X COMME ANONYME
Éric Mangion, 2018
Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.
NB : les citations entre guillemets sont de Boris Achour et sont extraites d’entretiens réalisés avec Sophie Lapalu, François Piron et Éric Mangion. Les autres passages sont d’Éric Mangion.
« Tu connais ce genre de film ou de roman dans lesquels un personnage se réveille ayant tout oublié de son identité, de sa vie et devant à chaque instant tout réinventer et reconstruire. Pas de passé, pas de futur, juste l’instant présent. »
« Comme Ghosty ne répondait pas aux interpellations des passants, il a failli se faire agresser deux fois, chose que je n’avais pas du tout anticipé et que je ne voulais absolument pas générer. Pour moi, c’était quelqu’un qui s’était évadé d’un parc d’attraction, comme un personnage de Disneyland qui errerait dans une ville. À part qu’il avait non pas un masque d’une figure connue, mais son propre visage à lui. »
« La violence de Ghosty est son mutisme, son visage inexpressif, le fait qu’il ne réponde pas aux sollicitations, qu’il soit hors-sociabilité. Quand je refais la performance Jaizu de Chris Burden, au début il y a un silence respectueux, mais au bout de quelques minutes, il commence à y avoir des bruits de chaises, des raclements de gorge, des rires gênés jusqu’à ce que les gens soient excédés parce que c’est ennuyeux de regarder quelqu’un d’immobile et de silencieux. Cela crée une situation de violence, surtout quand une seule personne fait face à un groupe. Ce que tu appelles une passivité, et que moi je nommerais plutôt un retrait, est une manière de provoquer des situations de tension. »
Comme Ghstoy, l’anonymat provoque parfois des histoires qui finissent mal.
Comme l’ingénieur albinos Jack Griffin, le héros de H.G. Wells.
Après quinze ans de recherches et de dépenses qui l’ont ruiné, il invente une formule pour devenir invisible. Après avoir fait l’expérience sur le chat de sa voisine, il décide d’expérimenter la formule sur lui-même, notamment pour fuir ses créanciers. Il devient alors totalement invisible et sombre progressivement dans la folie. Profitant de son état, il commence par se laisser aller à de menus larcins en pillant les boutiques, puis en volant les particuliers. Il se sent invincible et tue en toute impunité. Tenant une petite ville sous sa coupe, il affiche des messages qui le proclament maître des lieux et que sur son fief s’arrête l’autorité de la Reine. Après multiples courses-poursuites, les habitants finissent par le capturer en jouant sur l’effet de masse, puis le lynchent jusqu’à la mort. Son cadavre redevient visible.
Tous les cinéastes qui ont filmé L’homme invisible ont été confrontés au même dilemme. Comment rendre visible ce qui est censé ne pas l’être ? Peu d’acteurs connus acceptent un rôle où ils n’apparaissent presque pas. Pourtant un homme invisible n’est pas absent. La version la plus singulière est certainement celle de James Whale en 1933. Cela est dû en partie au choix de l’acteur principal, le comédien de théâtre Claude Rains, dont c’est ici le premier rôle au cinéma. Il fut choisi pour sa voix rauque et éraillée, conséquence d’une exposition à des gaz toxiques pendant la Première Guerre mondiale. Au début du cinéma parlant, sa voix fonctionne comme une forme en tant que telle. À l’heure des effets spéciaux encore bricolés, Whale développe par ailleurs une technique de présence négative par le déplacement ou la modification d’objets : coussin de fauteuils enfoncés, pyjama porté, cigarette allumée, poussette renversée, etc. Ces actions, par défaut, rendent le film très plastique.
Qui n’a pas rêvé un jour d’être invisible ? Se retrouver seul, enfermé la nuit dans un supermarché. Traîner dans les cuisines des grands chefs. Dormir dans les caves de Romanée-Conti. S’inviter dans les fêtes du show-biz et pisser dans tous les sacs. Se servir grassement en liquide dans les caisses d’une banque offshore. Dormir dans les plus grands palaces. Voyager gratuitement, tout le temps, partout. Harceler nos pires ennemis. Foutre la panique à la Bourse
L’homme invisible peut pratiquement tout se permettre ; sa transparence le protège contre tous les forfaits. Il peut changer le cours du monde. De tous les héros, il est pourtant le seul à souffrir de solitude, le seul qui ne soit pas survitaminé, aussi faible qu’une mouche désailée. Il peut tout se permettre, mais l’invisibilité n’est pas facile à assumer. L’idéal serait d’inventer la transparence à temps partiel, sur simple commande. Appuyer sur un bouton cousu dans l’ourlet de sa veste afin de sélectionner la durée d’efficience de la transparence, accomplir une enquête en toute discrétion. Un vrai James Bond, nouvelle tendance, sans gadgets, sans grosses bagnoles, sans belles poupées. Être bien sûr le seul à disposer de ce pouvoir inventé uniquement pour soi. Si tout le monde devenait invisible la transparence n’aurait plus aucun sens.