WELCOME / FUCK OFF ! ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS PIRON

2005


Publié dans Unité, catalogue monographique édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, le FRAC PACA et l’ENSBA, 2005.


François Piron : Afin de préciser la nature des liens entre certaines de tes pièces, nous pourrions commencer de manière généalogique. L’évidence pour quelqu’un qui voit pour la première fois l’ensemble de ton travail, par exemple dans ce catalogue, est qu’il n’a jamais eu d’unité stylistique. À chacune des pièces est conférée une identité propre : cet état de fait est lié, il me semble, à une volonté d’adéquation ou d’inadéquation par rapport à une certaine « actualité » de l’art. J’ai le sentiment que la diversité de tes pièces est aussi liée à la pluralité des figures d’artiste que tu veux transmettre.

Boris Achour : Cette absence d’unité stylistique et formelle est tellement indéniable que chaque fois que je présente mon travail à des personnes qui ne le connaissent pas, c’est la première chose que je dis, comme pour mettre les choses au point : à la fois comme un constat, une affirmation forte, mais aussi presque comme pour m’en excuser.

FP : C’est une problématique inévitable. D’un point de vue pragmatique, on pourrait dire que c’est une faiblesse parce qu’il y a manque d’identification, difficulté de compréhension, d’accès au travail. Mais, au regard de tant de modèles en série dans l’art, sans compter les succursales et les contrefaçons, c’est une force de tenir cette hétérogénéité de principe.

BA : C’est en tout cas un point nodal de mon travail, et qui m’a décidé à choisir ce titre d’Unité pour le catalogue, titre qui est par ailleurs celui d’une série de pièces récentes. Concernant l’idée de réactivité entre les pièces, cela a été essentiellement vrai entre les Actions-peu – dont la réalisation s’est étalée sur une longue période, entre 1993 en 1997, pendant laquelle je n’ai fait pratiquement que cela – et ma première exposition à la galerie Chez Valentin. À ce moment, j’ai voulu réagir à l’image qu’on commençait déjà à me coller par rapport aux Actions-peu, celle de quelqu’un qui intervenait dans l’espace public pour y faire des choses éphémères, pauvres et discrètes. J’ai voulu dès le début casser cela en réalisant par exemple Contrôle, qui sont des sculptures, des objets précieux, froids, beaux, lisses, propres, qui renvoient directement à une esthétique minimale, et affirmant clairement leur statut de marchandise. Il y avait à l’évidence une volonté directe et claire de rupture. Mais par la suite, je ne crois pas qu’il y ait cette volonté que mes pièces soient réactives les unes par rapport aux autres.

FP : Comment penses-tu dès lors que cela fonctionne entre deux projets consécutifs ?

BA : Même si, avec le temps, un ensemble de pièces s’est constitué, des réflexions se sont élaborées, des éléments s’articulent entre eux, je ne considère cependant quoi que ce soit comme étant acquis. Les éléments sont là, je les ai faits, je les connais, ils font partie de ma pratique et de mon histoire, mais chaque nouvelle pièce est presque comme un nouveau départ. L’absence de style fait partie d’un jeu de déplacement permanent.

FP : J’insiste, mais ta réponse va dans le sens de cette identité autonome de chaque pièce, beaucoup plus flagrante que chez bien d’autres artistes.

BA : Oui, c’est à la fois totalement assumé et affirmé, mais aussi quelque chose qui m’échappe en partie.

FP : Quand et dans quel contexte as-tu décidé de considérer ton travail comme le début d’une œuvre ?

BA : Deux éléments, tous deux aussi forts que naïfs, sont à l’origine du fait que je suis artiste : l’un serait du côté du refus et l’autre de celui de l’attirance. Il y a eu chez moi, très tôt, un refus viscéral d’un certain type d’études, de métier ou de style de vie ressentis comme très violemment normatifs. Symétriquement à ces refus, existaient des intérêts pour la bande dessinée et le dessin essentiellement, mais aussi pour les constructions en volume, les maquettes, etc. Tout cela m’a assez simplement amené à étudier dans une école d’art, attiré par quelque chose que je n’imaginais que très vaguement. À cette époque, je ressentais l’art essentiellement comme un territoire de très grande liberté, que je ne sentais pas pouvoir exister ailleurs. C’était cela qui m’attirait, cette possibilité de fabriquer une très grande liberté.

FP : Tu as donc, à l’issue de tes études aux Beaux-Arts, la conviction de vouloir continuer.

BA : Oui, cela s’impose tout seul, comme une énorme évidence. J’ai juste la conviction que je veux faire quelque chose dont j’ignore à peu près tout. Je connais des formes et des artistes qui m’attirent et j’ai juste envie de faire comme eux. Comme un ado fan de rock qui, au lieu de simplement en écouter, va se mettre à faire de la musique.

FP : Le premier travail que tu décides de conserver, les Actions-peu, est bien une réaction par rapport à une situation, et aussi par rapport à une certaine manière de considérer l’art ?

BA : La part de réaction dans les Actions-peu est effectivement importante, et elle opère à plusieurs niveaux. C’est tout d’abord une réaction par rapport à la pratique même de l’atelier, qui à cette époque ne me convient ni en tant que telle ni, et surtout, dans ce que je produis. Je passe deux ans dans mon atelier, j’y tourne en rond, je fais des trucs que je trouve très mauvais et donc personne ne voit ce que je fais. Et comme ce qui n’est pas vu n’existe pas, les Actions-peu sont avant tout une réaction à l’absence de regard sur mon travail et ensuite à une sensation d’enfermement total. Ce qui est primordial à ce moment, c’est tout simplement que mon travail existe parce que des gens le voient, même s’ils ne savent pas que c’est de l’art. Ce qui m’importe c’est que quelque chose existe, que cela dégage une énergie, que cela produise un effet. Donc, je sors de l’atelier, je vais dans la rue, et de manière extrêmement intuitive et simple, je me mets à organiser ou à désorganiser des choses dans l’espace. Et c’est en faisant ce travail et en le regardant – toujours tout seul – que je me rends compte au bout d’un certain temps des aspects sculpturaux qui y sont présents, alors qu’au début je ne le considérais pas du tout sous cet angle. Ce qui m’amènera plus tard à d’autres travaux comme Contrôle ou Abri.

FP : Tu as choisi de faire quelque chose dans la rue, l’endroit le plus violent en termes d’indifférence.

BA : Comme je n’ai pas accès aux endroits où l’on montre de l’art, je vais là où il y a des gens, tout simplement. Je disais que les Actions-peu étaient réactives à ma pratique d’atelier, mais elles le sont également par rapport à une réflexion sur ce que sont l’espace et la sculpture publics : qui les organise, qui les ordonne, qui les prend en charge, qui a le droit ou pas d’y intervenir et comment. Personne ne me demande rien et je me passe ma propre commande de sculpture publique, que je réalise avec mes propres moyens, financièrement nuls.

FP : Les Actions-peu ont connu une certaine fortune critique et sont devenues en France une œuvre emblématique du début des années 1990, période post-utopique, s’intéressant aux « interstices » du politique, de manière modeste, quelque peu « désenchantée ». Néanmoins, a posteriori, on constate que c’est une vision quelque peu réductrice de tes intentions. Mais peut-être avais-tu des comptes à régler également avec les attitudes politiques souvent contenues dans l’idée d’intervention dans l’espace public, issues pour la plupart d’une lecture du situationnisme.

BA : J’ai découvert l’art sous la double influence de la radicalité des avant-gardes et du messianisme moderniste. Adolescent et étudiant, j’étais assez classiquement attiré par ces mouvements qui voulaient transformer le monde en quelque chose de plus libre, de plus beau et de plus poétique. Mais leur part jusqu’au-boutiste, leur nihilisme, essentiellement chez Debord d’ailleurs, où l’art ne peut exister que dans son dépassement, c’est-à-dire dans son abolition en tant que marchandise, tous ces aspects extrémistes et dogmatiques ne me convenaient finalement pas. Et après quelques années, se sont simultanément formalisés dans mon travail le deuil d’un art qui révolutionnerait le monde et le refus de la nostalgie, du cynisme et du formalisme. Même si c’était relativement peu formulé à l’époque, c’est quelque chose qui se trouvait au cœur des Actions-peu, et qui aujourd’hui me semble bien plus important que le rapport à l’espace public. À cette époque, je parlais de ce travail comme d’une « guérilla douce ».

FP : Quelle est ta définition du formalisme ?

BA : Tout d’abord, il faut bien s’entendre sur un point : je crée avant tout des formes et je veux qu’elles soient belles et puissantes. Ce que je ressens comme formalistes, ce sont des formes qui ne renvoient qu’à elles-mêmes, ou alors seulement à d’autres formes artistiques. Ce sont des formes sans nécessité et complètement mortes, qui ne font que jouer avec des signes et les recombiner. Les artistes formalistes sont ceux qui créent des formes qui n’ont d’autre but que de ressembler à de l’art contemporain, ou à l’idée que ces artistes s’en font.

FP : Tu parles de deuil des attitudes des avant-gardes, mais en même temps, visiblement, tu n’y renonces pas totalement.

BA : Ce que je pense essentiellement conserver des avant-gardes, c’est une certaine violence de l’affirmation. Si l’on considère le Modernisme comme un long mouvement de conquête pour l’émancipation des formes, pour leur autonomisation, avec une croyance dans le progrès, on peut lui opposer les avant-gardes du début du XXème siècle comme une guérilla anarchique, non linéaire et déshistoricisée. On a d’un côté une croyance, en l’Art et en le Progrès, et de l’autre une mise en crise et en doute de ces notions. En d’autres termes, on pourrait dire que les avant-gardes sont plutôt du côté du désir et le modernisme de la volonté. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de créer en prenant en compte ces tentatives, en étant conscient de leurs impasses théoriques et politiques, et de faire quelque chose avec cela. Avec toujours le désir d’un art qui va néanmoins changer le monde, mais qui va néanmoins être vendu dans des galeries, et qui va néanmoins être muséifié, etc. Ce sont des contradictions internes, toujours complexes à gérer.

FP : Ces contradictions révèlent une volonté de ne pas laisser croire – ni se laisser croire – à des grands schémas idéologiques radicaux. C’est aussi tirer les conclusions de ce qui s’est toujours passé dans l’histoire. Par exemple avec l’art conceptuel : je pense qu’à partir de la fin des années 80, on a par exemple commencé à avoir une vision plus claire de ce qu’il est advenu de l’art conceptuel, en distinguant la réalité du discours de ses acteurs mêmes : la critique institutionnelle, la dématérialisation, etc. On a commencé à pouvoir voir un art conceptuel fétichiste, muséifié, inclus dans le système marchand et pour autant, cela n’enlève rien aux dimensions poétiques et offensives des travaux de ces artistes. Un terme qui me semble toujours valide pour évoquer ton attitude est celui de défiance : envers toute croyance absolue en un certain système, ou credo idéologique. Le seul risque de cette attitude est peut-être le retrait.

BA : Le retrait n’est pas forcément quelque chose de négatif. En tout cas, le terme de défiance me semble particulièrement approprié à une période de mon travail, notamment au moment de l’exposition Oui, en 1997. Au même moment, je fais ce petit tract qui reprend la forme et le style de ceux des marabouts qui sont distribués aux sorties de métro, où je me présente comme un « artiste inconnu dans le monde entier » et qui « ne peut rien ». Encore une fois, je pense que les contradictions internes sont là très tôt : d’un côté j’appelle ma première exposition Oui – oui à quoi, on pourra peut-être en parler – et en même temps je me présente comme quelqu’un d’impuissant.

FP : Oui, même si c’est oui au doute, est néanmoins une affirmation. Est-ce que ce choix de titre a un lien avec un dépassement du stade critique, de l’artiste qui dit non ?

BA : Ce « oui » venait en réaction à beaucoup de « non » que je voyais dans l’art à ce moment-là. Ces positions de refus, de rejet ou de repli sont toujours vraies aujourd’hui, et pas uniquement dans l’art d’ailleurs. Ce oui était également une affirmation en tant que telle, une orientation générale. Et bien sûr, ce oui incluait le oui aux doutes, le oui aux contradictions, le oui à l’envie de travailler dans l’espace public mais également le oui à vendre des œuvres dans les galeries, le oui à faire des belles sculptures lisses en porcelaine et le oui à scotcher des sacs plastiques sur une grille d’aération. C’était un oui aux mélanges et à l’hétérogène.

FP : Revenons au fait que les Actions-peu ont été rapidement archétypales d’une certaine politique de la faiblesse.

BA : C’est vrai que les Actions-peu ont été beaucoup lues et commentées sous cet angle et je pense en avoir aussi un peu joué. Il est certain qu’à l’époque j’étais sensible à ces notions d’interstice et de disparition et qu’existait chez moi une certaine volonté d’effacement, que l’on retrouve par exemple dans Artiste Boris Achour ou dans Une sculpture. En même temps dans les Actions-peu, il y a « peu » mais il y a aussi « action » et, comme l’a noté Guillaume Désanges, c’est surtout le terme « peu » qui a été retenu et rarement celui d’« action ». Alors que pour moi cela a toujours été fifty-fifty, les deux en même temps. Action signifie bien qu’un sujet agit, même si les Actions-peu se présentent comme anonymes et éphémères.

FP : Les Actions-peu ne sont pas une disparition, mais une apparition : elles ne tendent pas vers le rien, elles partent de rien, c’est tout à fait différent. Même ambivalence pour le dans Artiste Boris Achour c’est le document jetable par excellence, et en même temps c’est un CV. C’est l’affirmation d’une identitéÉ

BA : Et puis se présenter comme « inconnu dans le monde entier » est déjà une revendication et une fausse modestie. C’est clairement dire la volonté d’être connu dans le monde entier.

FP : Dans ce tract figurait une citation de Bruce Nauman, qui est pour moi significative, car Nauman est l’artiste qui ne s’est jamais réellement inscrit dans aucun mouvement ni groupe, et qui a toujours été réactif vis-à-vis de son environnement artistique. Au moment où tout le monde sort de l’atelier, fait des happenings, du Land Art, il choisit quant à lui l’option « artiste d’atelier », au risque de se faire taxer de réactionnaire. Il est aussi l’artiste qui assume l’autorité de la parole de l’auteur, qui dit : « Pay Attention Motherfuckers », « maintenant c’est moi qui parle ».

BA : À l’époque des Actions-peu, il y a effectivement une influence forte de Bruce Nauman, que j’ai découvert tout de suite après la sortie des Beaux-Arts. Il est cité dans ce tract, et encore plus directement dans une pièce que j’ai faite pour l’exposition Oui. Cette pièce est une inversion de son Autoportrait en fontaine où j’ai la tête sous l’eau et je souffle de l’air. Je pense qu’il s’agissait d’une manière assez évidente et brutale de signifier une filiation et son renversement. On peut aussi parler de non-influences tout autant que de réactions. Autour de la période de mes études, entre 1986 et 1991, triomphent la Figuration Libre, Anselm Kiefer, la Trans-Avant-Garde, le Neo-Geo. Je me sens totalement éloigné de tout cela et cela ne m’intéresse pas du tout. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’arrive à trouver des affinités avec des gens géographiquement et générationnellement plus proches, comme Philippe Parreno ou Thomas Hirschhorn.

FP : Je crois que les influences que tu revendiques, comme celle de Nauman ou de Robert Filliou, ne tiennent pas tant à des affinités de formes, mais plutôt à des figures d’artiste.

BA : Ce sont des figures tutélaires imposantes, avec tout ce que cela a d’exaltant et parfois de pesant. Mais effectivement les influences ne sont que très peu formelles. Chez Bruce Nauman, je vois avant tout la singularité et la solitude. Ce sont avant tout leurs idées de l’art qui m’intéressent, leur manière de penser et de vivre leur pratique artistique.

FP : Tu as souvent mis en avant deux références littéraires, Robert Musil et Witold Gombrowicz. Je trouve cela assez éclairant parce que ces deux auteurs ont comme point commun d’être des « générateurs de mondes », d’avoir l’ambition de créer une cosmogonie globale dans leur écriture. Avec néanmoins un positionnement complètement opposé. Musil crée un monde dans l’acceptation de la pluralité des voix, d’une polyphonie dont il dit qu’on ne peut pas en faire abstraction, qu’on ne peut trouver une voix absolument singulière et qu’on parle à travers les mots et les paroles des autres. Et Gombrowicz, qui vit cette même situation de manière beaucoup plus conflictuelle, subit cette polyphonie comme une pollution de sa subjectivité. Gombrowicz est dans l’affirmation qu’il faut lutter contre la parole des autres, et réinterpréter le monde d’une manière singulière, presque paranoïaque – au sens solitaire de la chose. J’ai l’impression que tu as pris des deux, à la fois dans la conscience de l’acceptation et dans le désir du refus.

BA : Quand j’ai décidé de sortir de l’atelier et de faire les Actions-peu, la question de l’enregistrement s’est immédiatement posée et ma première réaction a été de ne pas en faire. Je voulais que ce soit une sorte d’acte libre, hors de l’histoire, hors du marché, hors des galeries. Pur geste. Mais cela n’a duré que quelques instants pour la simple raison que si j’étais artiste, je devais en garder une trace. Sinon, c’était un acte de fou, pas d’artiste. Un acte artistique est l’idée d’une possible transmission aux autres, d’une communication, et peut-être d’un échange. C’est en tout cas la volonté, la tentative de ne pas être totalement solitaire. Pour te répondre plus directement, je dirais que je suis par rapport aux conceptions du sujet chez Musil et Gombrowicz dans une position médiane. Et je l’entends comme un point de bouillonnement des contradictions, certainement pas quelque chose de calme, de reposé ou d’arrêté. Je l’entends comme un lieu de tension dans lequel je mets ce en quoi je crois et vers quoi je veux tendre, mais aussi ce qui me déplaît, ce avec quoi je ne suis pas d’accord et que je réprouve. Tout cela pour moi doit faire partie du travail. Générique est exemplaire sur ce point, tant dans le dispositif de tournage ouvertement manipulatoire que dans le texte qui oscille en permanence entre énoncé d’une voix subjective et brouillage médiatique ou culturel. Il est dans cette œuvre clairement question de la fonction de l’art comme outil de construction d’un sujet, tout autant que de la transformation de cette notion de construction de soi en impératif culturel. L’irrésolution dans laquelle se tient Générique me semble bien plus intéressante que tout acceptation ou tout refus.

FP : Ton travail contient également un commentaire sur la position de l’art dans la culture. Tu es lucide sur le fait que l’art est totalement intégré dans la culture, et qu’il n’y a pas d’échappatoire à cette situation. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable, sauf à être aveuglé par la nostalgie. Par là même, je ressens dans ton travail une agressivité à l’endroit d’un art qui se positionnerait comme critique envers la culture.

BA : Cette intégration de l’art à la culture est effectivement indéniable et produit des effets problématiques et intéressants. Il me semble qu’à part une réaction assez rare qui serait celle d’un refus total de la culture et du marché, en gros un déni de réalité, qui implique une visibilité quasi nulle et l’impossibilité de vivre financièrement de son art, il reste deux possibilités aux artistes. Soit ils jouent complètement ce jeu de l’intégration et deviennent de simples producteurs d’objets culturels destinés à remplir les musées, les foires, les magazines et les biennales, soit ils ne l’acceptent que partiellement ; cette position devient intéressante parce qu’il y a forcément une tension qui se crée. Le conflit entre le désir de liberté, de singularité de l’artiste et son institutionnalisation par la culture et le marché, peut s’avérer extrêmement riche et productif, artistiquement parlant, s’il est assumé et utilisé comme élément moteur du travail, plutôt que comme élément de résistance. C’est ce qu’a su exemplairement mettre en œuvre Warhol. Sinon l’art à visée directement critique ou politique ne m’intéresse pas. Outre sa fréquente pauvreté formelle et conceptuelle, cet art me semble surtout totalement inefficace quant aux objectifs escomptés.

FP : Nombre de pratiques contemporaines, que l’on pourrait qualifier de post-pop, reposant sur l’appropriation de signes de la culture de masse, visent à des effets de reconnaissance et de connivence, qui à mon sens tentent de pacifier artificiellement des rapports conflictuels entre art et culture. Et je pense que ton travail ne recherche jamais un mode de connivence avec le spectateur. Les signes que tu importes et utilises sont toujours problématiques.

BA : Les éléments que j’utilise le sont à la fois en tant que signes mais également pour leurs qualités propres, leurs formes ou leurs histoires. S’ils semblent, eux ou leur utilisation, problématiques, c’est parce que leur nature est complexe, ou bien parce que les manipulations qu’ils subissent ou leur association avec d’autres éléments leur confèrent une position d’étrangeté, un statut ambigu. Au-delà de l’effet quasi immédiat de reconnaissance, apparaissent des sentiments de malaise, de trouble qui sont le plus souvent dus à la décontextualisation et à l’exacerbation de qualités intrinsèques à ces objets. Les fleurs en fil de fer et collant de Jouer avec des choses mortes sont reconnues comme de l’artisanat créatif, cadeau de fête des mères ou décoration de vitrine de boulangerie – donc d’ores et déjà des formes culturellement dévaluées – et de plus, leur léger surdimensionnement et leur gamme de couleur marronasse les tire vers un obscène peu naturellement associé à l’enfance ou aux loisirs créatifs. L’air de la Lambada murmuré par une grosse forme rose dans Cosmos est utilisé à la fois parce que c’est un hit mondial, un condensé d’exotisme et d’érotisme frelaté, la musique d’une publicité pour une boisson gazeuse, un objet sonore que l’on retrouve jusque dans des toupies ou des poupées de bazar, mais également tout simplement parce que le fait de le fredonner le transforme en une comptine assez tendre et calme.

FP : Au début de ton travail, chaque pièce que tu conçois est très individualisée, avec une adresse directe au spectateur à qui tu donnes un rendez-vous, qui s’actualise de manière assez classique dans une relation face à l’œuvre, au présent. Et je pense que cela s’est complexifié récemment.

BA : Effectivement, je commence par réaliser des pièces autonomes, même si, dès les premières expositions personnelles, j’ai accordé beaucoup d’importance aux relations qui peuvent exister non seulement à l’intérieur d’une pièce, mais également entre les pièces. Cette importance donnée à l’exposition provient aussi de l’attention que je porte aux objets que j’utilise et à cette volonté de ne jamais les considérer comme neutres. La forme de l’exposition est elle-même une des composantes, non-neutre, de l’art actuel. Dans mes expositions récentes, le spectateur n’est plus face à un ou plusieurs objets, mais se trouve immergé dans un espace et dans un temps où coexistent de multiples stimuli, qui peuvent être sonores, lumineux, visuels, et où opèrent divers effets de matériaux, de couleurs, d’échelles, de typographies. C’est pour cela que je considère mes dernières expositions comme des paysages, terme qui renvoie à la fois à une notion extrêmement classique et codifiée de l’histoire de l’art, mais qui est surtout pour moi quelque chose à l’intérieur duquel on se déplace. Je ne considère pas le paysage comme quelque chose en face duquel on se place et que l’on observe, mais comme un espace à l’intérieur duquel on se trouve et où l’on se déplace. Et ce déplacement induit une temporalité. Le fait de réaliser ce que j’appelle des paysages permet que les éléments qui le constituent forment à la fois un ensemble tout en gardant leur autonomie. Cela permet également de jouer avec le proche et le lointain, et avec les échelles.

FP : Les temporalités se sont également complexifiées maintenant que ton rapport à l’œuvre s’est déplacé vers un rapport à l’exposition. Les objets qui constituent l’exposition perdent de leur autonomie pour devenir des jalons que le spectateur devra assembler. Le sens et les affects se situent davantage dans les rapports et la coexistence des éléments. En ce sens, je ne qualifierais pas tes expositions récentes d’environnements ou d’installations. Il s’agit davantage d’une pensée de l’exposition, où tu places le spectateur dans un espace-temps à multiples dimensions. Ce n’est plus le « ici et maintenant » de l’œuvre ; cela joue avec de l’attente, du délai, des effets d’échos ou de réverbérations.

BA : Je crois que les interrogations sur le temps sont depuis longtemps présentes dans mon travail, que ce soit dans toutes ces vidéos fonctionnant en boucle comme Démeurs, Zooming ou Passage, ou encore, de manière différente, dans des pièces comme Rempli, Stoppeur ou Sommes, qui étaient des temporalités gelées. Mais comme tu le notes, il y a effectivement une complexification de ces problématiques qui est simultanée d’un déplacement du rapport à l’œuvre vers un rapport à l’exposition. Quand tu parles de cette moindre autonomie des éléments qui la constituent et de cette nécessité de les assembler pour avoir accès à du sens et à des affects, j’ai l’impression de t’entendre décrire Cosmos de Gombrowicz. Dans le roman, les éléments, les indices ne sont censés prendre leur sens que dans leur mise en relation. Bien évidemment la ligne est constamment brisée, cela fuit de partout, la résolution est sans cesse repoussée, pour finalement ne jamais aboutir. Cette description pourrait également être celle de l’exposition Non-stop paysage qui combinait des pièces plus ou moins anciennes avec d’autres créées pour l’occasion, toutes de factures très différentes. Non-stop paysage était une transposition du format du vidéo-clip en celui d’une exposition : tous les quarts d’heure, durant quatre minutes – la durée moyenne d’une chanson – l’exposition s’animait, des sculptures lumineuses clignotaient, une porte automatique s’ouvrait et se fermait aléatoirement, le tout piloté par une tête géante sans organe suspendue à l’envers et tournant sur elle-même en chantonnant la Lambada. Les murs étaient entièrement peints aux couleurs de ces magasins japonais ouverts 24h/24. C’était une autre temporalité, plus métaphorisée, qui venait s’associer à la première. Et le spectateur, selon le moment auquel il arrivait, se trouvait face à des sculptures inertes ou bien au cœur d’un improbable son et lumière. Dans Jouer avec des choses mortes, outre des sculptures, l’exposition comprenait un film d’une heure, projeté sur l’une d’elles, qui présentait des personnages les manipulant dans l’espace même de l’exposition. De par le film, la nature des sculptures se brouillait, et elles devenaient des sortes d’accessoires aux fonctions multiples. Et le spectateur se trouvait dans un espace-temps assez indéfini où les images semblaient relever davantage d’un événement à venir plutôt que passé. Plusieurs temporalités coexistaient : celle de la déambulation dans l’espace d’exposition, celle que chaque spectateur accordait au visionnage du film et enfin celle du film lui-même. D’une manière générale, les délais, les torsions et les échos temporels de ces expositions créent des effets de flottement et d’indécision pour le spectateur qui complètent ceux que je veux produire grâce à l’hétérogénéité des matériaux, les différences d’échelles ou la saturation de signes.

FP : Elles nécessitent du spectateur un travail de reconstruction vis-à-vis d’un ensemble qui s’énonce comme délibérément hétéroclite.

BA : La notion de déconstruction a été très présente dans mes derniers travaux, et c’était le sujet évident et central de l’exposition intitulée Flash Forward. Si j’ai longtemps refusé d’admettre la part réactive de mon travail, c’est parce que je la concevais uniquement comme quelque chose de négatif. Mais la réactivité, c’est aussi construire sur la déconstruction. Ce que tu disais de mon travail comme réactivité à un contexte donné – plus ou moins immédiat, plus ou moins large, plus ou moins artistique, plus ou moins politique – c’est simplement essayer de comprendre les conditions d’une position au sein d’une époque. Il s’agit pour moi de proposer à l’intérieur même d’une pièce ou d’une exposition quelque chose qui soit de l’ordre de la déconstruction, et en même temps de l’ordre de la reconstruction simultanée. Pour moi, l’un ne doit pas aller sans l’autre. Flash Forward se divisait en deux salles : dans la première, on voyait uniquement des tableaux et on ne pouvait pas savoir qu’il s’agissait d’une déconstruction avant d’avoir vu dans la seconde les mêmes éléments s’agencer et se superposer dans un film d’animation, dans une espèce de chaos combinatoire, sans début ni fin. Si je conçois une exposition comme un paysage, cela a également beaucoup à voir avec le décor et avec l’idée de mettre le spectateur face au processus de production de l’œuvre. Ce processus est déconstruit, mis à plat et il est reconstruit en même temps.

FP : Penser l’exposition dans ces termes permet aussi de la considérer sous la forme d’un spectacle, d’un show. Non-stop paysage et Jouer avec des choses mortes convoquent des référents comme le parc d’attractions, le spectacle scolaire de fin d’année, le centre commercial, le plateau de télévision, etc. Au-delà de leur formatage, de la pauvreté de leur imaginaire, dont, quoi qu’on en dise, tout le monde est parfaitement conscient, ces espaces véhiculent, malgré tout, une idée du festif et de la fédération. Et ce sont donc aussi des endroits de bonheur. Intégrer ces références dans ton travail revient aussi à accentuer une part de divertissement assumé.

BA : Tout à fait. Même si Operation Restore Poetry avait plutôt tendance à faire sortir assez rapidement les spectateurs de la salle à cause de son volume sonore, ce n’est plus du tout le même type de rejet que la main bouchée (Rempli) ou que le canapé dans lequel on ne peut pas s’asseoir (Scrupule). Je crois effectivement que mon travail développe depuis quelque temps un aspect lié à l’entertainment, au divertissement et qu’est apparu un aspect ludique qui n’existait pas au début. J’aime beaucoup l’idée que l’art, minoritaire, travaille des formes culturellement majoritaires, pas pour les critiquer mais pour en cristalliser les aspects les plus étranges et en proposer des prolongements alternatifs, des sortes d’univers parallèles, un peu comme ce qu’a fait David Lynch avec Twin Peaks. Dans l’art, la notion de divertissement, comme celle de décoratif d’ailleurs, est entachée de soupçons d’impureté et autant il est aujourd’hui admis que l’art puisse citer des formes culturellement dévaluées, autant il me semble qu’un art réellement divertissant est toujours reçu de manière problématique.

FP : Parlons de ta méthode de travail. Tu as produit Jouer avec des choses mortes aux Laboratoires d’Aubervilliers, et je me souviens que tu as transformé le projet en cours de route : le film comportant les sculptures manipulées par des personnages ne faisait pas partie du projet initial.

BA : Ma manière de travailler ne relève pas ou très peu de la pratique d’atelier. Les choses se construisent presque en temps réel au moment de l’exposition. Et cette manière de travailler induit forcément une forme de réactivité, parce que je ne travaille pratiquement qu’en fonction de contextes qui sont des propositions d’exposition. Et entre l’idée originelle et sa concrétisation se passe un temps plus ou moins long. En général, plus ce temps est long, plus le projet évolue et se transforme. En outre viennent se greffer les contraintes matérielles, et donc il faut jouer avec tout cela. C’est une manière de fonctionner que j’aime beaucoup, même si c’est parfois assez stressant.

FP : En même temps, il est difficile de dire que tu opères vraiment en réactivité à des propositions d’exposition, parce que tu ne fournis pas une réponse à un contexte, tu n’es pas non plus dans la logique du projet.

BA : C’est simplement qu’une invitation à une exposition est une sorte de déclencheur. Et comme ce que je fais depuis quelque temps nécessite un certain déploiement dans l’espace, c’est seulement à l’occasion d’une exposition que ce que j’ai envie d’expérimenter peut devenir visible. Dans Non-stop paysage, il y avait tout un ensemble de modules qui était agencé. Certains étaient préexistants, plus ou moins anciens, et d’autres avaient été réalisés pour l’exposition. Dans Jouer avec des choses mortes, il y avait également des modules, mais qui avaient tous été réalisés pour l’occasion. En fin de compte, cela revient au même dans la mesure où il s’agit de mettre ensemble des choses. C’est uniquement dans le rapport que ces choses existent, et c’est uniquement dans un espace assez conséquent que ce rapport peut exister. Et effectivement, souvent, les pièces et les expositions entraînent de nouvelles envies, de nouvelles interrogations ou de nouvelles idées qui se déploieront plus tard. Voire, si le temps de gestation est assez long, qui se déploient à l’intérieur même d’un projet, comme cela a été le cas pour Jouer avec des choses mortes.

FP : Cette question des rapports et du fonctionnement associatif est une récurrence dans ton travail : une forme de déploiement « horizontal », non hiérarchique, d’éléments disparates. La pièce archétypale de ce mode d’agglomération est le vidéoclub Cosmos.

BA : Dès l’origine, il s’agit de montage. Il y a toujours au moins deux choses qui sont associées : une colonne de sacs plastique sur une bouche d’aération ou du papier aluminium sur un poteau dans les Actions-peu. Dans Contrôle, c’est une forme et un matériau que j’associe ; dans Abri, une forme et un matériau de l’espace public qui se retrouvent ensemble. Dans les premiers travaux, ce montage était synthétisé dans une pièce. Ensuite, cela s’est déployé, déplié. Aujourd’hui, il est toujours synthétisé dans les pièces, mais en plus il existe dans le rapport des pièces entre elles, il s’est fractalisé.

FP : Le montage est la forme emblématique des avant-gardes ! Dans tes premières pièces comme Contrôle, il jouait un rôle plus discursif qu’aujourd’hui. Il y avait une volonté de signifier, quelque chose d’explicite dans l’assemblage d’une forme et d’un matériau. Aujourd’hui, la fractalisation et l’expansion des formes permettent que tu puisses complètement exploser l’idée d’un message.

BA : J’ose espérer qu’il n’y a jamais eu un message.

FP : On pouvait lire Contrôle ou Abri à l’aune d’un rapport au conditionnement social, à l’aliénation de l’ordre normatif. Ce n’est quand même pas une interprétation farfelue. Ne serait-ce que par leur titre, elles induisent clairement ce type de lecture.

BA : Peut-être, mais c’était quand même avant tout des couleurs, des formes, des matières et des rapports entre ces éléments. Cela dit, je pense qu’à cette époque, j’assumais moins facilement de parler ainsi de l’aspect formel de mon travail et que j’avais tendance à privilégier ces aspects politiques. Depuis, le travail a évolué, et je me sens plus libre.

FP : Je pense que tu as accepté progressivement l’idée d’un imaginaire personnel. Si l’on parle de collage et de montage, avec tous leurs présupposés d’hétérogénéité et de non-hiérarchisation, on est néanmoins amené à se poser la question des choix iconographiques que tu effectues, par exemple pour Flash Forward : comment cela marche qualitativement et quantitativement.

BA : Quantitativement, j’essaie souvent de mettre en place des systèmes de surcharge, d’excès ou de saturation. C’est une manière assez simple mais toujours efficace de dépasser l’autorité de l’œuvre, de la Pièce. C’est aussi l’affirmation d’une volonté de ne pas lutter contre la surabondance de signes et d’images mais plutôt d’en jouer. Cela donne par exemple, dans Cosmos, deux cents boîtiers de cassettes vidéo placés côte à côte sur une étagère de quarante mètres. Ou encore la centaine d’extraits de quelques secondes de dance music montés les uns à la suite des autres dans Totalmaxigoldmachinemegadancehit2000. Il y a encore une autre manière de traiter le quantitatif, comme dans Zooming, et toutes mes vidéos qui fonctionnent en boucle. Ces vidéos génèrent un temps suspendu, il n’y a pas de progression temporelle. C’est une autre manière de multiplier les éléments et de les mettre au même niveau. Maintenant, d’un point de vue qualitatif, je pense qu’il s’agit encore une fois avant tout d’éléments communs, même s’ils proviennent de champs différents. Pour prendre des exemples tirés de Flash Forward, qui ne se souvient de l’image de cette petite Colombienne qui a agonisé en direct pendant plusieurs jours devant les caméras du monde entier, quel amateur d’art ne connaît l’Autoportrait en fontaine de Bruce Nauman et qui ratera l’association entre des visages jaunes et la famille Simpson ? D’une manière générale, les images que j’utilise oscillent entre générique et singulier. Elles valent à la fois pour elles-même mais sont également devenues des signes culturels, des icônes.

FP : Je considère la facture lisse des images de Flash Forward, tout comme le zoom avant perpétuel de Zooming, qui ne franchit jamais la fenêtre ce qui permettrait à une narration de débuter, comme des rapports avec la surface des choses. C’est-à-dire que chaque image, finalement interchangeable, ne fait que redire la même surface que la précédente. Cela ne s’approfondit jamais.

BA : C’est encore plus évident avec Ici et autrefois et ailleurs et maintenant. Cette pièce est constituée d’un très grand nombre de posters de chambres d’ados sur lesquels sont dessinées au marqueur des empreintes négatives de mains. Il y a à la fois un recouvrement de l’image, apparition en négatif de la main, mais aussi une caresse de cette image. C’est quelque chose d’extrêmement naïf, une possibilité de croyance en l’image. Comme si, en touchant l’image, on pouvait toucher ce qu’elle représente, tous ces objets de désir : moto, bouteille de coca, pin-up, Michael Jackson, Che Guevara ou chaton…

FP : C’est une pièce extrêmement fétichiste, parce que la main renvoie à l’origine pariétale de l’art, comme trace première du geste humain. Le fétiche, c’est un objet mort que l’on charge pour lui conférer un pouvoir, pour le rendre vivant, et cette croyance est jouée dans cette pièce. Dans un rapport à l’image, je voudrais évoquer Remix de la performance Jaïzu de Chris Burden, cette performance que tu as réalisée et dont les intentions sont explicites dans le titre. Jaïzu est décrite par Chris Burden comme suit : « Vêtu de blanc et portant des lunettes de soleil, j’étais assis en face de la porte d’entrée. Les visiteurs étaient admis à entrer un par un. Ils avaient le sentiment que je les observais, mais en fait les lunettes de soleil avaient été peintes en noir sur les faces intérieures et j’étais virtuellement aveugle. Je suis resté immobile et muet pendant toute la durée de la performance. Beaucoup de gens essayaient d’engager la conversation avec moi : l’une d’elles m’agressa et une autre éclata en sanglots hystériques. » Les documents sur cette performance sont cette description factuelle et une photographie. Il ne s’agissait pas pour toi de reproduire l’expérience de Burden, de reconstituer son contexte, mais uniquement de travailler avec l’image que l’on a des choses. Tu l’as donc effectuée, avec des lunettes opacifiées, assis sur une chaise, mais devant un public, comme un spectacle déceptif.

BA : J’avais envie de tester cette expérience de passivité face à un public, de ressentir l’absence de communication, voire d’agressivité qui pouvait s’installer. Cela m’intéressait aussi de jouer avec la radicalité de la performance des années 1970, mais au travers de la médiation par l’image. Je renvoyais le spectateur plus à un déjà-vu qu’à la réelle actualité d’une situation. L’expérience que nous avons de 99% de l’art se fait au travers de reproductions, par les catalogues, par Internet. Il y a des milliers d’œuvres que je n’ai jamais vues et que pourtant je connais par leur reproduction. Elles m’ont apporté la réalité de leur image. Donc, quand je dis que je fais référence à des œuvres, c’est souvent aux images de ces œuvres plutôt qu’aux œuvres elles-mêmes.

FP : C’est quelque chose que tu as assimilé, y compris dans ta manière de produire des formes et des objets, qui sont pensés comme des images.

BA : C’est parce que j’utilise essentiellement des éléments qui nous sont déjà connus et familiers. De ce point de vue, qu’ils soient en volume ou pas n’a en effet que peu d’importance. C’est pour cela que je n’aime pas utiliser le terme de « culture populaire » pour parler de mon travail mais plutôt celui de culture commune. Ce que j’utilise est commun, à la fois au sens de banal, mais aussi d’une appartenance commune. Quand quelque chose est une image, ou est devenu une image, il a perdu de sa substance vitale, et c’est effectivement une des questions qui m’intéressaient dans Jouer avec des choses mortes. L’aspect mort de ces objets provenait en partie de leur aspect générique, déjà-là, et il était renforcé par leur statut d’image.

FP : J’ai plusieurs autres sujets de conversation, mais on peut les aborder en parlant d’une pièce : prenons Stoppeur, qui réunit plusieurs aspects qui m’intéressent. Dans un premier temps, j’aimerais qu’on parle de son titre et du rapport au langage qu’il développe. Dans ta manière de titrer et d’utiliser le langage plus généralement au sein de ton travail, tu uses de ce que j’appellerais une intransitivité. Par ailleurs, tu emploies souvent des termes déictiques (Oui ou Ici et autrefois et ailleurs et maintenant), qui, décontextualisés, engagent ce même rapport intransitif au langage en privilégiant l’énoncé performatif plutôt qu’un langage de communication. Ce rapport au langage privilégie également un impératif de l’action sur son éventuel objectif: ce serait le désir, plutôt que l’objet du désir.

BA : Mes titres, comme mes pièces, convoquent souvent plusieurs sources, plusieurs univers. Pour Stoppeur, c’est très simple : c’est la moitié d’un auto-stoppeur, un stoppeur sans auto. Mais ce titre a aussi à voir avec les Stoppages-étalon de Duchamp. Un monde qui s’accorde à nos désirs est aussi la moitié d’une citation, il manque le début de la phrase de Bazin qui est « le cinéma substitue à notre regard». Je crois que cette intransitivité que tu décris correspond à ce que moi j’appelais une tentative « d’aller vers » et de repousser en même temps, qu’on retrouve dans des pièces comme Stoppeur, Scrupule, Rempli, ou encore Les Femmes riches sont belles. Je ne la placerais pas au niveau du langage mais directement au niveau du sens des pièces elles-mêmes.

FP : La figure du Stoppeur est ambiguë : on ne sait pas qui est stoppé. On peut aussi entendre « auto-stoppeur » comme un terme réflexif : le stoppeur qui se stoppe lui-même. La figure de l’auto-stoppeur est une figure instable, mais en même temps immobile. Est-ce celui qui peut stopper quelque chose d’autre, ou celui qui se stoppe lui-même ? C’est une figure très forte : l’auto-stoppeur est celui qui demande, mais qui n’a aucune monnaie d’échange ; il demande la confiance absolue, sans garantie.

BA : C’est tout ce que demande l’art. Non pas une croyance, mais un engagement total, de la part de l’artiste comme du spectateur. Tout ce que tu dis est une interprétation de ce travail avec laquelle je suis d’accord, mais je n’ai pas envie de privilégier un sens en particulier. C’est moi qui me stoppe, qui stoppe le regard, qui suis stoppé en étant devenu un poster, une image à connotation vaguement publicitaire. Cette image contient ce dont on parlait tout à l’heure : la planéité et la surface de l’image, le rapport que cela induit au désir et à la mort.

FP : Le Stoppeur est pour moi une pièce qui fonctionne comme une figure de style énigmatique. Ce n’est ni une allégorie, ni une métaphore. Tu appelles le spectateur à considérer l’image en tant que telle, il peut en reconnaître la figure, il sait ce que c’est, mais en même temps, à quoi est-il convoqué en la regardant ?

BA : Il n’y a de « bon » spectateur que celui qui se laisse envahir par l’image et par ce qu’elle porte comme dérangement, comme étrangeté. C’est un peu la même question que pour les Actions-peu. Quelle valeur ces travaux ont-ils quand quelqu’un qui passe dans la rue les voit ? Quand quelqu’un qui ne les reçoit pas comme de l’art les rencontre ? Dans ce cas, outre la part d’ imaginaire qu’ils génèrent, c’est la valeur de perturbation de l’ordre qui m’importe le plus. Il y a une constante dans tout ce que j’ai réalisé dans l’espace public : que ce soit avec les Actions-peu, Les Femmes riches sont belles, Stoppeur ou Ghosty, rien n’indique qu’il s’agisse d’art quand ils sont perçus par des passants. Il s’agit juste de quelque chose qui ne va pas, d’un dérangement. Le fait que ces œuvres ne soient pas reçues comme étant de l’art permet un regard peut-être plus neutre et plus essentiel, d’où sont évacuées les questions habituellement associées à l’art dans l’espace public, comme son rôle social, son rapport au politique, son inscription dans un site, etc. Quand des passants croisent Ghosty, un type qui porte un masque et qui ne dit rien, je ne sais pas ce qu’ils ressentent mais je ne pense vraiment pas qu’ils s’imaginent qu’il s’agit d’art.

FP : Sans doute pas ceux qui appelaient le commissariat.

BA : Ni ceux qui voulaient lui casser la gueule ! Un type était descendu de voiture et voulait le frapper. Je pense que c’était un retour de l’agressivité que générait Ghosty.

FP : Plusieurs pièces comme Ghosty, Jaïzu ou les Sommes, développent le motif de la passivité. Je pense aussi à la tête de Cosmos, autiste et chantonnante, ou encore à cette phrase de Robert Filliou que tu citais dans le premier numéro de la revue Trouble : « Rester tranquillement assis sans rien faire ». Michael Fried parlait des sculptures de Tony Smith en termes de présences humaines. Pour toi, il s’agit d’un renversement de cet énoncé, où tu considérerais les présences humaines comme de la sculpture minimale. Quelque chose de passif, d’indifférent, de lisse ou de réfléchissant. Cela pourrait presque être une définition de la sculpture selon Donald Judd.

BA : Il y a encore une fois une part de réactivité. Pour Ghosty, Jaïzu ou Hypnos, il s’agit en partie de contrecarrer un peu bêtement une demande. On m’invite à un festival de performance, chacun a un quart d’heure, tout le monde passe à tour de rôle, des types gesticulent dans tous les sensé. Moi je propose d’hypnotiser tout le monde et que, pendant un quart d’heure, ce soit moi qui contrôle tout. Le moment venu, bien entendu, il ne se passe rien, la soirée continue comme si de rien n’était. Ghosty a été créé à l’invitation d’une biennale de sculpture dans l’espace public où chaque artiste va poser son travail dans un coin, indiqué sur un plan afin de créer un parcours dans la ville. Il y a donc pour une part une réaction de méchant gamin qui, lorsqu’on l’invite à faire une performance, décide de rester immobile, ou qui, quand on lui propose de faire une sculpture publique, préfère créer un personnage et le faire se promener trois mois dans la ville.

FP : Décevoir, c’est aussi stimuler.

BA : Une volonté, un peu immature, de ne pas vouloir jouer le jeu. Un punk à l’envers : au lieu de gueuler et de tout casser, je ne bouge pas. On peut sans doute l’exprimer autrement : ces pièces sont des pauses. Sommes est aussi un moment de quiétude, une sculpture calme. Même si je considère ces photos comme extrêmement violentes. Violentes dans l’acceptation d’épouser la forme. La violence de Ghosty est son mutisme, son visage inexpressif, le fait qu’il ne réponde pas aux sollicitations, qu’il soit hors-sociabilité. Quand je refais la performance Jaïzu de Burden, au début il y a un silence respectueux mais au bout de quelques minutes, il commence à y avoir des bruits de chaises, des raclements de gorge, des rires gênés jusqu’à ce que les gens soient vraiment excédés parce que c’est ennuyeux de regarder quelqu’un d’immobile. Cela crée une situation de violence, surtout quand une seule personne fait face à un groupe. Ce que tu appelles une passivité, et que moi je nommerais plutôt un retrait, est une manière de provoquer des situations de tension.

FP : Cette asocialité est un point de vue sur la position d’auteur. C’est une sorte d’amoralité.

BA : C’est surtout une tentative d’être dans un va-et-vient permanent entre la norme et la subversion. Dans l’art comme ailleurs, la subversion est toujours plus ou moins rapidement assimilée, et parfois la passivité est bien plus violente et effective que l’action ou la provocation. Et cette figure de la passivité, du retrait, me paraît assez efficace dans la subversion déceptive qu’elle produit. On touche là à un point qui me semble essentiel, celui des rapports actuels entre l’artiste et la société. Il y a une énorme projection fantasmatique de la société sur l’artiste, par un effet de procuration et de catharsis : la société transfère toujours sur l’artiste ses inhibitions, ses refoulements, en l’enjoignant d’être libre, singulier, critique, rebelle, différent, producteur de nouveauté, afin d’éviter qu’elle ne le devienne elle-même. Et même si ces injonctions ne sont plus aujourd’hui réservées au seul artiste, puisque chacun est désormais sommé « d’être lui-même », de se « réaliser », d’être « singulier », je crois que la figure de l’artiste les concentre et les cristallise à un très haut degré. L’artiste est un prolétaire dont la société loue la force de singularité. Et comme il me semble impossible de nier et de refuser cet état de fait, la seule solution me semble être d’en jouer. Et l’on en revient à l’immobilité, l’inertie et la passivité de Ghosty, du Stoppeur, ou de l’Autoportrait en Coyote.

FP : Ce sont des figures catalytiques : elles n’émettent presque rien, mais elles condensent, comme des trous noirs.

BA : Oui, ce sont des éléments presque neutres qui permettent à une réaction d’avoir lieu. Mes travaux les plus récents, comme par exemple Jouer avec des choses mortes, placent le spectateur dans une position assez proche de ces notions. Ce n’est plus moi ni l’œuvre qui relèvent de cette nature, mais le spectateur qui se trouve en retrait, dans une position assez passive, voire d’exclusion. C’est également vrai pour la porte automatique Cosmos : elle est autonome, elle s’ouvre et se ferme, qu’un spectateur soit là ou pas. Cette notion s’est peut-être un peu transformée : à un moment, elle était directement inscrite dans l’œuvre, maintenant elle s’est déplacée dans une adresse au spectateur.

FP : La porte automatique contient aussi finalement une violence : elle dit en quelque sorte « welcome », et « fuck off ».

BA : Cela pourrait être un bon titre pour l’entretien, Welcome /Fuck off !