 : BA : Le premier film dont tu parles et dont le titre exact est Conatus : La nuit du Danseur, provient comme souvent chez moi d’un mélange entre une idée ou une envie préexistante et la réaction à un contexte précis. Ça faisait longtemps que j’avais envie de filmer un personnage se déplaçant de nuit dans un espace muséal vide. J’avais déjà plus ou moins tenté cela avec TR1ANGL3, en 2008, qui est un film tourné en utilisant l’exposition Cosmodrome de Dominique Gonzales-Foster à l’ARC comme un décor ou un arrière-plan. C’est un long plan séquence à la steadycam qui parcourt l’espace d’exposition et révèle  un groupe de musique en train de jouer un morceau. Je n’aime pas trop ce film, que je trouve trop illustratif, trop facile peut-être aussi. Mais les idées de la traversée nocturne d’une exposition vide de spectateurs, d’un rapport à la musique, d’une ambiance onirique étaient déjà là. Si on remonte encore plus en arrière, ces deux films ont à voir avec un fantasme enfantin, je pense assez partagé, qui est celui de se faire enfermer dans un grand magasin, ou un hypermarché et d’y passer seul toute une nuit. Je me souviens qu’enfant j’adorais m’imaginer dans cette situation… Est venu se greffer à tout ça le contexte de La Force de l’Art, « biennale de la scène française », avec tout ce que ce genre de manifestation comporte souvent de grandiloquent et de spectaculaire. Et ça n’a pas manqué : cette exposition s’est avérée être en effet un déballage d’œuvres plus spectaculaires les unes que les autres, surproduites, surdimensionnées, le tout sans réelle pensée curatoriale. J’ai eu envie d’utiliser la scénographie de Philippe Rahm, qui à l’origine devait être bien plus folle et labyrinthique, comme un décor et de faire se déplacer un danseur parmi les œuvres endormies. Je voulais que ce soit l’énergie de sa danse qui illumine l’espace plongé dans le noir. C’était l’idée assez simple de la transformation d’un mouvement (la danse) en une autre forme d’énergie (la lumière). Le fait de choisir un danseur de claquettes permettait d’une part de faire coïncider danse et son, puisque ce sont ses pas qui produisent la musique, mais également de convoquer l’univers des comédies musicales hollywoodiennes. Donc ce film c’est un fantasme d’enfance + les comédies musicales + un personnage qui pourrait provenir des Vampires de Feuillade ou d’un épisode d’Adèle Blanc-Sec de Tardi + un jeu avec un contexte culturel et politique…
Un autre aspect de cette œuvre, c’est que les claquettes sont une danse qui nécessite une technique parfaite ainsi qu’une grande virtuosité, ce qui est assez antinomique avec le reste de mon travail. Et ça m’intéressait et m’amusait, surtout dans le contexte présent, d’intégrer cette dimension à une de mes œuvres.
En ce qui concerne le second film dont tu parles, Conatus : AMIDSUMMERNIGHTSDREAM, il s’agit d’un contexte diamétralement opposé au précédent. Il a été réalisé dans le cadre d’une résidence de deux mois dans un petit village du Lot, pour laquelle Claire Moulène et Mathilde Villeneuve avaient invité 6 artistes. Les moyens financiers étaient minimes, mais les membres de l’association qui accueillent cette résidence étaient très engagés et m’ont beaucoup aidé pour la réalisation du projet. Le caractère pastoral du film est donc directement lié à son contexte de production. Ce film est pour moi une forme de développement de certains aspects déjà présents dans Jouer avec des choses mortes dans la mesure où un groupe de personnes est placé dans un espace donné et manipule des sculptures. Ce qui différencie essentiellement les deux œuvres est que AMIDSUMMERNIGHTSDREAM comporte un aspect narratif plus précis, du moins pour moi. J’avais l’idée d’une sorte de communauté, située dans une temporalité indéterminée, dont les membres vivent ensemble dans une habitation en forme de dôme argenté et se livrent à différentes activités d’aspects ludique, onirique, érotique et rituel. C’était une forme de mise en scène de l’acte créatif dans un film conçu comme un documentaire fictionnalisé. Je ne sais pas si leurs gestes ou attitudes sont grotesques, ils sont en tous cas étranges et leurs finalités sont délibérément peu claires. Peut-être est-ce le fait que tous les protagonistes portent des masques qui te fait employer ce terme. L’usage de masques répond à plusieurs raisons. Une raison pratique tout d’abord : le tournage s’est étalé sur plusieurs semaines et les acteurs, qui étaient soit des amis de passage durant la résidence, soit des gens du coin n’étaient jamais disponibles ou présents au même moment. Leur faire porter des masques permettait donc d’avoir une continuité au niveau des personnages du film sans qu’ils ne soient joués par les mêmes personnes. Les masques renforçaient également l’aspect rituel de leurs activités et ils correspondaient également à une envie strictement plastique d’en réaliser. Enfin, et peut-être surtout, l’utilisation de masques permet d’insister sur l’appartenance à un groupe, à une communauté. Même si ces masques ne sont pas tous identiques, ils appartiennent à une même « famille formelle » et établissent donc un lien visuel fort entre les personnages.

 

04/03/2012 : EM : Je crois que ce qui me gêne en fait dans AMIDSUMMERNIGHTSDREAM est justement cette idée de communauté. J’ai toujours eu du mal avec le fait que l’art devait créer ou s’appuyer sur des communautés. C’est assez difficile à expliquer, mais je suis attiré par des œuvres qui jouent avec la séparation entre les hommes et les hommes ou entre les choses ou les choses ou entre les hommes et les choses et non avec leur rassemblement. L’art ne fabrique pas de la complicité. Cela ne veut pas dire pour autant que j’aime ce qui est confus et inabordable. Il s’agit juste de marquer une distance avec le contenu de ce qui nous fait face. Jouer avec des choses mortes est un film qui révèle cette ambivalence : qu’est-ce qui nous éloigne des objets et qu’est-ce qui nous sépare de l’autre ? Quand on regarde attentivement le film il flotte une grande solitude dans les rapports entre tout ce qui constitue les éléments de la chorégraphie, puis cette solitude se résorbe un petit peu sans pour autant susciter des jeux champêtres et bucoliques. C’est une œuvre douce et sèche à la fois. Je ne crois plus me souvenir de ce qui a prédestiné à sa production. Je me souviens juste du rapport fortuit de son titre avec celui d’un texte de Mike Kelley.

 

(à suivre…)