ENTRETIEN AVEC JILL GASPARINA, 2022

ENTRETIEN AVEC JILL GASPARINA
2022

Entretien avec Jill Gasparina à la Fondation Pernod Ricard dans le cadre du cycle « Entretiens sur l’art », le jeudi 9 juin 2022.

 



INTERVIEW WITH JILL GASPARINA, 2022

INTERVIEW WITH JILL GASPARINA2022

As part of the « Entretiens sur l’art » cycle led by Jill Gasparina at the Fondation Pernod Ricard.

 



DAMP, François Aubart, 2022

DAMP

François Aubart, 2022


Ce texte est le communiqué de l’exposition DAMP, qui s’est tenue en juin/juillet 2022 à la galerie Allen, Paris.


Boris m’avait donné rendez-vous dans un café à Jaurès, à côté du canal de l’Ourcq, pour me présenter son projet DAMP (Display-Algorithme-Modélisation Procédurale). Lorsque nous nous sommes attablés, comme souvent dans ce genre de situation, nous avons d’abord parlé d’autre chose. Je ne sais plus pourquoi notre conversation s’est dirigée sur ce que nous ferions aujourd’hui si certains évènements dans nos vies s’étaient déroulés différemment. Si nous avions étudié dans un autre établissement, si nous avions vécu dans une autre ville ou si nous n’avions pas rencontré telles ou telles personnes. C’était probablement une façon comme une autre d’en savoir plus l’un sur l’autre. Nous nous connaissons peu avec Boris.

Puis, il a ouvert son ordinateur pour me montrer le site de DAMP en m’expliquant avoir modélisé des éléments de tables, des plateaux, des pieds, de formes et de dimensions variées, ainsi que plus de 500 objets, des œuvres de lui ou d’autres artistes et des objets dont les scans 3D sont mis en ligne par certains musées. Un algorithme choisit parmi ces éléments pour composer une table sur laquelle il dispose différents objets. Il en résulte la représentation numérique de ce que Boris appelle un Display, qu’il peut ensuite réaliser en sculpture. Sur le site de DAMP on peut acheter deux types d’œuvre, l’une numérique, l’autre physique. Le même Display peut être acquis sous la forme d’un NFT contenant des images et une animation 3D ou en tant que sculpture, forme physique de ces représentations. Boris a souri en m’expliquant que pour l’achat d’une sculpture le NFT correspondant est offert en cadeau, puis il m’a dit que dans son travail il y a beaucoup d’objets qui naviguent ainsi entre deux états. Des jeux dont j’ignore les règles, exposé en 2015 à la Biennale de Venise, était composé d’objets présentés derrière des vitrines, à côté on pouvait voir des vidéos de gens occupés à manipuler ces mêmes objets dans des jeux, des actions et des mouvements inexpliqués. Sous vitrine comme utilisés, leurs fonctions restent mystérieuses. Ce sont, m’explique Boris, des banques de forme qui engendrent des actions et des gestes toujours différents. Alors que je lui fais remarquer que ces idées de banque de forme, de choix et de prélèvement animent également DAMP, il me précise qu’il a décidé de créer un algorithme pour composer les Display parce que cela permet d’en faire rapidement un grand nombre, mais qu’il est possible d’agencer des éléments soi-même. D’ailleurs, l’un de ceux exposés à la Galerie Allen sera une composition de Joseph Allen.

Je crois bien que Boris allait me dire quelque chose d’important à propos d’assemblage aléatoires et presque infinis lorsque je suis allé aux toilettes, je n’arrivais plus à me retenir. Une fois soulagé, en me lavant les mains, je repensais à l’exposition Cosmos de Boris au Palais de Tokyo en 2002 que j’avais vue par hasard. Alors étudiants, j’étais de passage à Paris. J’avais trouvé très amusante cette collection de boîtiers de cassettes VHS dont les images, le graphisme et les images des jaquettes évoquaient des films appartenant à des registres aussi différents qu’inattendus, tels qu’un polard philosophique, un Space Opéra expérimental ou encore une comédie pop sur la fonction sociale de l’art, toutes étant des adaptations cinématographiques de Cosmos de Witold Gombrowicz. À l’époque, je ne connaissais pas ce roman et n’avait probablement pas été sensible au fait qu’il s’agissait pour Boris de donner une forme cohérente au chaos. En tout cas, c’est parce que je pensais à ces films qui auraient pu exister qu’en retrouvant Boris je lui parlais d’un autre de ses projets matérialisant des fictions, News from Friends. Depuis 2016, il envoie aux lieux accueillant ses expositions des cartes postales signées d’artistes disparu·es qui s’excusent de ne pas pouvoir venir au vernissage. C’est, m’a-t-il expliqué, un moyen d’imaginer des signes envoyés par des personnes importantes pour lui. Il les élabore méticuleusement, cherchant sur des sites spécialisés des cartes postales dont les images ont des liens plus ou moins directs, plus ou moins explicites, avec l’œuvre ou la vie de l’artiste qui lui écrit. Pour l’exposition de Boris à la galerie Allen en 2016 Mike Kelley lui envoyait une représentation de la fontaine à souhait qu’il a reproduit pour réaliser une de ses œuvres, une sorte de tas d’une matière repoussante. Quand je suivais les séminaires de Jean-Philippe Antoine, celui-ci associait ce motif informe, récurrent dans l’œuvre de Kelley, aux organismes extraterrestres des films de science-fiction des années 1950 qui passionnaient l’artiste. Je pensais soudain que la surface gélatineuse du Blob (1958) ou celle qui recouvre le héros dans Le Pionnier de l’espace (1959), filmée en noir et blanc, ne sont pas sans rappeler le revêtement noir et irrégulier des DAMP qui amalgame les objets avec la table sur lesquels ils sont posés. Boris m’expliquait alors que cette pétrification peut évoquer un scénario de science-fiction dans laquelle des artefacts anciens auraient, au fil du temps, été recouverts de suie. Il me semble aussi que leur étrangeté est renforcée par leur apparition dans deux environnements, sur un écran d’ordinateur et dans un espace d’exposition. À propos de ce deuxième état, Boris m’explique qu’il recouvre ses sculptures de papier-mâché avant de les peindre. Ces aspérités sont donc minutieusement élaborées à la main pour évoquer une surface 3D générée par un algorithme.

Après ce rendez-vous, je me promenais le long du canal, observant la chorégraphie des cyclistes et des piétons parmi lesquels j’aperçus un homme qui semblait porter le masque de son propre visage. J’avais besoin de temps pour réfléchir aux hasards qui avaient conduit à cette rencontre avec Boris et à la façon dont la fiction surgit dans son œuvre à partir de faits concrets. Je me suis alors demandé ce qu’on penserait dans futur du fait d’offrir des NFT pour l’achat d’une sculpture.

 



DAMP, François Aubart, 2022

DAMP

François Aubart, 2022


This text is the press release for the exhibition DAMP, held in June/July 2022 at Galerie Allen, Paris.


Boris proposed to meet me in a café at Jaurès, by the Canal de l’Ourcq, to present his project DAMP, Display-Algorithm-Procedural Modelling. When we sat down, as often happens in this kind of situation, the conversation began elsewhere. I can’t recall why it moved towards what we would be doing today if certain events in our lives had turned out differently. If we had studied in different schools, lived in different cities, not met this or that person. I guess it was just another way of getting to know each other. He and I don’t know each other well.

Boris then opened his laptop to show me the DAMP website, explaining how he had modelled elements of tables, planes, legs of various shapes and sizes, as well as models of over 500 objects, including his own works and those of other artists, and others whose 3D scans had been made available online by museums. An algorithm chooses from among this array to construct a table on which it arranges different objects. The result is a digital representation of what Boris calls a Display, which he can then render as sculpture. From the DAMP website, you can buy two types of work, one digital, the other physical. The same Display may be purchased as an NFT containing images and a 3D animation, or as sculpture, the material form of these representations. Boris smiled as he explained that with the purchase of a sculpture the corresponding NFT is offered as a gift, telling me how in his work there are many objects that navigate in this way between the two states. Des jeux dont j’ignore les règles/Games whose rules I ignore, exhibited at the 2015 Venice Biennale, presents objects in glass cabinets, alongside videos of people manipulating the same objects in games, with unexplained actions and movements. The objects’ functions remain as mysterious in use as they are behind glass. Boris describes them as banks of form that generate ever-different actions and gestures. When I point out that these ideas of form banks, choice and appropriation could equally be said to animate DAMP, he specifies that, while he created an algorithm to construct the Displays because it allows for rapid creation, it is also possible to arrange elements oneself. In fact, a composition put together by Joseph Allen will be among the Displays exhibited at Galerie Allen.

I think Boris was about to say something important about his random and almost infinitely varied constructions when, unable to hold on any longer, I left to go to the bathroom. Afterwards, washing my hands, I thought back to Boris’ 2002 exhibition Cosmos at the Palais de Tokyo, which, as a student passing through Paris, I had stumbled on by chance. I had found it rather amusing, this collection of VHS cases whose images, graphics and cover designs evoked films of varied and unexpected registers: the philosophical thriller, the experimental space opera, and even a pop comedy on the social function of art, all cinematic adaptations of Witold Gombrowicz’s Cosmos.

I hadn’t heard of this novel then, and doubtless didn’t appreciate the fact that for Boris the work was about trying to give coherent form to chaos. In any case, it was the memory of these films-that-never-were that led me, on returning to Boris, to bring up another of his projects that materialise fictions, News from Friends. Since 2016, he has sent post- cards to spaces hosting his exhibitions, signed by dead artists, excusing themselves for not being able to make it to the opening. It is, he explains, a way of imagining the signs people important to him might send. Meticulously elaborate, he scours online postcard dealers for images that contain links direct and indirect, explicit and implicit, with the life and work of the artist writing to him. For his 2016 exhibition at the Galerie Allen, Mike Kelley sent an image of a wishing well, the same one that Kelley reproduced in one of his works as a mound of repulsive matter. According to Jean-Philippe Antoine’s seminars, this shapeless motif, recurrent in the artist’s work, can be associated with the alien beings of the 1950’s science fiction films that fascinated him. Suddenly, I thought of the gelatinous matter of The Blob (1958) or the substance that covers up the hero of First Man into Space (1959,) filmed in black and white, recalling the black, irregular coating of Boris’ DAMPs, that amalgamates his objects with their tables. According to Boris, this petrification might bring to mind science-fiction fantasy in which ancient artefacts, as time passes, are covered with soot. It seems also that their strangeness is compounded by their appearance in two environments: computer screen and exhibition space. Concerning the latter state, Boris tells me he covers his sculptures with papier-mâché before painting them. Their rough- ness, then, is in fact meticulously hand made, to evoke the kind of 3D surface generated by an algorithm.

After our meeting, I walked along the canal, observing the choreography of cyclists and pedestrians, among whom I made out a man who seemed to be wearing a mask bearing the image of his own face. I felt I needed time to think about the serendipities that had led to this encounter with Boris, and the way in which his work allows fiction to emerge from the concrete. I wondered, then, what we would make in the future of the idea of offering NFTs with the purchase of sculpture.

Translated by Flora Hibberd

 



LAC, Gaëlle Obiégly, 2020

LAC

Gaëlle Obiégly, 2020


Texte commandé par le MACVAL à l’autrice en lui proposant d’écrire sur une œuvre de son choix présente dans la collection.


Ma mère habite Vitry-sur-Seine depuis quelques années. Elle habite tout près du MAC VAL. Elle est y entrée, dans ce musée, à deux reprises. Une fois par curiosité. Une autre fois parce que nous y avions rendez-vous pour déjeuner. Après quoi, j’ai visité le musée ; mais seule. Ma mère n’a pas voulu, elle m’a dit que l’art contemporain, ça l’ennuie en général. C’est le cas de beaucoup de gens, et il serait intéressant de savoir pourquoi ça ennuie plus que l’art des époques révolues. Ma mère m’a dit : non, tout de même, il y a des choses qui me plaisent, j’aime bien ce qui est déstructuré, j’aime bien dans une dislocation reconnaître quelque chose. Ma mère m’a dit : Picasso, c’est comme ça.
J’ai montré à ma mère Lac de Boris Achour. Je lui ai demandé ce que ça lui évoque et si elle trouve ça beau. Ma mère m’a dit : cela me rappelle un miroir entouré d’ampoules… comme on en voit dans les loges d’artistes… C’est la première image qui lui vient, à ma mère face à cette œuvre. Je lui ai demandé si elle avait pensé à un lac. Ma mère m’a dit : ce n’est pas la première image qui me vient à l’esprit, mais oui, pourquoi pas.
Moi, c’est l’inverse. J’ai vu d’abord le lac. Le concept de lac et en même temps un lac particulier. Puis, longtemps après, un objet. Qui m’évoque une table en Formica et un miroir entouré d’ampoules. Je trouve ça beau.
Ma mère voit d’abord la réalité matérielle. Moi, d’abord le mot. Je vois à travers le mot. Le mot me fait traverser la réalité. C’est bien ce qui m’intéresse ici.
Je crois que Boris Achour s’est un jour trouvé au bord d’un lac, au cœur d’un paysage. Il s’est dit qu’il allait emporter ça, ce moment paisible de son existence, qu’il allait le garder le plus longtemps possible. Peut-être qu’il ne s’est rien dit. Peut-être qu’il a fait ce qu’il a fait sans rien se dire. Sa mémoire s’est écoulée dans cette réalisation. Le lieu, l’existence, c’est-à-dire la réalité géographique et sa perception, c’està-dire ce moment et la pensée qu’il a suscitée, il a confié cela à sa mémoire. C’est une spéculation. Grâce à cette spéculation, je peux dire ce qui suit. Autrement, ça viendrait comme un cheveu sur la soupe.
Grâce à la mémoire, on transporte l’espace et le temps dans un autre espace et un autre temps. Grâce au langage, on remplace une chose par un mot. Grâce à nos mains, on transforme l’intangible, c’est-à-dire ce qui nous occupe en pensée, en objets concrets. Un lac devient Lac, ce lac concret, ce lac qui est dur et bien défini. Et pourtant d’essence poétique.
Définir est une action qui est commune au langage et aux arts visuels. Dans un cas, on pose la signification d’un mot. Dans l’autre cas, on délimite la surface. Il y a plusieurs façons d’aborder un mot, plusieurs façons d’aborder une chose. C’est souvent comme ça. Qu’un objet ne soit pas limité à son volume, à sa fonction, le langage le permet. Le mot lac, par exemple, fait des miracles. Le mot fontaine aussi. Ou le mot rocher.
Boris Achour offre au regard une surface bleue brillante dont les bords sont jalonnés d’ampoules argentées. Il dit : c’est le lac. Il propose ce mot comme vérité de foi. De la même manière que l’on propose et définit qu’une femme est sainte, qu’un homme est saint, qu’un animal est sacré. Par l’opération du langage, une surface devient profonde.

 



RÉPÈTE ET RÉPÈTE ENCORE, Joseph Allen, 2018

RÉPÈTE ET RÉPÈTE ENCORE

Joseph Allen, 2018


Ce texte est le communiqué de l’exposition Encores, qui s’est tenue en juin/juillet 2018 à la galerie Allen, Paris.


Encore est un mot à double-fond, puisque la langue anglaise l’a presque unanimement adopté pour désigner ce rituel du retour d’un artiste sur la scène pour une ultime performance après la fin pourtant présumée du spectacle. Un bis qui pousse souvent à se demander, quand l’artiste réapparaît pour régaler son public, si la personne en question avait planifié ce rappel tout en ne donnant au quasi-final que l’apparence d’une fin définitive. C’est précisément ce laps de temps intermédiaire, qui détermine à quelle fin on a affaire, qu’il s’agit de prendre en considération. Ce que nous cherchons s’est peut-être déjà présenté à nous sous un aspect qui nous échappe. De même, une maîtresse de cérémonie adroite en la matière saura nous entraîner dans la direction de son choix, en nous demandant de poursuivre un quelque chose qui s’écarte de ce que nous pensions venir chercher. Boris Achour, à travers son art, n’agit pas autrement, et pourtant l’impression qu’il reste dans notre camp persiste, comme s’il était assis à nos côtés, dans les gradins de son propre théâtre.

La nouvelle d’Edgar Allan Poe intitulée La Lettre volée repose tout entière sur le procédé qui consiste à disposer une chose de manière si évidente qu’elle en devient invisible. Cette histoire a servi d’exemple au philosophe et psychanalyste Jacques Lacan pour illustrer son concept de chaîne signifiante, qui renvoie à l’ordre et à l’emplacement des symboles les plus importants de notre inconscient. Comme le présentateur d’un spectacle, Achour nous dirige vers ce qu’il veut nous faire découvrir, parfois caché mais prêt à se révéler pour qui prend la peine de regarder. Son travail résulte donc bien souvent d’un mélange entre quelque chose de connu (et de rassurant) avec quelque chose d’inconnu (et source de gêne). De cette dualité jaillit le sentiment que nous sommes confrontés à quelque chose qui restait invisible, mais que nous le percevons cette fois de l’intérieur.

L’artiste choisit de jouer avec les limites de notre zone de confort à l’aide d’objets et de meubles tirés d’un passé proche et familier. En les tordant de différentes manières, Achour encourage l’apparition de nouvelles fonctions et significations, propose des considérations inédites et suscite des schémas de pensée intérieure.

Il suffit de regarder, par exemple, le grand lampadaire dont la base soutient un texte rétro-éclairé qui descend en spirale le long de l’abat-jour. Achour nous invite à tourner autour de cette source lumineuse, face à l’étourdissante spirale de l’inscription, qui se donne et se soustrait simultanément à notre entendement. En l’intitulant Lalampe, il renvoie au concept de « lalangue » forgé par Lacan pour désigner un état de pré-langage comme celui qui sert à la communication entre une mère et un nouveau-né.

Fournissant un méta-regard sur l’exposition et l’œuvre d’Achour tout entière, The Big Combo, 2018, mélange film et sculpture : c’est un assemblage d’assemblages. En utilisant à la fois des séquences filmées et d’autres en animation 3D, le film oscille lui-même entre réalité et fiction, par le biais d’une séquence inspirée de vidéos pédagogiques dévoilant les étapes de construction d’un objet à la fonction inconnue. La superposition de références et d’objets fournit au spectateur une intense grille de lecture en combinant des éléments d’une précision toute machinique (qui pourraient provenir d’une arme, d’une caméra ou d’un instrument de mesure) à d’autres d’apparence organique (une branche d’arbre torsadée et nouée ou peut-être même le fameux cigare de Lacan ?). Le tout émaillé de plaisanteries et de références abstraites renvoyant à la propre production artistique de Boris Achour.
Ce mélange de composants, qui seraient ailleurs incompatibles, nous invite dans une sorte de non-réalité filmique qui n’appartient ni à l’avenir ni au passé. Cet ancrage se renforce lorsque l’on reconnaît une même mallette présente à la fois dans le film et posée sur le sol de la galerie. Cet objet clos, se dérobant et pourtant quelque peu inquiétant, aide à matérialiser hors du film l’instrument mentionné plus tôt.

Peut-être plus sobre, mais tout aussi adroit et précis, Papamoule, 2017, est un moulage en bronze de l’espace vide contenu dans un vieil étui à pipe. Le bronze ne remplace pas la pipe elle-même, il remplit le vide que nous cause sa disparition. L’œuvre peut d’ailleurs fonctionner que l’étui soit ouvert ou fermé, et cette existence sur plusieurs plans renforce sa dualité, ancrée dans la complémentarité entre le vide et le solide. Le choix d’un titre en forme de jeu de mots évoque plusieurs points d’entrées au sein de l’œuvre, puisque le bronze a bien dû sortir d’un moule pour conserver une empreinte, sans taire pour autant la référence au coquillage, la moule qui se blottit dans sa coquille et dont la couleur foncée n’est pas sans rappeler curieusement celle du bronze, lui aussi mis au repos sous sa forme enveloppée. Sans compter les connotations sexuelles qui se rattachent à ce mot en français.

S’affirmant sans gêne aucune entre sculpture et peinture, une nouvelle œuvre, constituée d’un matériau aussi commun que le papier mâché, impose une présence à la fois remarquable et floue. Si l’on devait la percevoir en tant que tableau, on pourrait la rapprocher d’un Mondrian aux contours indistincts, comme si les couleurs et les rigueurs de la forme avaient glissé de son cadre. Ressemblant à présent à une étagère un peu vague, l’œuvre ne pourrait pas fonctionner selon ces critères. Malfaçon ou image jugée sans objet, l’oeuvre échappe ainsi à la sévère autorité du référentiel moderniste, déformée par une dissidence toute en désinvolture.

La fascination de Boris Achour pour le langage est encore plus évidente dans LLV (La lettre volée), 2018, qui se réclame directement de la nouvelle de Poe. Un jeu de trace-lettres pour enfant est rendu inutilisable par la disparition d’une des 26 lettres indispensables qui le composent à l’ordinaire. Fruit d’un sabotage volontaire ou objet véritablement mis au rebut pour défaut de fabrication, il met à jour l’une des profondes motivations de son auteur : ce que l’on voit en premier en découvrant l’oeuvre, ce n’est pas ce qui est montré, mais cette chose singulière qui y manque. Face à cette oeuvre, révélatrice des positions de Lacan sur les questions de signification, de sens, et de la manière dont on construit des opinions et des vérités, nous réalisons que les plus grands problèmes posés par notre inconscient sont précisément de ceux qui se cachent sous notre nez et que l’on évite parfois trop soigneusement.

Véritable bis, ou rappel sur scène, le réaccrochage de l’œuvre la plus déroutante de la dernière exposition de l’artiste à la galerie, ‘s not dead, 2016, soulève encore plus de questions. Un cintre flaccide, si détendu qu’il en aurait perdu jusqu’à sa forme, demeure inébranlable dans sa langueur, à l’exception notable de son crochet recourbé. Ce retour cyclique, comme après une migration, renvoie dos à dos les notions de mode ou de réinvention, leur préférant la récurrence des petits fléaux – comme ce moustique dont vous pensiez être débarrassé, l’eczéma qui devait pourtant disparaître au sortir de l’adolescence, ce cauchemar qui revient sans cesse, ou des souvenirs désagréables pourtant gravés dans notre mémoire. Pour le spectateur, l’œuvre a de quoi évoquer un point d’interrogation ou une apostrophe, même si l’artiste insiste pour y voir un point d’exclamation, rappelant la teneur de son obsession pour le langage ainsi qu’un sens de l’optimisme et de la détermination.

La succession d’œuvres qu’Achour présente pour Encores invite à reconsidérer la nature du langage à l’aune de la valeur que possèdent les choses incomplètes. Cette exposition part d’une faute d’orthographe (et pourtant, pourquoi ne pourrions-nous pas mettre au pluriel un mot qui renvoie directement à la répétition ?) pour arriver à des œuvres dont le fonctionnement est volontairement fautif, qui occultent entièrement leurs éléments les plus importants ou d’autres qui se soustraient à une simple résolution. Plutôt que de les mettre à mal, ces excentricités sont précisément ce qui fortifie et éclaire leurs aspects les plus passionnants. À travers une insistance répétée et par la contemplation de ce qui se cache sous nos yeux, nous revenons ainsi pour ce rappel qui nous était bien réservé.

 

 

Traduit de l’anglais par Noam Assayag

 



REPEAT THE REPEAT REPEATEDELY, Joseph Allen, 2018

REPEAT THE REPEAT REPEATEDELY

Joseph Allen, 2018


This text is the press release for the exhibition Encores, held in June/July 2018 at Galerie Allen, Paris.


The word encore, as we co-opt it into the English language, most often refers to the return of a performer after their purported final performance. Regularly we are left wondering, when a performer returns to gratify her audience once more, if she had already pre-planned that return presenting the quasi-finale as the real thing. And hence the importance of the interim space and dedicated subject is now to be readdressed.
At times, what we are seeking may have already presented itself as something else. An accomplished master of ceremonies can lead us in the direction she wants, she asks us to search for something other than what we believed we were looking for. Boris Achour does the same through his art, but somehow we still retain the feeling he is playing on our side sitting next to us in the audience of his own theatre.

Placing the subject matter in a place so obvious that it becomes invisible is the technique and theme of Edgar Allen Poe’s short story The Purloined Letter which was later the example used by the French philosopher and psychoanalyst Jacques Lacan to exemplify his theory of the significance chain, being the location and order of the most important symbols in our subconscious. As the master of ceremonies in his theatre, Achour directs us towards things he wants us to discover, sometimes hidden but evidently present if we are willing to look. The work is regularly a mélange of something known (comfort) and something unknown (discomfort). This duality results in the feeling that we are being exposed to something unseen but from within.

In a playful way the artist challenges our comfort zone using furniture and tools from the near past. Twisted in different ways, Achour encourages new meanings and functions, poses new considerations and elicits inner thought patterns. For instance, the modified base of his tall floor standing lamp supports an illuminated text that revolves around the lamp shade, inviting us to rotate around the light source, its dizzying corkscrew cipher both giving and resisting comprehension. Entitled Lalampe – the work acts as a nod to Lacan’s term « lalangue » signifying pre-language communication such as that used between a mother and newborn.

The film/sculpture combination of The Big Combo, 2018 has an inherent meta quality for the exhibition and Achour’s oeuvre as a whole as it acts as an assemblage of assembled parts. Employing both film and instructional animation techniques Achour oscillates between reality and fiction confounding us with a 3D animated sequence presenting an impossible construction of an instrument with an unknown function. Combining machine precision (possibly a weapon, a camera, a measuring instrument) with organic elements (possibly a twisted and knotted tree branch or even Lacan’s famous cigar?) and abstract in-jokes to his personal art history, the layering of references and objects form a dense cross-section for the psyche. A melding of normally incompatible elements presumes a kind of film non-reality neither past nor future accompanied by the reinforced physicality of the same briefcase seen in the film posed upon the gallery floor. Closed, reserved and foreboding, this object sits outside of the film alluding to the aforementioned instrument.

Comparatively more reserved but just as precise and deft, Papamoule, 2017 is a bronze cast of the empty space within an old smoking pipe case. The bronze does not replace the pipe but fills in the emptiness that the missing pipe has given us through its disappearance. The artwork functions when the case is both closed or open and this multiple existence enforces its duality and the complementary relationship between the solid and the void. The title’s play on words conjures many entry points into the work referencing the moule (French for the mould that this bronze work is cast from) and simultaneously moule (French also for the mussel – that intriguing mollusc embraced by its deep brown shell which is curiously similar in colour to the bronze now resting as the enveloped form), plus many purposeful sexual connotations.

Unselfconsciously between sculpture and painting a new piece in the materially democratic papier maché has a formal but loose presence. As a painting we might imagine it as an imprecise Mondrian, as if the colour and the strictness of form has slid from the tableau. Resembling now a type of imprecise shelf, the piece could not function as such. A defect or a considered image without purpose, the authoritarian severity of the modernist grid has been deformed with casual dissidence.

Achour’s fascination with language is explicit in LLV (La lettre volée), 2017. A precise reference to Poe’s short story, a child’s alphabet stencil is rendered useless as it misses one of the essential 26 letters. This orchestrated malfunction or forced factory second reveals the artist’s key motivations as the first thing you notice when you encounter the piece is not what is shown but the single element that is missing. Viewing this work, symptomatic of Lacan’s take on the problems of signification, meaning, and externally proposed opinion and truth, we consider the biggest problems, those hiding (or those we purposefully ignore) in plain sight are always the greatest in our psychic-subconscious.

An encore lies in the bewildering re-hanging of a work from Achour’s last exhibition at the gallery. Possibly the most puzzling work from the previous exhibition, ‘s not dead, 2016 raises more questions upon its return. A flaccid coat hanger, so relaxed it has lost its form, languors unswerving save its curved hook. This kind of seasonal return rebukes the idea of fashion and reinvention and proposes a pest-like recursion – like the mosquito you are hoping will leave you alone, the eczema you hoped would leave after adolescence, the recurring nightmare or those unshakeable memories burned into your unconscious. To the viewer the piece may resemble a question mark or apostrophe, the artist insists on referring to it as an exclamation mark, revealing his obsession with language and a sense of optimism and resolve.

The suite of works Achour presents in Encores begs us to consider both language and the importance of incompleteness. We begin with a misspelled title (why shouldn’t we pluralise a word that connotes repetition?) and we continue through works that fail to function, completely omit important elements and others that refuse to find a resolve. Rather than compromising these works, such eccentricities support and bring light to the most interesting parts of art and life. Through repeated insistence and the contemplation of that which hides in plain sight we return for this orchestrated encore.

 



S IS FOR SOLITUDE, Vanessa Desclaux, 2018

S COMME SOLITUDE

Vanessa Desclaux, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


« Until then I had been practically living in isolation as far as communication was concerned. My audience was a fictitious one. Suddenly it became real, to the point that spaces and conquests became important. »[1]

There are at least two ways to conceive of solitude. There is the solitude that one endures: an unsought loneliness that brings with it feelings of unhappiness. Then there is that very different kind of solitude, which one chooses voluntarily: a desired state, necessary to the process of constructing something, a solitude that indicates a need to dig deep into one’s personal resources – to find willpower and summon up a capacity for action. It calls for a concern for oneself that is essential for developing relationships with others, whether subjects or objects. I will use this second definition as my starting point; it seems to me to be the most relevant in the context of Boris Achour’s work. But this solitude entails an effort, it suggests a form of endurance, a perseverance that is at the heart, as I see it, of the recurrent use of the term conatus in Achour’s work. When I first encountered the word conatus, I took it to be the name of a person, or some unknown place. Its narrative and conceptual potential – it refers to an important concept in the philosophy of Benedict de Spinoza, defining desire as a striving for action –, can be identified in the series of works by Boris Achour that have the word conatus in their title. In the film Conatus: la nuit du danseur, it is night time and a tap dancer wearing a luminous helmet completely covering his face walks around the exhibition “La force de l’art 02”, which was presented in the Grand Palais in 2009. Boris Achour has admitted that this work has its roots in a childhood fantasy “of being locked in at night, in a department store or a hypermarket, and spending the whole night alone.”[2] ». Elegantly dressed in a tuxedo, the dancer uses the exhibition as a stage-set on which to take a solitary stroll that ends in a frenetic dance routine. The dancer is not the subject of a privileged interaction with the works and the exhibition space; he is more of a living sculpture, a sort of celibate machine functioning autonomously and never really coming into contact with the surroundings; these have become a mere space to strut around in, a theatre. Back in 2004, in the video work entitled Spirale, Boris Achour presented another character, in the role of an office worker lying on a long conference table, crawling backwards and forwards on his back. In Spirale, as in Conatus: the night of the dancer, individuals whose social status or competence we clearly infer, are isolated, out of sync with their usual environment: something has gone off the rails, come unhinged, there is an attempt to express a feeling or sensation without using language, and an acceptance of existing in a hiatus of meaning.

The loneliness of the artist has to do with his relationship to his works and the need for them to exist and circulate in the world without him. In 1996, Boris Achour produced a work entitled Une sculpture: “Twenty objects resembling a book with its pages stuck together and nothing more informative than UNE SCULPTURE printed on the cover were placed in twenty Paris public libraries, one per arrondissement, on the shelves of the fiction section. These sculptures bore neither author’s name nor shelf mark, but they were listed in the library’s stock and could be borrowed in the same way as books. They could only be discovered by chance. There is no photographic documentation of this work.”[3]

Although this was not one of the earliest works in the artist’s oeuvre, it followed on from a series of works begun in 1993, entitled Les Actions-Peu. These were works that involved the artist in a series of personal appearances in public space. It was an attempt to counteract the invisibility of the works by putting them in direct contact with the spectators. In an interview with Sophie Lapalu, Achour pointed out that he wanted “the most direct encounter possible between a person and an object or situation, without the presuppositions and expectations associated with ‘art’.”[4] For Achour, these actions were a response to a need to be reassured “that my work be seen by spectators, even if they were not aware of its artistic nature, and therefore that it existed.”[5]. The artist further explained: “The city as a museum… I found that that flew in the face of what I was looking for: anonymity, the surprise of encounter, the fact that the nature of the object on offer was not immediately made clear.”[6] The loneliness inherent in a large city was compared with the solitude of insularity by the author of Robinson Crusoe: “I can affirm, that I enjoy much more solitude in the middle of the greatest collection of mankind in the world, I mean, at London, while I am writing this, than ever I could say I enjoyed in eight and twenty years’ confinement to a desolate island.”[7]

Loneliness then is not about being alone or isolated; it has to do with the difficulty of relating and communicating, and of being seen and heard. It confronts us with the difficulty of allowing a work to be seen, of creating the conditions for an encounter and a relationship with one’s viewer or viewers. Among the works of Boris Achour, those that took shape in spaces that are not thought of as artistic institutions (spaces such as the street or, in the case of Une Sculpture, public libraries) are a statement of the solitude inherent in the works of art themselves; “they lived alone for the time they lived”. Because this loneliness perhaps, above all, concerns objects, and arises from the relationship between people and things. The exhibition Conatus: La rose est sans pourquoi (2009) takes as its starting point a quatrain by the poet Angelus Silesius: “The rose is without why; it blooms because it blooms. It pays no attention to itself, asks not whether it is seen.” Achour suggests that “the work of art, all art, doesn’t give a damn about being seen, let alone understood; it is there, it exists, it gives itself and offers itself as absolute presence, and that’s all there is to it.”[8]

The presence of an artwork – the counterpart of which would be the absence of an artist – is indicated by utilitarian objects being stripped of their function, like the hanger, bent straight in ’s not dead (2016). Papamoule, realized in 2017, is a series of patinated bronze sculptures that were moulded in various pipe cases. These sculptures are counterforms, asserting their presence in the space from which the object (the pipe) is absent. The title of the work involves a play on words: it simultaneously refers to René Magritte’s famous (‘this is not a’) pipe, and the mould (moule) dear to Marcel Broodthaers, linking them to the figure of the father. In ‘s not dead, or Papamoule, what the artist has done is immediately obvious when one looks at the object, but the title in each case gives it a more enigmatic character, a possible reference to a character, or a message to decipher. These objects, moved or remodelled by Boris Achour, are introduced into scenarios that viewers are invited to make their own.

Solitude in the work of Boris Achour is thus not introspective, it does not correspond to an exploration of the artist’s interiority as a subject; rather, it betokens that necessary solitude in the act of artistic creation. Marcel Broodthaers, the artist, spoke of “accepting the creative force heroically and alone.”[9]. The hero for Broodthaers, as also for Achour, has all the qualities of an anti-hero, struggling with a language that raises as many questions as it poses problems, a language that both evades and dominates the individual who attempts to master it, to feel at home with it, and to use it to convey something of his own.

Yes! Oui! Solitude has invoked the fundamental assertion of the status of the artist and of the work of art throughout the generations.

 

 

Notes
1- Marcel Broodthaers quoted by Birgit Pelzer, “Fictions dans la fiction”, in Marcel Broodthaers, (Belgium: Snoek, 2010), 99. Catalogue of the exhibition at the Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2 July – 26 September 2010.
2- Boris Achour, Previously & to be continued: une discussion, (Paris: Galerie Vallois, 2012), 28. Interview with Eric Mangion, published on the occasion of the exhibition “Oh lumière”.
3- Internet Site of the artist Boris Achour. This work by Boris Achour has a strong link with Marcel Broodthaers’s first work as an artist. It was entitled Pense-Bête (1964) and, for it, he encased unsold copies of his latest poetry book in plaster. It was intended as a performative record of his passage from the status of poet to that of artist.
4- Boris Achour, Entretien avec Sophie Lapalu, 2010. Interview which initially appeared on the blog “De l’action à l’exposition”.
5- Ibid.
6- Ibid.
7- Daniel Defoe, Serious Reflections During the Life and Surprising Adventures of Robinson Crusoe, vol. 3 of Romances and Narratives by Daniel Defoe, ed. George A. Aitken, (London: J.M.Dent, 1899), 4.
8- Boris Achour, Previously & to be continued: une discussion, (Paris: Galerie Vallois, 2012), 16. An interview (in French) with Eric Mangion, published on the occasion of the exhibition “Oh lumière” [‘Oh light’].
9- Birgit Pelzer, op.cit., p. 95.

 



S COMME SOLITUDE, Vanessa Desclaux, 2018

S COMME SOLITUDE

Vanessa Desclaux, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


« Jusqu’à ce moment je vivais pratiquement isolé du point de vue de la communication, mon public était fictif. Soudain il devint réel, à ce niveau où il est question d’espaces et de conquêtes. »[1]

Il existe au moins deux manières très différentes de concevoir la solitude : d’une part une solitude qu’on pourrait dire subie, non désirée, qui véhiculerait un sentiment malheureux ; d’autre part une solitude choisie, désirée, considérée comme nécessaire au processus de construction du sujet, c’est-à-dire qui témoigne d’un besoin du sujet de chercher en lui-même les ressources de sa personnalité, de sa volonté et du déploiement de sa puissance d’agir. Elle appelle à un souci de soi nécessaire au déploiement des relations aux autres, sujets ou objets. Je partirai davantage de cette seconde définition qui m’est apparue comme la plus pertinente dans le contexte de l’œuvre de Boris Achour. Mais cette solitude marque un effort ; elle suggère une forme d’endurance, de persévérance qui est au cœur, à mes yeux, de l’usage récurrent du terme « conatus » dans l’œuvre d’Achour. À la lecture de ce mot « conatus », j’ai d’abord entendu le nom d’un personnage, ou l’évocation d’un lieu inconnu. Son potentiel narratif, autant que conceptuel, – il fait référence à un concept philosophique important chez Baruch Spinoza, qui définit le désir comme force d’agir – peut être identifié dans la série d’œuvres de Boris Achour qui contiennent le terme « conatus » dans leur titre. Dans le film intitulé Conatus : la nuit du danseur, un danseur de claquettes portant un casque lumineux lui couvrant entièrement le visage se promène de nuit dans l’exposition « La force de l’art 02 » présentée au Grand Palais en 2009. Boris Achour confesse que cette œuvre trouve son origine dans un fantasme enfantin, « celui de se faire enfermer dans un grand magasin, ou un hypermarché, et d’y passer seul toute une nuit[2] ». Élégamment habillé d’un smoking, le danseur transforme l’exposition en espace scénique pour une promenade solitaire qui se termine sur un rythme de danse effréné. Ce danseur n’est pas le sujet d’une interaction privilégiée avec les œuvres et le théâtre de l’exposition, mais bien plus une sculpture vivante, sorte de machine célibataire fonctionnant de manière autonome, sans réellement entrer en contact avec son environnement qui devient un simple espace à arpenter, un décor. Déjà en 2004, dans l’œuvre vidéo intitulée Spirale, Boris Achour mettait en scène un autre personnage incarnant un employé de bureau, couché sur une longue table de réunion et parcourant cette table de bout en bout en rampant sur le dos. Dans Spirale, comme dans Conatus : la nuit du danseur, des individus dont nous identifions assez clairement le statut social ou la compétence, sont isolés, décalés par rapport à leur place habituelle : quelque chose déraille, sort de ses gonds, tente d’énoncer un sentiment ou une sensation, sans recourir au langage, et assume de se situer dans un écart en terme de sens.

La solitude de l’artiste a à voir avec sa relation à ses œuvres et avec la nécessité que ces dernières tiennent et circulent dans le monde sans lui. En 1996, Boris Achour réalise une œuvre intitulée Une sculpture :

« Vingt objets semblables à un livre aux pages collées et à la couverture portant pour toute indication UNE SCULPTURE ont été déposés dans vingt bibliothèques publiques parisiennes, une par arrondissement, puis placés parmi les ouvrages de fiction. Ces sculptures ne portent ni nom d’auteur ni cote, mais ont néanmoins été enregistrées dans le fonds des bibliothèques et sont empruntables au même titre que les livres. On ne peut les découvrir que par hasard. Aucune documentation photographique de cette œuvre n’a été réalisée. »[3]

Si cette œuvre n’est pas tout à fait inaugurale dans la pratique de l’artiste, elle fait suite à une série d’œuvres débutée en 1993, intitulée les Actions-peu. Ces œuvres impliquaient la personne de l’artiste dans une série d’interventions se déroulant dans l’espace public, cherchant ainsi à sortir les œuvres de l’invisibilité dans laquelle elles se trouvaient pour les mettre directement en contact avec les spectateurs. Dans un entretien réalisé avec Sophie Lapalu, Boris Achour met en avant qu’il souhaitait « la rencontre la plus directe possible entre une personne et un objet ou une situation, sans les présupposés et sans la grille de lecture “art” ».[4] Pour Achour, ces actions répondaient à un besoin d’affirmation, « celui que mon travail soit vu par des spectateurs, même si ceux-ci n’étaient pas prévenus de sa nature artistique, et donc qu’il existe »[5]. Boris Achour insiste : « La ville comme musée… Je trouvais cela en contradiction avec ce que je cherchais : l’anonymat, la surprise de la rencontre, le fait que la nature de l’objet proposé ne soit pas donné d’emblée ».[6] Cette solitude inhérente à la grande ville fut décrite par l’écrivain Daniel Defoe en contrepoint de l’expérience solitaire de l’insularité : « Je puis affirmer… que je jouis d’une bien plus grande solitude au milieu du plus nombreux rassemblement d’humanité qui existe au monde, j’entends Londres, alors que j’écris ceci, que je ne puis dire l’avoir jamais expérimentée au cours d’une réclusion de vingt-huit années dans une île déserte. »[7]

La solitude n’aurait donc pas à voir avec le fait d’être seul·e, ou isolé·e, mais avec la difficulté d’entrer en relation, de communiquer, et de se faire voir et entendre. Elle nous place face à la difficulté de donner à voir l’œuvre, de créer les conditions d’une rencontre et d’une relation avec son ou ses spectateurs. Parmi les œuvres de Boris Achour, celles qui prennent forme dans des espaces qui ne sont pas identifiés comme des institutions artistiques, comme la rue, ou la bibliothèque publique en ce qui concerne Une sculpture, prennent acte de la solitude propre aux œuvres d’art elles-mêmes  : « elles vivaient seules le temps qu’elles vivaient ». Car cette solitude concerne, peut-être avant tout, les objets, et émane des rapports entre les êtres et les choses. L’exposition « Conatus : La rose est sans pourquoi » (2009) prend comme point de départ un quatrain du poète Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». Achour suggère que « l’œuvre d’art, l’art, se fout totalement d’être vu, et encore moins d’être compris, il est là, il existe, il se donne et s’offre comme absolue présence et basta ! »[8] La présence de l’œuvre – dont le pendant serait l’absence de l’artiste – se déclare dans le dépouillement de certains objets utilitaires de leur fonction, tels que le cintre déplié de ’s not dead (2016). Papamoule, réalisée en 2017, est une série de sculptures en bronze patiné réalisées à partir du moulage des espaces creux à l’intérieur de différents étuis de pipe. Ces sculptures sont des contre-formes, affirmant leur présence dans l’espace où l’objet (la pipe) s’est absenté. Le titre de l’œuvre déploie un jeu de langage : elle fait simultanément référence à la pipe, chère à René Magritte, et à la moule, chère à Marcel Broodthaers, et y associe la figure du père. Dans ’s not dead, ou dans Papamoule, le geste de l’artiste est immédiatement saisissable à la vue de l’objet, mais son titre lui confère un caractère plus énigmatique, une référence possible à un personnage ou un message à interpréter. Ces objets déplacés ou transformés par Boris Achour sont introduits dans des scénarios dont le spectateur est invité à s’emparer.

La solitude dans l’œuvre de Boris Achour n’est ainsi pas introspective, elle ne correspond pas à une exploration de l’intériorité de l’artiste en tant que sujet ; elle prend plutôt acte d’une solitude constitutive de l’acte de création artistique. L’artiste Marcel Broodthaers parlait d’« assumer la force créatrice sous forme héroïque et solitaire »[9]. Le héros chez Broodthaers, comme chez Achour, a tout d’un anti-héros, aux prises avec un langage qui lui pose autant de questions que de problèmes, une langue qui domine et échappe à l’individu qui cherche à s’en emparer, à y trouver sa place, et à y inscrire quelque chose qui lui serait propre.

Oui ! Yes ! La solitude invoque l’affirmation fondamentale du statut de l’artiste et de l’œuvre d’art à travers les générations.

 

 

Notes
1- Marcel Broodthaers, cité par Birgit Pelzer, « Fictions dans la fiction », in Marcel Broodthaers, Gent, Snoek, 2010, p. 99. Catalogue de l’exposition aux Musées royaux des Beaux-arts de Belgique (2010).
2- Boris Achour, Previously & to be continued : une discussion, Paris, Galerie Vallois, 2012, p. 28. Entretien avec Éric Mangion, édité à l’occasion de l’exposition « Oh lumière ».
3- Site Internet de Boris Achour. Cette œuvre de Boris Achour entretient un lien particulièrement fort avec l’œuvre inaugurale de Marcel Broodthaers en tant qu’artiste, intitulée Pense-Bête (1964) pour laquelle il a scellé dans un bloc de plâtre l’ensemble des recueils invendus de poésie qu’il avait écrit, actant ainsi de son passage du statut de poète à celui d’artiste.
4- Boris Achour, Entretien avec Sophie Lapalu, 2010. Initialement paru sur le blog « De l’action à l’exposition ».
5- Ibid.
6- Ibid.
7- Daniel Defoe, Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 599.
8- Boris Achour, Previously & to be continued : une discussion, op. cit., p. 16.
9- Birgit Pelzer, op.cit., p. 95.

 



Z COMME ZIGZAG, Éric Mangion, 2018

Z COMME ZIGZAG

Éric Mangion, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


NB : les citations entre guillemets sont de Boris Achour et sont extraites d’entretiens réalisés avec Sophie Lapalu, François Piron et Éric Mangion. Les autres passages sont d’Éric Mangion.

« Quand je dis que “chaque exposition était une proposition unique”, c’était vrai également pour les œuvres elles-mêmes. Il y avait de ma part une volonté farouche d’éviter toute production d’un “style” aisément reconnaissable, ainsi que d’un “sujet” sur lequel j’aurais travaillé. Je considérais les notions même d’“unité”, de “style” et de “thème” de travail comme des concessions faites à la réception du travail, d’un point de vue tant commercial que critique. C’était une conception naïve, une sorte de réaction adolescente puriste de refus de certaines règles d’un milieu (qu’elles soient fondées, entièrement ou en partie, ou que je les aie fantasmées). La dernière (?) raison qui me faisait travailler de la sorte est peut-être plus légère, plus neutre (je veux dire par là moins chargée d’affects ou d’intentions), si on la définit comme une sorte de curiosité, d’envie touche-à-tout d’essayer et de manipuler des mediums, des formes, des idées variées, différentes, parfois contradictoires sans souci de cohérence : une manière assez intuitive et libre d’appréhender la pratique artistique… »

– Utiliser des formes élémentaires (géométriques, graphiques ou algébriques) comme « marques et véhicules » de la diffusion des savoirs. Ces signes peuvent constituer l’idéal d’une modélisation géométrique du monde dans ce qu’il possède de plus rationnel. Mais cette même quête de formes simples et épurées accompagne paradoxalement la naissance de la modernité positiviste qui est la nôtre, avec un ensemble de pratiques magiques et ésotériques justement éloignées de toute rationalité.

– Créer des formes singulières sans pour autant les opposer aux canons esthétiques dominants, en tentant ainsi de récuser les dichotomies dominantes : fonctionnalité/ornementation, courbes/angles droits, transparence/opacité, nature/artifice, sensualité/raison, sujet/objet, pensée/poésie… Le kitsch ne serait pas une valeur opposée à la modernité, mais lui serait consubstantielle, telle une part maudite ou du moins cachée. Il en va de même pour la représentation de la ruine, qui représente à la fois le parangon de la construction (de la forme et de la pensée) et son inéluctable dépérissement.

– Aborder des propositions artistiques à la fois concevables et impossibles, des situations où l’observation anéantit l’observation. Une chose peut arriver et être un mensonge total, une autre chose peut ne pas arriver et être plus vraie que la vérité.

L’encyclopédie des inventions inutiles sera la plus luxueuse de toutes les encyclopédies, un monument dédié à l’inlassable labeur des hommes. Une victoire de l’incomplétude sur la suffisance. Des néologismes à la Thomas Brown : la bombulation, la colliquation ou le cortiqueux.

Partagée en plusieurs chapitres : le ménager, le social, le sportif, le professionnel, le jardinage, l’automobile, l’intime, la santé et le jeu.

Chaque chapitre sera divisé en index, chaque index en indices.

La préface écrite par Richard Sennett en personne.

Elle battra les records de vente de La Bible et du Coran réunis, et même des romans à sensation, passant dès la deuxième semaine d’exploitation en tête des ventes en librairie. Un succès sans précédent. Chacun se mettra dans la foulée à réaliser sa propre encyclopédie : un groupe de jeunes néo-pataphysiciens, des émules de l’Oulipo, des séminaristes birmans, des berbères somaliens.

Un génie tamoul sera nommé rédacteur en chef, responsable de la publication, recevant des tonnes d’éloges.

 



Z IS FOR ZIGZAG, Éric Mangion, 2018

Z COMME ZIGZAG

Éric Mangion, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work


NB: All paragraphs enclosed in inverted commas are quotations from Boris Achour, taken from various interviews with Sophie Lapalu, François Piron and Éric Mangion. The other sections were written by Éric Mangion.

“When I say that ‘each exhibition was a unique proposition’, it was also true for the works themselves. There was a fierce desire on my part to avoid producing an easily recognizable ‘style’, or a ‘subject’ on which I might have worked. I considered the very notions of unity, ‘style’ and ‘theme’ in work as concessions to the way the work might be received, both commercially and critically. It was a naive idea, a sort of purist teenage reaction: rejecting the rules of a particular milieu (whether they really existed, wholly or partially, or I had dreamed them up). The last (?) reason why I worked like that is perhaps less serious, more ‘neutral’ (I mean less emotionally or intentionally charged). You could call it a kind of curiosity, a desire to have a go at everything, handle all the media and forms, to juggle different, even contradictory, ideas without worrying about being coherent. It was a fairly intuitive, unfettered way of coming to terms with artistic practice.”

Use elementary forms (geometric, graphic or algebraic) as “marks and vehicles” of the dissemination of knowledge. These signs can be an ideal geometric modelling of the world in its most rational form. But this same quest for simple, clear-cut forms has, paradoxically, coincided with the emergence of the positivist modernity of today and a whole set of magical and esoteric practices that are far removed from any rational view of the world.

Create unusual forms but without using them to challenge the dominant aesthetic canons, thereby trying to challenge the dominant dichotomies: functionality/ornamentation, curves/right angles, transparency/opacity, nature/artifice, sensuality/reason, subject/object, thought/poetry. Kitsch, as a value, would not be inimical to modernity; it would be consubstantial, like a cursed, or at least hidden, part of it. The same applies to the representation of ruin, which represents both the paragon of construction (of form and thought) and its inevitable decline.

Address artistic propositions that are both conceivable and inconceivable, situations where observation destroys observation. A thing can happen and be a total lie, another thing not happen and be truer than true.

The encyclopaedia of useless inventions will be the most luxurious of all encyclopaedias, a monument to the tireless labours of men. A victory of incompleteness over sufficiency. Neologisms à la Thomas Brown: bombilation, colliquation or corticose. Divided into several chapters: household, social, sports, professional, gardening, automotive, intimacy, health and games. Each chapter will be divided into indexes, each index into indications or clues. The preface to be written by Richard Sennett himself. It will break all sales records for the Bible and the Quran combined, even for pulp fiction. Within two weeks of issue it will top the best-seller lists. An unprecedented success. Everybody will start producing their own encyclopaedia: groups of young neo-pataphysicists, admirers of Oulipo, Burmese seminarists, Somali Berbers. A Tamil genius will be appointed editor-in-chief, and will receive an abundance of praise.

 
 

Translation: Jeremy Harrison

 



Y COMME PARENTHÈSE INCONSISTANTE ET CAPRICIEUSE ENTRE X ET Z, Éric Mangion, 2018

Salut

Y COMME PARENTHÈSE INCONSISTANTE ET CAPRICIEUSE ENTRE X ET Z

Éric Mangion, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


NB : les citations entre guillemets sont de Boris Achour et sont extraites d’entretiens réalisés avec Sophie Lapalu, François Piron et Éric Mangion. Les autres passages sont d’Éric Mangion.

« Ce qui m’intéresse dans la notion de format et d’adaptation, c’est la plasticité, la transposition, le déplacement qui s’opère entre des champs séparés, les rencontres que cela permet et produit. Il y a avec Conatus une double adaptation : tout d’abord celle d’un concept philosophique en œuvre, puisqu’il ne s’agit bien évidemment pas d’illustrer ce concept, mais de faire en sorte que l’œuvre elle-même soit désirante, générée par un désir et génératrice de désir et de joie. Mais c’est également l’adaptation du format de la série en celui d’exposition. De la même manière que Cosmos (le vidéoclub) était l’adaptation d’un roman en sculpture (au sens où le cinéma adapte des romans en film), Conatus est l’adaptation d’un concept philosophique en œuvres et en expositions sous le format d’une série. Conatus est peut-être essentiellement une machine à produire, un dispositif, me permettant de générer des formes (les œuvres) appartenant à des familles de formes (des séries [mobiles, fleurs, coraux…]) incluses dans d’autres formes (les expositions), toutes ces formes étant désormais reliées entre elles par des renvois, des échos, des articulations qui se développent d’expositions en expositions, d’œuvres en œuvres. »

« C’est uniquement dans le rapport que ces choses existent, et c’est uniquement dans un espace assez conséquent que ce rapport peut exister. Et effectivement, souvent, les pièces et les expositions entraînent de nouvelles envies, de nouvelles interrogations ou de nouvelles idées qui se déploieront plus tard. Voire si le temps de gestation est assez long, qui se déploieront à l’intérieur d’un projet, comme cela a été le cas pour Jouer avec des choses mortes. »

« Je ne sais pas si c’est bien une histoire », disait Witold Gombrowicz au sujet de son livre Cosmos, « nos actions sont d’abord inconsistantes et capricieuses, comme des criquets, et c’est tout doucement, au fur et à mesure qu’on y revient, qu’elles revêtent un caractère conclusif, elles saisissent comme avec des tenailles, elles ne lâchent plus – donc que peut-on savoir ? ».

Entre le lundi 13 et le vendredi 17 octobre 2003, de 10 h à 18 h, cinq personnes sont invitées par Boris Achour à occuper la scène des Laboratoires d’Aubervilliers. Elles disposent de ce laps de temps pour s’approprier un certain nombre d’objets au milieu desquels évolueront plus tard les spectateurs : des sculptures d’origines, de qualités et d’échelles variées – des sacs d’or en résine, trois barrières en bois, une grande saucisse rose, une construction à facettes, un pupitre tiré d’un plateau de jeu télévisé ou encore des fleurs artificielles. Petit à petit, une chorégraphie naît entre les objets et les corps, des complicités apparaissent au fil des heures…

Lemmy passe l’essentiel de ses loisirs à lire des guides de voyage sans jamais voyager. Il parle en permanence de pays ou de villes comme s’il en revenait. Ses périodes préférées de l’année sont les retours de vacances. Il écume alors les tables de la cantine pour parler des voyages de ses collègues de bureau. Il en sait plus sur les régions visitées qu’un vrai routard. Certains viennent même le consulter sur la pertinence de leur future destination. Ses meilleurs amis le poussent à contacter des producteurs de télévision, non pas pour participer à des jeux de connaissance, mais pour être invité en pantalon de flanelle sur le plateau des émissions de grand déballage sociologique. Il témoignerait de son expérience de voyageur immobile. Nos choix d’existence. Comment réinventer sa vie. J’ai décidé de faire le tour du monde. Je voyage dans ma tête. Je connais le monde sans bouger. Je lis pour l’aventure. Il recevrait des courriers de personnes qui ont la même passion que lui, des propositions de conférences, des offres promotionnelles de voyage, des contrats d’embauche d’éditeurs afin de corriger les erreurs glissées dans les guides.

Un projet : voilà ce qu’il faut ! Un projet qui sorte de l’ordinaire ; ne pas être comme les autres, un truc différent. Une coquetterie en somme. Une entreprise suffisamment discrète pour pouvoir la mener en silence, mais qui puisse se faire connaître par un biais ou un autre, qu’on sache qu’elle est menée en silence. Un projet non médiatique qui suscite malgré tout un peu d’admiration, un minimum de respect. Quelque chose qui s’adapte à la vie quotidienne, au temps haché et entrecoupé, une demi-heure par-ci, deux heures par-là, vingt minutes encore par-là, le tout dans le bruit et dans le bouillonnement d’une vie où règne la peur du vide. Un projet assez excitant pour être accaparant, pas assez pour devenir envahissant, partant du principe que les pires expériences sont celles qui deviennent obsessionnelles, car plus d’un Lemmy a fini par se tirer une balle dans la tête.

Projets à ne surtout pas réaliser : le modélisme ou la philatélie ou la numismatique ou le rock acrobatique ou le jardinage et le bricolage ou le piano ou le dessin ou la chorale ou le cerf-volant ou le taï-chi ou le bouddhisme et le sanscrit ou le coaching ou le spiritisme ou le droit pénal ou le parapente ou la plongée sous-marine ou le bridge ou la fabrication d’huile d’olive ou la cuisine à la vapeur ou la chirurgie esthétique ou la bourse, le tiercé et le loto ou l’aquagym ou la décoration d’intérieur ou les collections de nounours ou de peluches ou le tuning ou le football américain ou l’escalade ou la pêche à la ligne ou la chasse et les vacances en famille. Se demander pourquoi on entreprend une chose plutôt qu’une autre.

 



Y IS FOR THE INSUBSTANTIAL PARENTHESIS BETWEEN X AND Z, Éric Mangion, 2018

Y IS FOR THE INSUBSTANTIAL PARENTHESIS BETWEEN X AND Z

Éric Mangion, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


“What interests me in the notion of format and adaptation is plasticity, transposition, the movement that takes place between separate fields, the encounters that it enables and produces. With Conatus there is a double adaptation, first of all that of adapting a philosophical concept into an artwork, (since it was obviously not a matter of just illustrating the concept, but rather making the work itself an object full of desire generated by a desire, and generative of desire and joy), but also a matter of adapting from series format to exhibition format. Just as Cosmos (the video club) is an adaptation of a novel into a sculpture (in the sense that the cinema makes films from novels), Conatus takes a philosophical concept and turns it into artworks and exhibitions in series form. Conatus is perhaps essentially a production machine, a device that allows me to generate forms (works) that belong to families of forms (mobiles, flowers, corals, for example) included in other forms (exhibitions), all of which are now linked together by cross-references, echoes, connections that develop from exhibition to exhibition, from work to work.”

“This relation can only exist in a space of a certain size. And often, in fact, the pieces and exhibitions introduce new desires, new questions, and new ideas which will be developed at a later stage. And if the gestation period is quite long, they will even be developed within a project, as was the case with Jouer avec des choses mortes.”

“I don’t know if it’s really a story,” said Witold Gombrowicz about his book Cosmos, “our actions are initially inconsistent and capricious, like grasshoppers. They gradually turn into something conclusive as we come back to them; they claw away as if they had pincers, and they don’t let go – so what can we know?”

Between Monday 13 and Friday 17 October 2003, from 10 a.m. to 6 p.m., Boris Achour invited five people to occupy the stage of the Laboratoires d’ Aubervilliers. During this time they were free to appropriate a certain number of objects. Then, later, spectators came and mingled with them. The sculptures were of various origins, qualities and sizes – bags of gold made from resin, three wooden gates, a large pink sausage, a faceted construction, a desk from the set of a television game, and artificial flowers. Little by little, a choreography grew up between the objects and the bodies and, as the hours passed, complicities began to appear.

Lemmy spends most of his free time reading travel guides without ever travelling. He constantly talks about countries or cities as if he had just arrived back from them. His favourite times of the year are when people are just back from their vacations; he goes from table to table in the canteen talking to his office colleagues about their holiday trips. He knows more about the places they have been to than any hardened traveller. Some even consult him on the pros and cons of their next destination. His best friends urge him to contact television producers, not for him to take part in specialised quiz shows, but to be invited in suit and tie onto sociological-type shows. He would talk about his experience as an armchair traveller. Our choices of existence. How you bring about change in your life. I’ve decided to go around the world. I travel in my head. I know the world without going anywhere. I read for adventures. He would receive letters from people who share his passion, be asked to give lectures, get promotional travel offers, contracts with publishers to correct errors in the guides.

A project: that’s what I need! A really unusual project; not like other people’s, something different. A bit stylish. An activity sufficiently discreet for you to be able to get on with it quietly, but that will get known about, by some means or another, although people will know you’re going about it discreetly. A non-media project that elicits a little admiration all the same, a modicum of respect. Something you can fit in to everyday life, working on it in fits and starts, half an hour here, a couple of hours there, another twenty minutes later on, in the hubble-bubble of a life ruled by the fear of emptiness. A project exciting enough to be demanding, but not enough to become invasive, on the principle that the worst experiences are those that become obsessive. Many a Lemmy has ended up blowing his brains out.

Projects to avoid like the plague: model making or stamp collecting or coin collecting or acrobatic rock or gardening and DIY or playing the piano or drawing or singing in a choir or kite flying or tai chi or Buddhism and Sanskrit or coaching or spiritualism or criminal law or paragliding or scuba diving or bridge or olive-oil making or steam cooking, or cosmetic surgery, or the stock exchange, betting on horses and the lottery, or water aerobics, or interior decorating, or collecting teddy bears or car tuning, or American football, or climbing or shooting and fishing and family holidays. Wondering why somebody takes up one thing rather than another.
 
 
Translation: Jeremy Harrison
 



X COMME ANONYME, Éric Mangion, 2018

X COMME ANONYME

Éric Mangion, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


NB : les citations entre guillemets sont de Boris Achour et sont extraites d’entretiens réalisés avec Sophie Lapalu, François Piron et Éric Mangion. Les autres passages sont d’Éric Mangion.

« Tu connais ce genre de film ou de roman dans lesquels un personnage se réveille ayant tout oublié de son identité, de sa vie et devant à chaque instant tout réinventer et reconstruire. Pas de passé, pas de futur, juste l’instant présent. »

« Comme Ghosty ne répondait pas aux interpellations des passants, il a failli se faire agresser deux fois, chose que je n’avais pas du tout anticipé et que je ne voulais absolument pas générer. Pour moi, c’était quelqu’un qui s’était évadé d’un parc d’attraction, comme un personnage de Disneyland qui errerait dans une ville. À part qu’il avait non pas un masque d’une figure connue, mais son propre visage à lui. »

« La violence de Ghosty est son mutisme, son visage inexpressif, le fait qu’il ne réponde pas aux sollicitations, qu’il soit hors-sociabilité. Quand je refais la performance Jaizu de Chris Burden, au début il y a un silence respectueux, mais au bout de quelques minutes, il commence à y avoir des bruits de chaises, des raclements de gorge, des rires gênés jusqu’à ce que les gens soient excédés parce que c’est ennuyeux de regarder quelqu’un d’immobile et de silencieux. Cela crée une situation de violence, surtout quand une seule personne fait face à un groupe. Ce que tu appelles une passivité, et que moi je nommerais plutôt un retrait, est une manière de provoquer des situations de tension. »

Comme Ghstoy, l’anonymat provoque parfois des histoires qui finissent mal.

Comme l’ingénieur albinos Jack Griffin, le héros de H.G. Wells.

Après quinze ans de recherches et de dépenses qui l’ont ruiné, il invente une formule pour devenir invisible. Après avoir fait l’expérience sur le chat de sa voisine, il décide d’expérimenter la formule sur lui-même, notamment pour fuir ses créanciers. Il devient alors totalement invisible et sombre progressivement dans la folie. Profitant de son état, il commence par se laisser aller à de menus larcins en pillant les boutiques, puis en volant les particuliers. Il se sent invincible et tue en toute impunité. Tenant une petite ville sous sa coupe, il affiche des messages qui le proclament maître des lieux et que sur son fief s’arrête l’autorité de la Reine. Après multiples courses-poursuites, les habitants finissent par le capturer en jouant sur l’effet de masse, puis le lynchent jusqu’à la mort. Son cadavre redevient visible.

Tous les cinéastes qui ont filmé L’homme invisible ont été confrontés au même dilemme. Comment rendre visible ce qui est censé ne pas l’être ? Peu d’acteurs connus acceptent un rôle où ils n’apparaissent presque pas. Pourtant un homme invisible n’est pas absent. La version la plus singulière est certainement celle de James Whale en 1933. Cela est dû en partie au choix de l’acteur principal, le comédien de théâtre Claude Rains, dont c’est ici le premier rôle au cinéma. Il fut choisi pour sa voix rauque et éraillée, conséquence d’une exposition à des gaz toxiques pendant la Première Guerre mondiale. Au début du cinéma parlant, sa voix fonctionne comme une forme en tant que telle. À l’heure des effets spéciaux encore bricolés, Whale développe par ailleurs une technique de présence négative par le déplacement ou la modification d’objets : coussin de fauteuils enfoncés, pyjama porté, cigarette allumée, poussette renversée, etc. Ces actions, par défaut, rendent le film très plastique.

Qui n’a pas rêvé un jour d’être invisible ? Se retrouver seul, enfermé la nuit dans un supermarché. Traîner dans les cuisines des grands chefs. Dormir dans les caves de Romanée-Conti. S’inviter dans les fêtes du show-biz et pisser dans tous les sacs. Se servir grassement en liquide dans les caisses d’une banque offshore. Dormir dans les plus grands palaces. Voyager gratuitement, tout le temps, partout. Harceler nos pires ennemis. Foutre la panique à la Bourse

L’homme invisible peut pratiquement tout se permettre ; sa transparence le protège contre tous les forfaits. Il peut changer le cours du monde. De tous les héros, il est pourtant le seul à souffrir de solitude, le seul qui ne soit pas survitaminé, aussi faible qu’une mouche désailée. Il peut tout se permettre, mais l’invisibilité n’est pas facile à assumer. L’idéal serait d’inventer la transparence à temps partiel, sur simple commande. Appuyer sur un bouton cousu dans l’ourlet de sa veste afin de sélectionner la durée d’efficience de la transparence, accomplir une enquête en toute discrétion. Un vrai James Bond, nouvelle tendance, sans gadgets, sans grosses bagnoles, sans belles poupées. Être bien sûr le seul à disposer de ce pouvoir inventé uniquement pour soi. Si tout le monde devenait invisible la transparence n’aurait plus aucun sens.

 


X IS FOR ANONYMOUS, Éric Mangion, 2018

X COMME ANONYME

Éric Mangion, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


NB: All paragraphs enclosed in inverted commas are quotations from Boris Achour, taken from various interviews with Sophie Lapalu, François Piron and Éric Mangion. The other sections were written by Éric Mangion.

“You know those films or novels in which a character wakes up having forgotten everything about his identity and his life, and has to reinvent and reconstruct everything, all the time. No past, no future, just the present moment.”

“Since Ghosty didn’t respond to what passers-by asked him, he almost got beaten up twice, which I hadn’t anticipated at all and was something I absolutely hadn’t intended to provoke. For me, he was someone who had escaped from an amusement park, like a Disneyland character wandering round a city. Except that he wasn’t wearing the mask of a famous person, but his own face.”

“Ghosty’s violence is his silence and his expressionless face, the fact that he doesn’t respond to being talked to and flouts the norms of sociability. When I redo Burden’s Jaïzu performance, there’s a respectful silence to begin with, but after a few minutes, you start to hear a scraping of chairs, throats being cleared, and then embarrassed titters, until people become exasperated, because it’s boring looking at someone who doesn’t move or speak. It creates a situation of violence, especially when one person defies a group. What you might call passivity, and I would prefer to call withdrawal, is a way of fomenting tense situations.”

Like Ghosty, anonymity can provoke situations that end badly.

Like Jack Griffin, the albino engineer in H.G. Wells’s story.

After fifteen years of research and spending that have ruined him, he invents a formula to render himself invisible. After experimenting on his neighbour’s cat, he decides to try the invisibility formula on himself, using it to flee his creditors. He then becomes totally invisible and gradually lapses into madness. Taking advantage of his condition, he starts to indulge in petty theft, first shoplifting, and then stealing from private individuals. He feels invincible and kills with impunity. Holding a small town under a reign of terror, he displays messages proclaiming himself to be master of the place and the Queen to have no authority there. After multiple chases, the inhabitants end up capturing him, and then they lynch him. His body gradually becomes visible as he dies.
Every filmmaker who filmed The Invisible Man faced the same dilemma. How do you make visible what is supposed to be invisible? Few famous actors would accept a role where they hardly appear. An invisible man is not absent. The strangest version must surely have been that of James Whale in 1933. It was partly due to his choice of theatre actor Claude Rains in the role of the protagonist; it was his first film part. He was chosen for his hoarse, rasping voice, the result of exposure to toxic gases during the First World War. In those early days of sound cinema, his voice functioned as a form in itself. Whale also developed effects of negative presence through the movement or modification of objects: armchair cushions showing signs of someone sitting on them, pyjamas worn, a cigarette being lit, an overturned pram, for example. Actions like that made the film into a something of an artwork.
Who hasn’t dreamt at some point or other of being invisible? Being locked in alone in a supermarket overnight. Hanging out in the kitchens of great chefs. Sleeping in the Romanée-Conti cellars. Gate-crashing showbiz parties and pissing in the handbags. Helping yourself to mountains of cash from the coffers of an offshore bank. Sleeping in the best hotels. Never paying your fare anywhere. Pestering your worst enemies. Causing a run on the stock market.
The invisible man can do practically anything he wants; his transparency protects him from disgrace. He can change the course of the world. But of all the heroes he is the only one who suffers from loneliness, the only one who is not turbo-charged; he is as weak as a wingless fly. He can do whatever he wants, but invisibility is not easy to live with. The ideal invention would be part-time transparency, transparency on demand. Just press a button in the hem of your jacket and select the required length of time, enough for a discreet investigation. A real James Bond, new style, without gadgets, no big cars, no dolly birds. Naturally, you have to be the only one who has this power. If everyone could become invisible, transparency would be pointless.
 
 
Translation: Jeremy Harrison
 


H COMME HÉROS, Bernard Marcadé, 2018

H COMME HÉROS

Bernard Marcadé, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


La question de l’héroïsme semble très éloignée du monde de Boris Achour. C’est même une question qu’il ne se pose pas du tout. A contrario, il n’est également pas possible de qualifier l’artiste d’anti-héros, l’anti-héroïsme ne constituant que l’envers complice de l’héroïsme. Le monde artistique de B. A. ne tombe néanmoins pas du ciel. Ses œuvres sont traversées par des figures d’artistes, qui sont pour lui des points de référence, des manières de héros, si l’on exempte cette figure de sa dimension mythique ou mythologique pour ne privilégier que sa dimension exemplaire. Les héros qui comptent pour Boris Achour jouent tout simplement un rôle déterminant dans l’élaboration de sa propre œuvre. À ce titre, le premier héros de Boris Achour est Richard Baquié dont il voit une exposition à l’ARCA à Marseille dans les années 80. Véritable déclencheur de sa vocation, les œuvres de l’artiste marseillais l’influencent durant sa formation artistique à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Cergy, principalement dans son rapport au bricolage et aux mots.
Les admirations qui balisent la vie artistique de Boris Achour sont soumises aux aléas de ses propres interrogations ; certaines perdurent, d’autres s’évanouissent, quittes à réapparaitre. Bertrand Lavier est un artiste qui a beaucoup compté pour lui, qui a disparu de ses références mais dont il sent qu’à tout moment il est susceptible de l’intéresser à nouveau. Avec Marcel Broodthaers, il en va tout autrement. B.A. l’a longtemps ignoré, car il ne percevait ni les tenants ni les aboutissants de la démarche de l’artiste belge. M.B. s’est au fil du temps imposé à lui, jusqu’à devenir une figure essentielle de son panthéon. De même, la première fois qu’il rencontre l’œuvre de Mike Kelley, au Jeu de Paume en 1992, il considère les pièces présentées comme relevant du kitsch, voire du ringard. Petit à petit, au travers de la lecture des catalogues et à la suite de son séjour à Los Angeles en 1999, M.K. finit par occuper une place centrale dans la généalogie artistique de Boris Achour.
D’entrée de jeu, B.A. a assumé ses dettes et admirations. En 1998, lors de sa première exposition personnelle à la galerie Chez Valentin, il rend un hommage inversé et drolatique à l’Autoportrait en fontaine de Bruce Nauman. Dans cette vidéo, l’artiste a la tête sous l’eau et souffle de l’air. En 1997, déjà, les bornes en céramique de Contrôle faisaient implicitement référence à Fontaine de Duchamp. Implicitement, pas explicitement justement. Car Boris Achour n’est pas artiste de la citation. Se servir du potentiel symbolique d’un autre artiste, relève selon lui d’un principe de connivence et d’autorité qui ne lui convient pas. Sa méthode se fait discrète, aux limites du dérisoire : de simples carte postales signées de Mike Kelley, Marcel Broodthaers et André Cadere, envoyées à Boris Achour à l’occasion de l’ouverture de ses expositions à Paris (galerie Allen, 2017) et à Mexico (Museo Experimental El Eco, 2016), accrochées, scotchées, simplement sur une vitre ou en vitrine afin de percevoir le verso et le recto. Le message, chaque fois différent et personnalisé, indique néanmoins que ces artistes sont dans l’impossibilité d’assister à l’inauguration des dites manifestations. News from friends joue sur une absurdité en forme de ratage. Les trois artistes, décédés, ne peuvent évidemment pas assister à ces vernissages, mais leur présence fantomatique – qui prend la forme de ces cartes postales désuètes – manifeste une forme de vérité, car la relation fictionnelle de ces artistes avec Boris Achour, assortie de la crainte que ces cartes n’arrivent pas au destinataire – c’est-à-dire à lui-même –, produit une circulation bien réelle. (On pense bien sûr ici aux belles pages de Jacques Derrida consacrées à la fois à la carte postale et au fantôme). Il s’agit dans cette œuvre d’une forme de demande d’amour qui, par-delà la mort, vient combler ou compenser une perte, une absence, un regret. Nous nous trouvons ici à l’opposé des Monuments d’un Thomas Hirschhorn (un artiste qui compte pour B.A.) rendant hommage à Gramsci, Bataille, Deleuze, Spinoza, qui sont des contributions d’un héroïsme viril pléthorique et dithyrambique. Les cartes postales de B.A. ne sont pas des hommages à des figures tutélaires, mais bien, au sens strict, des preuves d’amour, adressées à lui-même, qui finissent par faire œuvre, en vertu, justement, de leur dimension fictive et simulée.
Pour ce qui est de ses admirations, Boris Achour aime à se qualifier de « fan ». Cela est valable en art comme en littérature. Lorsqu’il découvre un auteur, il achète et lit tout de lui. Dès que B.A. découvre un artiste, il achète tous ses catalogues, collectionne tout ce qui le concerne, comme un adolescent qui s’entiche d’une idole. Il s’agit d’un amour inconditionnel, qui autorise toutes les indulgences, allant jusqu’à comprendre, voire à pardonner, des aspects de leurs œuvres que d’aucuns pourraient qualifier de faciles ou de faibles. Boris Achour entretient une vraie histoire d’amour avec Filliou, Broodthaers, Baldessari, Kelley, Duchamp, Nauman… Et comme dans toute histoire d’amour, il accepte les fragilités, les incertitudes, les doutes, de ces figures tutélaires.
Ce qui caractérise ces artistes, aux yeux de Boris Achour, c’est la dimension inépuisable de leurs démarches, leur ouverture, leur complexité. Tous ces artistes ont cassé l’idée de système ; leurs œuvres possèdent une longueur d’onde qui n’en finit pas de produire des effets sur son propre univers artistique. Recevoir des messages, même fictifs, de ces artistes, c’est pour B.A. sceller, plus qu’une admiration, une forme d’amitié et de complicité : ces artistes continuent à le nourrir intellectuellement et sensiblement. Cette correspondance, aussi fausse soit-elle, en est l’humble et discret témoignage.
Dans la trilogie News from friends, André Cadere semble faire figure d’exception, car, à la différence de Mike Kelley et de Marcel Broodthaers, il est l’artiste d’un geste. Mais sa dimension christique (il porte son bâton comme sa croix) et sa marginalité ont toujours intrigué B.A. Indéniablement Cadere constitue une figure héroïque de l’art des années 70, alors que son geste réitéré (porter un bâton fait d’anneaux multicolores) n’a, lui, rien d’héroïque.
Ce paradoxe ne peut qu’intéresser Boris Achour, car sa propre démarche est à la fois timide et ostentatoire, discrète souvent et spectaculaire parfois, impertinente toujours. Classiquement, du moins depuis Jorge Luis Borges, la figure du traître est solidaire de celle du héros. B.A. ne se situe pas dans cette perspective postmoderne. Son approche est plus simple, plus sentimentale même. Ces retournements appartiennent à une rhétorique de la perversion qui lui est étrangère.
La position de Boris Achour, bien qu’obstinément simple n’est pas naïve. À l’instar de Marcel Broodthaers justement, il sait combien la pratique de l’art n’est pas pure, combien elle a part liée avec le commerce, le pouvoir, le narcissisme… En assumant le fait de « vendre quelque chose et de réussir dans la vie », Broodthaers quitte la sphère héroïque du romantisme poétique pour entrer de plain-pied dans celle, plus pragmatique, des compromissions liées au monde de l’art. S’il est un héroïsme de Broodthaers, c’est bien celui d’avoir affronté les questions économiques avec lucidité et humour, sans se fourvoyer pour autant dans un cynisme de bon aloi. La figure de Marcel Broodthaers est tragique. Comme celle de Mike Kelley, justement. Tragique au sens de Nietzsche, c’est-à-dire hors de tout pathos dramatique.
La généalogie héroïque que s’est construite Boris Achour peut être qualifiée d’antiautoritaire. Ses héros n’ont jamais abusé de leur pouvoir. Leur pouvoir s’est imposé dans – et au travers de – leurs œuvres.

 


H IS FOR HERO, Bernard Marcadé, 2018

H COMME HÉROS

Bernard Marcadé, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s wor


The question of heroism seems a far cry from the world of Boris Achour. In fact, it is a question that just does not come up with him. At the same time, it is equally impossible to describe Achour as an anti-hero, since anti-heroism is really a knowing antithesis to heroism. And yet, B. A.’s artistic world did not come from nowhere. His works teem with figures of artists, who are points of reference for him, heroes of a sort, as long as we divest the word hero of its legendary and mythological connotations and understand it in the sense of an exemplar. The heroes who count for Boris Achour play a decisive role in the development of his own work. In this respect, his first hero was Richard Baquié; he saw an exhibition of his work at the ARCA in Marseille in the 1980s. The Marseille artist’s works acted as a veritable trigger for Achour’s vocation and were an influence on him while he was studying art at the École Nationale Supérieure d’Arts de Cergy, particularly on his relationship to bricolage and words.

The objects of Boris Achour’s admiration who have shaped his artistic life have been tributary to the vagaries of his own questionings; some remain, others vanish, though they might reappear. Bertrand Lavier is an artist who once meant a lot to him; he is no longer a reference point but Achour feels that, at any moment, he is likely to interest him again. With Marcel Broodthaers it was a completely different matter. B.A. ignored him for a long time because he did not understand the intricacies of the Belgian artist’s approach. Over the years, M. B. gradually acted on him, to the point of becoming an essential figure in his pantheon. Similarly, the first time he came across Mike Kelley’s work at the Jeu de Paume in 1992, he thought the pieces on display were kitsch, not to say tacky. But little by little, after Achour had read catalogues and taken a trip to Los Angeles in 1999, M. K. ended up occupying a central place in his artistic genealogy.

From the outset, B. A. acknowledged his debt to the artists he admired. In 1998, at his first solo exhibition at the Galerie Chez Valentin, he paid a playful “inverted homage” to Bruce Nauman’s Self-Portrait as a Fountain. In the video, the artist has his head underwater and spouts air. Already in 1997, the ceramic posts of Contrôle implicitly referred to Duchamp’s Fontaine – implicitly, rather than explicitly; Boris Achour is not an artist who goes in for quotation. Using the symbolic potential of another artist, he feels, exploits a kind of collusion and authority which is alien tot him.

His method is discreet; it verges on mockery. Simple postcards, signed by Mike Kelley, Marcel Broodthaers and André Cadere and sent to Boris Achour for the opening of his exhibitions in Paris (Galerie Allen, 2017) and Mexico City (Museo Experimental El Eco, 2016), were sellotaped onto windows in the galleries so that the back and front were both visible. The messages, though different and personalized, each indicated that the artists were unable to attend the opening of the events in question. News from friends played on the absurdity of their failure to be there. The three artists, all dead, could obviously not attend the opening nights, but their ghostly presence, in the form of those old-fashioned postcards, manifested a kind of truth, because those artists’ fictional relationship with Boris Achour, accompanied by the fear that the cards might not reach the addressee – i.e., himself – produced a very real circularity. (One is inevitably reminded here of those beautiful pages by Jacques Derrida devoted to both the postcard and the ghost). In this work, it is a kind of asking for love, which, beyond death, comes to fill in or compensate for a loss, an absence, a regret. This is the polar opposite of Thomas Hirschhorn (a significant artist for B. A.) in his Monuments, which pay tribute to Gramsci, Bataille, Deleuze, and Spinoza; as contributions they offer an excessively virile and dithyrambic kind of heroism. B. A.’s postcards are not tributes to tutelary figures, but rather, in the strictest sense, tokens of love addressed to himself, which, precisely because of their fictitious and simulated quality, end up doing the job.

As for the people he admires, Achour likes to describe himself as a “fan”. This is true in both art and literature. When he discovers an author, he buys and reads everything they have written. As soon as he discovers an artist, he buys all their catalogues, collects everything to do with them, like a teenager, infatuated by his idols. It is an unconditional love, which legitimates all indulgences, going so far as to understand and even excuse aspects of their work that some might describe as facile or weak. Boris Achour nurtures a love affair with Filliou, Broodthaers, Baldessari, Kelley, Duchamp, and Nauman. And, as in any love story, he accepts the frailties, the uncertainties and the doubts of these tutelary figures.

What characterizes these artists, for Boris Achour, is the inexhaustible quality of their practice, their openness to renewal, their complexity. They are all artists who have broken with the idea of a system. Their works are on a wavelength that never ceases to have an effect on his own art. Receiving messages, even fictitious ones, from these artists puts a seal on something that is more than just admiration; it is a kind of friendship and a complicity. These artists continue to sustain him intellectually and perceptibly. The correspondence, for all its fictitiousness, is a humble and discreet testimony of that.

In the trilogy (News from friends), André Cadere seems to be an exception, because, unlike Mike Kelley and Marcel Broodthaers, he was an artist with a single gesture. But his “Christ-like” quality (carrying his baton as if it were his cross), and his marginality, had always intrigued B.A.. Cadere was undoubtedly a heroic figure in 1970s art, but his repeated gesture (carrying a baton composed of multi-coloured segments) had nothing heroic about it.

It is not surprising that Boris Achour was intrigued by this paradox, because his own approach is both shy and, at the same time, ostentatious, often discreet and sometimes spectacular, but always impertinent. Classically speaking, at least since Jorge Luis Borges, the traitor figure is integral with the hero. B. A. does not belong in that postmodern perspective. His approach is simpler, more sentimental you could even say. Such reversals are part of a rhetoric of perversion that is foreign to him.

Boris Achour’s position, though resolutely simple, is not naive. Like Marcel Broodthaers, he is well aware that the practice of art is not pure, that it has a lot to do with commerce, power, and narcissism. When he acknowledged that he was “selling something and succeeding in life”, Broodthaers abandoned the heroic territory of poetic romanticism and thrust himself into the more pragmatic sphere of the art-world and its compromises. If there was anything heroic about Broodthaers, it was the heroism of facing up to economic issues with lucidity and humour, without being misled into tasteful cynicism. Marcel Broodthaers was a tragic figure. As was Mike Kelley. Tragic in Nietzsche’s sense of being outside all dramatic pathos.

The heroic genealogy that Boris Achour has constructed for himself could be described as anti-authoritarian. His heroes never abused their power. Their power made itself felt in and through their works.
 
 
Translation: Jeremy Harrison
 


B COMME BALLES PERDUES, BALLES REPRISES, Émilie Renard, 2018

B COMME BALLES PERDUES, BALLES REPRISES

Émilie Renard, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


« Je me suis remis à jouer au tennis, parce qu’au tennis, quand on envoie la balle, le principe, c’est de vous la renvoyer. Alors que dans la vie, aujourd’hui, quand on envoie la balle, le principe, c’est de la garder. Je communique trop avec moi-même, alors j’essaie de passer aussi par des journaux, du théâtre, et par l’œuvre… J’ai fondé une société de cinéma, et la seule personne qui a accepté d’en faire partie, c’est Anne-Marie Miéville. »[1]
Comme Jean-Luc Godard, Boris Achour s’est mis à jouer au tennis ; disons qu’il envoie des balles. Moi, je suis son Anne-Marie Miéville et comme elle, j’accepte de faire partie du jeu. Alors je rends compte de ses parties, des balles perdues, des balles reprises, des parties contre un mur, des montées au filet, de son style passif/agressif, de sa volonté conjointe de contrôler et de lâcher prise. Je suis sa coach et je reconnais bien là, dans son jeu tout en déséquilibres, des façons de créer des rapports, de nouer des relations entre des choses différentes, et finalement, comme un moteur pour jouer encore. Démo :

Une batte de baseball est posée contre un angle de la Galerie Allen dans l’exposition « 12XU » (2016). Une phrase est gravée sur tout son long en lettres capitales : « What Part of Yes Don’t You Understand? » Ici, le Yes l’emporte sur le No de l’expression originale, typiquement nord-américaine, bien utile pour clore tout débat. Encore une balle perdue ? Une batte peut typiquement être une arme par destination. Cette batte-là est plutôt une œuvre par destination : ses qualités d’œuvre d’art ou d’objet usuel dépendent entièrement de son usage. Dans les deux cas, celui-ci est surtout potentiel et inaccompli. Posée là, l’œuvre est inoffensive, elle se tient juste dans la sphère de la représentation en marge de l’action, mais sa puissance d’agir et sa destination première est bien de te taper, toi qui ne comprends pas le OUI qui t’est offert, toi qui sembles douter, hésiter et tourner les talons sans avoir vraiment considéré l’offre. Manifestement, WPOYDYU – c’est son titre composé des initiales de la phrase, un mot codé imprononçable – s’adresse à toi et crie même une question en capitales (elles tiennent une grande place dans le travail de B.A.). Avec son écriture manuelle appliquée, la batte annonce une méthode d’auto-défense à mains nues qui pourrait s’activer contre toutes celles et ceux qui n’entendent pas ce OUI, contre le monde entier en fait. L’agressivité positive comme tactique d’interpellation, comme l’expression d’une panique sourde, comme démonstration qu’il n’y a rien à prendre ici, que l’art n’est pas une partie de plaisir.

Qu’a-t-elle à défendre ici ? L’exposition tout autour, et peut-être aussi une plus discrète sculpture voisine : ‘s not dead (2016). Celle-ci est le résultat d’un geste simple et irréversible qui a consisté à défaire, plus précisément à dénouer le fil de fer qui formait un cintre pour l’étirer dans toute sa longueur. En le suspendant par son extrémité en crochet sur le mur, B.A. a fait définitivement transiter l’objet fonctionnel en un signe dénué de sens. Avec ses plis indélébiles, cette sorte de virgule tremblante est un signe graphique sans signifiant, à peine perceptible, à peine audible surtout avec le z initial de son titre tout amputé d’un sujet. Car qui ‘s not dead ? Le cintre ? Le travail de B.A.? B.A. lui-même ?

Ailleurs et plus tard, dans une autre exposition, ‘s not dead est encore très solidement soutenue, par son titre cette fois, qui est une œuvre. ‘s not dead (TITLE), (2016), c’est le titre du titre. Placé dans une pièce voisine, ses lettres se déploient sous la forme d’un assemblage de 31 tubes fluorescents pour autant de segments d’une typo bâton. Ce titre agit comme un très (trop) gros index pointé vers un signe minuscule. ‘s not dead (TITLE) échoue dans sa mission initiale de titre car il n’indexe, ne désigne, ni n’oriente le regard mais plutôt le capte et l’éblouit. Selon les codes sociaux d’internet, l’écriture en lettres capitales est une façon de crier car les capitales remplissent l’espace et donnent le sentiment que le message écrase tout le reste. Il y a comme une rivalité dans cette inversion des rapports physiques et hiérarchiques habituels entre une œuvre et son titre : le titre lumineux couvre le faible chuchotement du z. En se substituant au cartel de l’institution qui l’accueille, ‘s not dead lance comme un appel (au secours ?), un cri qui dirait : « Je suis autonome, okay ? Vous m’entendez, oui ? Vous me voyez maintenant ? Même pas mort ! » Il y a dans ce titre une déclaration d’intention manifeste, un désir d’être entendu et vu, mais cette intention est mise en échec par une interpellation si forte qu’elle s’annule elle-même et qu’elle doit encore tout recommencer. Encore une balle perdue, retour à l’envoyeur.

Équivalent à très fort volume sonore des lettres capitales : Operation Restore Poetry (2005). L’artiste y déclame d’une voix autoritaire à la sergent-instructeur Hartman dans Full Metal Jacket une litanie belliqueuse constituée d’une longue liste d’opérations : Operation Conceptual Dream / Operation Eternal Doubt / Operation Yes Yes Yes ! / Operation Oral Sculpture… Souvenirs d’une au moins aussi longue série d’opérations militaires initiées dans les années 1990 (dont la plus marquante fut « Operation Desert Storm » menée par les USA contre l’Irak en 1991) comme autant de ratages annoncés mêlés à des termes moins efficients, plus poétiques, il affirme là un programme d’actions artistiques à la manière d’une propagande militaire. Il fait surtout de son travail l’annonce d’opérations contradictoires entre elles, ou surdimensionnées et irréalisables à la fin, un projet donc toujours reporté mais porté par une motivation si désespérée qu’il a besoin de le crier et de l’afficher pour se persuader d’y aller quand même.

La batte et le cintre s’appuient sur leurs titres pour formuler leur puissance, leur résistance, leur désir de persister. La proximité de ces deux signes d’intensités opposées crée une contradiction qui rend l’issue de la partie incertaine, ni No ni Yes, ni tout à fait morte ni vraiment en vie, c’est une logique de la cohabitation des contraires qui prévaut ici. Ce type d’alliances contradictoires, où s’entremêlent avis de conquêtes et mises en faillite, jalonne le travail, que ce soit au sein des œuvres, à l’image du panneau de diodes lumineuses Je ne veux tout (1999), au sein des expositions (comme avec « 12XU ») ou à l’échelle du travail lui-même, rendant l’issue de la partie indécidable. Le travail de B.A. passe par différentes stratégies d’occupations maximalistes qui se manifestent par des procédés de répétition, d’amplification, d’affirmations péremptoires voire agressives. Elles s’expriment pourtant sous des formes interrompues, en des sens irrésolus si bien que l’effet autoritaire de la forme forte est affaibli par la nature ambiguë de son message. Le projet expansionniste est lui aussi mis en échec par sa démesure même, parce qu’il n’est finalement que l’annonce d’une volonté de puissance. C’est bien une puissance qui s’exprime, dans le double sens de pouvoir et de potentiel, une puissance qui n’aurait pas besoin de passer aux actes pour faire de l’effet.

LA ROSE EST SANS POURQUOI, FLEURIT PARCE QU’ELLE FLEURIT, N’A SOUCIS D’ELLE MÊME, NE DÉSIRE ÊTRE VUE (2013) occupe elle aussi beaucoup d’espace de cette écriture lumineuse de tubes fluo. Déployée sur le mur d’une longue place publique lors de la Nuit Blanche à Toronto en 2013, elle est à la fois l’œuvre et le titre. Elle éblouit, le texte déborde le champ de vision et n’est plus vraiment lisible si bien que le message se perd en chemin pour gagner peut-être un peu du temps nécessaire à son décryptage. Composée d’objets industriels standards, cette typo bâton élémentaire renoue avec une écriture enfantine à un stade encore impersonnel. C’est aussi le sens de ce poème du théologien du XVIIe siècle, Angelus Silesius, dans lequel il dit l’indépendance de la rose qui n’a pas de raison, n’est pour personne et n’a pas non plus d’auteur. La rose est-elle belle ? D’abord, elle s’en fout de vous. Elle envoie des balles sans (attendre) aucun retour. Elle est, point. Sans oublier jamais d’être belle, insistante et bien rose et bien visible, c’est son arme.

 

 

Notes
[1] Entretien réalisé par Jean Daive, 20 mai 1995, France Culture, publié in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma, tome II, Paris, page 309.

 



B IS FOR BALLS (BALLS LOST AND BALLS RETURNED), Émilie Renard, 2018

B IS FOR BALLS (BALLS LOST AND BALLS RETURNED)

Émilie Renard (2018)


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


“I started playing tennis again, because in tennis, when you hit the ball to someone, the rule is that they hit it back. Whereas in life nowadays, when someone hits the ball your way, the rule is to keep it. I communicate too much with myself, so I’m trying to go through newspapers, theatre, and the works themselves … I founded a film company, and the only person who agreed to be part of it was Anne-Marie Miéville.”[1]
Like Jean-Luc Godard, Boris Achour has started playing tennis; at any rate he sends down balls. I am his Anne-Marie Miéville and, like her, I agreed to take part in the game. So this is an account of his games, the lost balls, the balls that were returned, the games against a wall, the times he went right up to the net, his passive and his aggressive style, his urge both to take control and to let go. I am his coach and, in his unbalanced game, I see ways of making connections, building relationships between different things, and when it comes to it, being a driving force for him to play another game. Here’s how it works:

A baseball bat is leaning up in a corner of the Joseph Allen Gallery in the exhibition “12XU” (2016). A sentence is engraved along its length in capital letters saying: “What Part of Yes Don’t You Understand?” Here, a yes has been substituted for the usual No of the emphatic American conversation closer. Another lost ball? A bat can typically be turned into a weapon; in other words it isn’t a weapon as such but it can become one according to how it’s used. This particular bat is more of a work of art because of the way it has been used: its qualities as a work of art or as a common object depending entirely on the use to which it is put. In both cases, it is potential and uncompleted. Placed where it is, the work is inoffensive, it stands in the sphere of representation, on the side-lines of action, but its power to act and its primary function is still to hit you, you who do not understand the YES you are being proffered, you who seem to be doubting, hesitating and walking away, without really considering the offer. Obviously, WPOYDYU, the title of the work—the first letters of the words in the sentence—, an unpronounceable coded word, is addressed to you and even shouts a question in capitals (there are a lot of capitals in B.A.’s work). With its handwritten slogan, the bat proclaims itself as a method of bare-fisted self-defence that could if necessary be brought into play against anyone who does not take notice of this YES, against the whole world in fact. Positive aggression as a tactic for gaining attention, as an expression of dull panic, as a demonstration that there is nothing to be had here, that art is not a fun business.

What does it have to defend here? The exhibition all around and perhaps also a more discreet sculpture next to it: ‘s not dead (2016). This piece is the result of a simple, irreversible action, which consisted in twisting open a wire coat hanger and pulling it out into a length. By hanging it by the hooked end on the wall, B. A. turned that functional object definitively into a meaningless sign. With its ineradicable kinks, this trembling comma-like object is a graphic sign without a signifier, barely perceptible, barely audible, especially with the initial ‘s of the title amputated from a grammatical subject. Because who or what’s not dead? The hanger? The work? B.A.?

Elsewhere, later, in another exhibition, ‘s not dead was once again given solid support, by its title this time, which was itself a work. ‘s not dead (TITLE) (2016) was the title of the title. Placed in a nearby room, the letters of that title were an assemblage of 31 fluorescent tubes covering the wall in sans serif capitals. They functioned as a very big / overbig signpost pointing towards a minuscule sign. ‘s not dead (TITLE) fails in its initial mission as a title because it neither indicates, nor describes, nor directs the gaze, but rather captures it and dazzles it. According to Internet social codes, writing in capital letters is a way of shouting because the capitals fill the space and give a feeling that the message is crowding out everything else. There is a kind of rivalry in this inversion of the usual physical and hierarchical relation between a work and its title: the illuminated title overwhelms the faint whisper of the ‘s. By substituting itself for the usual label of the host gallery, it is as if ‘s not dead were making an appeal (for help?), shouting out: “I am autonomous, okay? Hey, can you hear me? Can you see me now? I’m not even dead!” In this title, there is a clear statement of intent, a desire to be heard and seen, but the intention is thwarted by such a loud shout for attention that it cancels itself out and has to start all over again. Another lost ball—return to sender.

Operation Restore Poetry (2005) was an equivalent of those capital letters, with the sound turned up high. In this work, the artist shouts a bellicose litany of operations, in a voice like Gunnery Sergeant Hartman in Full Metal Jacket: Operation Conceptual Dream / Operation Eternal Doubt / Operation Yes Yes Yes! / Operation Oral Sculpture—the list goes on. It evokes memories of an equally long series of military operations launched in the 1990s (the most striking of which was the USA’s Operation Desert Storm against Iraq in 1991). The artist declares a string of foreseeable failures along with less efficient, more poetic terms, spelling out a programm of artistic action as if it were military propaganda. Above all, the work is an announcement of mutually contradictory or overambitious and basically undoable operations—a project that is therefore constantly postponed, but accompanied by such despairing motivation that he needs to shout it out and put it on display in order to persuade himself to do it anyway.

The baseball bat and the coat hanger need their titles to formulate their strength, their resistance, and their desire to persist. The proximity of these two signs of opposite intensities creates a contradiction that makes the outcome of the business uncertain. Neither “No” nor “Yes”, neither completely dead nor really alive, the prevailing logic is the cohabitation of opposites. This kind of contradictory alliance, in which conquests and declarations of failure are intertwined, runs right through his oeuvre, both within the works—like the panel of illuminated diodes Je ne veux pas tout (1999)—, within the exhibitions—as in « 12XU »—, and at the level of the individual artwork, which makes the outcome of the business undecidable.

B.A.’s work involves different strategies of maximalist occupation, manifested by processes of repetition, amplification and assertive, if not downright aggressive assertion. Yet they are expressed in an interrupted manner, indecisively, to the point that the assertive effect of the form, which is strong, is weakened by the ambiguous nature of its message. The expansionist project is also thwarted by its very excess, because what it comes down to is simply the proclamation of an urge for power. And a kind of power is what is expressed, in the double sense of power and potential, a power that does not need to act in order to have an effect.

THE ROSE IS WITHOUT WHY, IT BLOOMS BECAUSE IT BLOOMS, IT CARES NOT FOR ITSELF, ASKS NOT IF IT IS SEEN (2013) also occupied a lot of space, in letters formed from illuminated fluorescent tubes (See “R for Rose”). Stretching the length of a wall in a long public square (during Nuit Blanche, in Toronto, 2013), it is both the work and, at the same time, the title. It dazzles; the text stretches beyond one’s field of vision and cannot really be read as a whole. The effect is that the message is lost along the way, but this gives one a little more time to decrypt it. Composed of standard industrial fixtures, this basic sans serif inscription has an almost childish, impersonal quality. It also echoes the sense of this poem by 17th century theologian Angelus Silesius in which he states the independence of the rose, which has no reason, exists for no one and has no author either. Is the rose beautiful? For a start, it is not concerned with you. It sends down balls without (expecting) any return of service. It just is. Without ever ceasing to be beautiful and insistent, or a rose and clearly visible; that is its weapon.

 

 

Translation: Jeremy Harrison

 



J COMME JEUX, Stephanie Hessler, 2018

J COMME JEUX

Stéphanie Hessler, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


« De même qu’une situation imaginaire doit contenir des règles de comportement, tout jeu possédant des règles contient une situation imaginaire »
Lev Vygotsky, Mind in Society

Dans Pensée et langage, œuvre fondatrice du psychologue du développement Lev Vygotsky, publiée en 1934, la relation entre pensée et mot est considérée comme un processus, et non comme une chose en soi. Dans le continuel mouvement d’allers-retours entre pensées et énonciations, chacun de ces éléments interdépendants subit des changements au fur et à mesure que ceux-ci réagissent les uns aux autres, avec plus ou moins d’intensité. Les pensées naissent par l’intermédiaire des mots. Mais les mots aussi nous limitent. Et plus encore que les mots, c’est l’espace défini par les interactions sociales qui s’y développent qui influe sur la manière dont nous pensons, ressentons et faisons l’expérience du monde.

Le langage est un outil que nous utilisons pour comprendre le monde et permettre à notre communication d’avoir un sens, tout comme d’autres espèces émettent des sons et répondent à une multitude de stimuli et de signaux sensoriels. Néanmoins, les mots, par l’usage que nous en faisons, sont aussi partie intégrante de nos structures sociétales et sociales. Les normes sont inscrites dans les mots au point que, souvent, nous ne le remarquons pas. Qu’il s’agisse de leur histoire, de leurs connotations ou de leurs orientations selon les genres, les mots sont loin d’être neutres. De plus, changer leur sens et la manière dont ils nous déterminent et déterminent nos relations aux autres est loin d’être simple.

Comment, dès lors, pouvons-nous créer de nouveaux mondes, soit au sein des limites des structures qui nous façonnent, soit en transcendant celles-ci ? Bien qu’il ne puisse y avoir à cette question de réponse définitive, Boris Achour, par son œuvre Des jeux dont j’ignore les règles (2014/2015), suggère que l’ordre existant peut être perturbé, interrompu, réorganisé et changé grâce au jeu.

Plutôt que de renoncer à toute forme de cadre, les jeux d’Achour définissent des paramètres qui suscitent d’autres sortes d’interactions. Leurs règles sont déterminées par des objets qui agissent à la manière de ce que le philosophe Michel Serres nomme des « quasi-objets ». Lorsqu’ils sont utilisés dans les jeux, ils ne produisent ni objet, ni sujet, et ils ne sont pas constitués par des relations d’exclusivité. À la place, une fois devenus outils, ils façonnent l’objet comme le sujet, et en forment l’être et la relation.[1] Ainsi, pour Serres, un ballon de foot ne devient ballon de foot que s’il est utilisé par des joueurs, qui le constituent au fur et à mesure qu’ils jouent avec.

Les jouets de Des Jeux dont j’ignore les règles servent à reconfigurer les relations entre les personnes, qu’elles soient sociales, émotionnelles, physiques ou conceptuelles. Les sculptures sont accompagnées de vidéos qui montrent comment les objets sont employés pour jouer. Dans ces récits fictionnels, les règles des jeux sont déjà implicites. Les joueurs savent quels mouvements sont autorisés sur un plateau de jeu ; ils sont habitués à la forme et à la sensation des objets et aux conséquences d’une action. Cependant, les vidéos étant exposées à côté des sculptures, elles confèrent à celles-ci une dimension supplémentaire. Les sculptures offrent dès lors la possibilité d’une réappropriation et d’une modification des règles et des usages aux fins de créer d’autres ensembles de relations entre les joueurs, entre les objets, et entre les joueurs et les objets.

Dans chacune des six vidéos, la caméra d’Achour montre les mouvements du jeu et zoome sur les visages des joueurs, soulignant à certains moments l’intimité, à d’autres la compétitivité, de leurs interactions. Les images filmées nous laissent supposer l’existence de ressorts psychologiques profonds qui ont un effet visible et trouvent par moments à s’exprimer au travers des jeux eux-mêmes.

Chaque vidéo est différente par son style et par la manière dont elle montre un jeu particulier. Sur l’une d’elles, on peut voir des joueurs qui déplacent des formes rondes sur un plateau jaune. Par moments, ils les retirent, pour les conserver parfois jusqu’au tour suivant ou pour les remettre à un emplacement différent. Les règles paraissent simples, comme dans un jeu de cartes populaire. Néanmoins, même après avoir regardé la vidéo plusieurs fois, on ne parvient pas à saisir quelles sont les règles exactes du jeu. En n’aboutissant jamais à une fin définitive, l’œuvre suggère que la conclusion du jeu peut être remise en cause, repensée, rejouée.

Dans un autre jeu, les joueuses interagissent avec une forme qui ressemble à une corde posée sur le sol, et les meubles d’un environnement domestique. Les deux femmes mesurent leurs corps à l’aune de l’espace physique qui les entoure, en utilisant les formes et les mouvements que permet la corde. En alliant cet outil à des formes semi-circulaires rouges, bleues et vertes, elles composent des sortes de sculptures, de gestalts. La vidéo se termine alors que l’une des joueuses, enroulée dans la corde, est libérée par sa partenaire à la fin de la partie. Toutefois, le montage et le dernier plan de la vidéo laissent penser que cette conclusion n’est que le début d’une nouvelle partie.

Une autre vidéo montre deux hommes déplaçant des pièces en marbre noir en forme de L sur une table dans un bar. On peut voir, tournoyant dans la pièce, les reflets lumineux d’une boule disco tandis qu’une musique joue en sourdine. Les hommes ne se parlent pas. Leur seule interaction consiste à déplacer les morceaux de marbres à la surface de la table. Ce qui pourrait être une version de Tetris, ou un casse-tête à trois dimensions, se joue cependant avec d’autres règles que celles des jeux auxquels le dispositif nous fait penser.

Comme le suggère le titre Les Jeux dont j’ignore les règles, l’œuvre d’Achour veut ignorer les paramètres préétablis de jeux existants. Ainsi peut-on – éventuellement – en inventer de nouveaux, pour ensuite les remettre en cause dès qu’ils semblent établis. Les jeux d’Achour questionnent la relation entre pensée et mot, entre le langage et d’autres signifiants, entre structures normatives et devenir des sujets. L’artiste montre l’impossibilité de traduire intégralement une idée abstraite en un discours, et fait ainsi référence à la relation formelle qui existe entre pensée et action, tout en créant des formes de poésie visuelle. L’œuvre interroge non seulement la relation entre pensée et énonciation, mais va également au delà de toute compréhension univoque du langage. En outre, elle va à l’encontre de l’idée que le langage serait le seul moyen de construire et de donner un sens à nos univers (qui peuvent être multiples), en imaginant d’autres possibilités d’espaces matériels, abstraits ou interpersonnels.

L’œuvre d’Achour nous rappelle que le jeu peut être satisfaisant au point de nous permettre de franchir les frontières du possible. En imaginant de nouveaux jeux comme espaces de négociation, à partir de quasi-objets servant de médiateurs, nous pouvons aboutir à de nouvelles sensations, de nouveaux échanges, de nouvelles conceptions, et ainsi possiblement détecter, modifier ou transgresser ceux qui existent déjà.

 

 

Notes
1- Michel Serres, « Théorie du quasi-objet », dans Le Parasite, Grasset, Paris, 1980.

 


G IS FOR GAMES, Stéphanie Hessler, 2018

J COMME JEUX

Stéphanie Hessler, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work..


“Just as the imaginary situation has to contain rules of behavior, so every game with rules contains an imaginary situation.”
— Lev Vygotsky in “Mind in Society”

 

In Lev Vygotsky’s founding work of constructivist psychology from 1934, Thought and Language, the relation of thought to word is established as a process, not a thing. In the continual movement back and forth between thoughts and utterances, each of these interdependent elements undergo changes as they react to one another in more or less intense ways. Thought comes into existence through words. Yet words also limit us. And more than just words, it is the space defined by social interactions in which they take shape that affects the way we think, feel and experience the world.

Language is a tool we use to make sense of the world and to negotiate meaning in communication, just as other species utter sounds and respond to a multitude of stimuli and sensorial signals. Yet, words as we use them are also deeply enmeshed in societal and social structures. Norms are embedded in words to the extent that we often don’t notice it. Whether it is their history, their connotations or their gendered bias: words are far from neutral. What’s more, changing these meanings and the way they form us and our relations to others is far from simple.

How, then, can we create new worlds, either within or transcending the limits established by the structures shaping us? While we can know no definite answer, with his work Games Whose Rules I Ignore (2014/2015) Boris Achour suggests that one way to disrupt, pause, reshuffle and change the existing order is through play.

Rather than renouncing frameworks altogether, Achour’s games set the parameters for different kinds of interaction. Their rules are construed by objects that act as what the philosopher Michel Serres calls quasi-objects. When they are used in the games, theyproduce neither object nor subject, nor are they constituted by exclusive relations. Instead, once they are activated as tools, they nurture both, object and subject, and constitute their being and relation.[1] In the sense of Serres, a soccer ball becomes a soccer ball only if it is used by the players, constituting the latter as they kick it.

The toys in Games Whose Rules I Ignore serve to reconfigure relationships between people, be they social, emotional, physical or conceptual. The sculptures are accompanied by videos that document how the objects are put to use in play. In these fictionalized narratives, the rules of the games have already been internalized. The players know the possible moves on a board, they are familiar with the designs, the tactility of the objects, the consequences of an action. Yet, as the sculptures are exhibited alongside the videos, they gain a further dimension. They suggest a possible reappropriation and alteration of their rules and usages to create yet other sets of relations between players, between objects, and between players and objects.

In each of the six videos, Achour’s camera shows the moves in the play and homes in on the players’ faces, bringing out at times intimate and at times competitive interactions. The moving images make us assume deep psychological layers that are being acted out and at times find release in the games themselves.

Each video is different in style and focuses on a different game. In one of them, players move round shapes over a yellow board. At times they remove them, sometimes to keep them until the next round, at other times to put them back in a different place. The rules appear simple, like in a popular card game. Yet, even after watching the video several times, the exact rules still remain obscure. By denying any resolving end, the work suggests that the outcome of the game remains open to be challenged, rethought, replayed.

In another game, players interact with a rope-like shape laid out on the floor and furniture of a domestic environment. The two women measure their bodies in relation to the physical space surrounding them through the shapes and movements enabled by this tool. They combine the rope with red, blue and green half circular forms to create sculpture-like gestalts. The video ends with one of the players entangled in the rope and released by her partner at the end of the session. However, the editing and final cut suggest that this closure is only the beginning of a new round.

Yet another video shows two men moving I- and L-shaped black marble pieces across a table in a bar. We see the light reflections of a disco ball moving around the space, while muffled music is playing in the background. The men don’t talk, interacting only by moving marble cuts across the table top. What appears to be an analog version of Tetris, or a three-dimensional jigsaw puzzle, nevertheless follows different rules than those of the games they seem to resemble. As the title Games Whose Rules I Ignore suggests, Achour’s work looks to disregard the set parameters of existing games. In doing so, we can—perhaps—create new ones, if only to challenge them again once they appear established. Achour’s games address the relation between thought and word, language and other signifiers, normative structures and thebecoming of subjects. He points to the impossibility of entirely translating abstract ideas into oral speech, referring to the formal relationship between thought and action while creating visual forms of poetry. The work challenges not only the relation between thought and utterance, but also moves beyond any understanding of language as unidirectional. Moreover, it cuts across language as the only means by which we construct and make sense of our—multiple—worlds, imagining different possibilities for interpersonal, abstract and material spaces.

Achour’s games suggest that play can be so replete as to erupt through the borders of the possible. By imagining new games as spaces of negotiation, aided by quasi-objects as mediators, we can contrive new sensations, exchanges and conceptions, and thereby possibly detect, modify or transgress existing ones.

 

 

Notes
1- Cf. Michel Serres (1982), “Theory of the Quasi-Object”, in Michel Serres, The Parasite, Baltimore and London: The John Hopkins University Press.

 



G COMME GÉNÉROSITÉ, Jens Hoffmann, 2018

G COMME GÉNÉROSITÉ

Jens Hofffmann, 2018

Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


Dans la liste des soi-disant vertus humaines, la générosité est souvent associée à la charité, c’est-à-dire au don d’argent sans contrepartie. On peut dire que toutes deux ne constituent plus des priorités dans un monde où l’on prône la compétition plutôt que la coopération et l’égalité. La générosité n’est pourtant pas la même chose que la charité : elle peut aussi inclure le pardon, la patience, la compassion et le contrôle de soi. Aujourd’hui, les récits d’actes de générosité sont nombreux dans les médias (quand ceux-ci ne rapportent pas des informations déprimantes, sur les ravages de la guerre, les désastres écologiques ou la dernière fusillade dans une école). Prenez par exemple le cas de James Robertson, un habitant de Détroit qui devait marcher plus de trente kilomètres et prendre deux fois le bus pour aller travailler, son emploi lui rapportant dix dollars de l’heure environ ; ce trajet épuisant ne lui laissait que deux heures de sommeil par nuit. Lorsque le journal Detroit Free Press eut vent de son histoire, un financement participatif fut organisé et 350 000 dollars furent, par ce biais, collectés pour Robertson à qui Ford Motors offrit en plus une Taurus flambant neuve. « La Taurus est la meilleure voiture pour moi », commenta Robertson, « simple à l’extérieur mais solide à l’intérieur ».

Il existe, en matière d’humanisme, une règle d’or, un principe moral qui découle d’une éthique de la réciprocité : traite les autres comme tu voudrais que l’on te traite. Si cette maxime paraît tout à fait sensée et demeure un principe directeur dans les sociétés occidentales, elle présuppose qu’existe au préalable un certain niveau d’égalité ou d’équivalence entre les personnes. Que se passe-t-il lorsque les autres ne veulent pas être traités de la manière dont nous aimerions être traités ? S’ils ont d’autres penchants, d’autres idées, d’autres convictions ? Cette logique, a priori empreinte de bon sens et de générosité, conduit alors à imposer nos propres sentiments, désirs et comportements à d’autres et à forcer ceux-ci à considérer notre point de vue comme la norme. La règle d’or ne serait alors plus valable ? Peut-être l’est-elle encore, si nous l’interprétons comme une invitation à la compassion et à l’écoute des autres avec plus d’empathie. Elle devient alors ce que l’on pourrait appeler la règle d’or 2.0 : ne traite pas les gens de la manière dont tu ne voudrais pas être traité.

L’art est considéré, à plus d’un titre, comme une forme d’expression intéressée et égocentrique. L’idée qu’un artiste croit en ses œuvres au point de se persuader qu’existe un public qui leur prêtera attention m’a toujours, d’une certaine façon, stupéfiée. On pourrait penser que pour en être ainsi persuadé, il faut à l’artiste une très grande confiance en lui – et il est vrai que j’ai connu des artistes d’une mégalomanie extrême. Mais mes vingt ans d’expérience en tant que commissaire d’exposition m’ont plutôt prouvé qu’en dépit du fait qu’ils aient un désir de reconnaissance publique et parfois même, c’est vrai, qu’ils soient égocentriques, les artistes sont bien davantage en proie, lorsqu’ils travaillent, aux doutes et au manque de confiance en eux.

Vous vous demandez certainement en quoi ces propos ont un rapport avec la question de la générosité. Peut-être, au lieu de considérer l’art comme une forme vaine d’expression de soi, faut-il lui concéder une plus grande valeur sociétale. Une grande œuvre d’art n’est pas seulement le reflet de celui qui la réalise, mais une invitation à entrer en dialogue – la première phrase ou la première question d’une discussion qu’espère provoquer l’artiste avec celui qui la regarde. L’esthétique relationnelle, le mouvement artistique Fluxus et d’autres ont ouvertement mis en avant la participation du public ; même mort, Felix Gonzalez-Torres continue de distribuer des bonbons à travers une conversation vivante avec ceux qui ont vu ses œuvres. Je suis d’avis que solliciter un dialogue, une discussion, une participation de son public est une forme de générosité de la part de l’artiste qui, ainsi, encourage chacun, de manière désintéressée, à rencontrer l’œuvre selon ses propres termes, à partir de ses propres connaissances et expériences.

 

 

Traduction de l’anglais : Céline Curiol

 



G IS FOR GENEROSITY, Jens Hofffmann, 2018

G IS FOR GENEROSITY

Jens Hofffmann, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


Among the so-called human virtues, generosity is often conflated with charity, the giving of money without obligation. Both are, arguably, deprioritized in a world that advocates competition rather than cooperation and equality. Yet generosity is not the same as charity, as it can encompass forgiveness, patience, compassion, and self-control. Today’s news is full of acts of generosity (that is, between otherwise depressing reports of war, ecological disasters, and school shootings). Take the story of Detroiter James Robertson, who was walking twenty-one miles on top of two bus rides to get to a job that paid about $10 an hour—a torturous commute that left him about two hours of sleep every night. When the Detroit Free Press got wind of the story, a crowd-funding initiative raised $350,000 for Robertson, and Ford Motors donated a brand-new Taurus on top of it. Robertson remarked: “The Taurus is the perfect car for me. Simple on the outside and strong on the inside.”

In humanism one speaks of the golden rule, a moral principle that involves the ethics of reciprocity: treat others as you would like to be treated. While this maxim seems sensible and has been a guiding principle in Western societies, it assumes at least some level of preexisting equality, or equivalence. What if others do not want to be treated the way we’d like to be treated? What if they have other tastes, ideas, convictions? Suddenly the seemingly logical and humanist premise turns into imposing our own feelings, desires, and behaviors onto others, and an insistence that they see our point of view as the normalized one. Does the golden rule fail us here? Perhaps not, if we interpret it as about offering compassion and listening with greater empathy. Call it the golden rule 2.0: do not treat people the way you do not want to be treated.

Art in many ways is seen as a self-serving and egocentric form of expression. The idea that an artist produces works they believe in so much that they are convinced there is an audience out there who might pay attention has always astounded me on some level. One would assume that this conviction must be backed up with a lot of self-confidence, and indeed, I have known of some truly egomaniacal artists. But my two decades of experience as a curator has shown me that despite a longing for public recognition and, yes, sometimes self-centeredness, doubt and diffidence also play an enormous role in making art.

How does this all fit into a conversation about generosity, you might ask? Perhaps instead of looking at art as a vain form of self-expression, we could see it as having greater societal value. A great work of art is not just a mirror of its maker but an invitation to participate in a dialogue—the first sentence or inquiry in a desired discussion with the viewer. Relational aesthetics, Fluxus, and many other art movements have overtly emphasized viewer participation; Felix Gonzalez-Torres, even from beyond the grave, continues to give away candy in an active conversation with his audiences. Soliciting dialogue, discussion, and participation among one’s viewers, I would argue, is a form of generosity in that it unselfishly encourages viewers to experience art on their own terms, bringing to the table their life knowledge and experience.

 



U COMME USAGE, Chris Sharp, 2018

U COMME USAGE

Chris Sharp, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


Peu de questions sont aussi fondamentales dans l’art que la question de l’utilisation (usage), qui y refait sans cesse son apparition. Que l’on se place dans une perspective ontologique ou sociale, elle constitue une sorte de revenant philosophique, de ceux qui toujours réapparaissent, de ceux qui hantent l’art avec une soif de vengeance digne d’une tragédie grecque. C’est presque comme si cette chose, ou ce concept, constituait l’espace négatif de l’art, contre lequel l’art s’érige, ou mieux encore, s’abolit et se définit ou s’indéfinit (car d’une certaine manière, il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas que ce qu’il est). La question de l’utilisation, ou mieux, de l’inutilité, est partie intégrante d’un nexus d’interrogations qui comprend des questions relatives au jeu et à la cérémonie ou au rituel. Celles-ci sont aussi essentielles les unes aux autres que la coexistence de l’interdiction et de la transgression. Elles sont examinées et théorisées, en particulier dans le livre de George Bataille, Lascaux, La peinture préhistorique ou la naissance de l’art. D’après Bataille, la naissance de l’art se produisit en parallèle de la naissance de la transgression religieuse (l’extase et le sacrifice), de la fête, – ou festival – et du jeu (les deux derniers étant indiscernables l’un de l’autre). L’émergence de l’art est une conséquence de l’évolution, du passage de l’homo faber (celui qui fait, celui qui travaille) à l’homo sapiens (celui qui sait). Toutefois, dans l’opinion de Bataille, le véritable basculement n’a pas trait à la connaissance mais à la volonté de transgresser ou, mieux encore, de jouer (comme dans homo ludens – celui qui joue). La transgression est un produit dérivé de l’interdiction, qui a rapport avec le temps sacré et le temps profane. Le temps profane est le temps du travail, lors duquel toute l’énergie doit être investie (être récupérable) dans la préservation de l’espèce, tandis que le temps sacré est le temps de la débauche, de la dépense d’une énergie irrécupérable. L’interdiction de la dépense licencieuse s’applique au temps profane, alors que le temps sacré de la transgression est celui qui l’approuve. Le jeu appartient à l’ordre de la transgression religieuse. « Le jeu», écrit Bataille, « est en un point la transgression de la loi du travail : l’art, le jeu et la transgression ne se rencontrent que liés, dans un mouvement unique de négation des principes présidant à la régularité du travail »[1].

La question de l’utilisation entre ici en jeu (sans jeu de mot intentionnel), en relation avec le travail et le jeu. Dans le cas du travail, l’utilisation est un concept clair, qui se rapporte presque exclusivement aux outils composés d’objets dont les emplois sont spécifiques et définissables. Une fois que le problème du jeu (et nécessairement de l’art) entre en considération, le concept de l’inutilité, plus insaisissable et plus contestable d’un point de vue philosophique, intervient à son tour. Car, au final, c’est précisément ce qui distingue les deux domaines : l’utile et l’inutile. Alors que le premier est appliqué au monde profane des besoins élémentaires humains (la nourriture, les vêtements, le logement), le second est lié au sacré qui, si l’on considère la dépense d’énergie et de vie que représente le sacrifice, ne sert à rien d’identifiable ou de récupérable (d’un point de vue strictement pragmatique).

Ainsi dans la pratique de Boris Achour, cette dichotomie complexe est-elle constamment, et de façon ludique, testée et explorée. Qu’il s’agisse de l’intérêt de l’artiste pour les jeux sans règles (les objets sans emploi connu) ou de sa représentation de cérémonies dans lesquelles les objets ont une utilité peu spécifique, voire sont inutiles. Dans ce dernier cas, je pense notamment à cette pièce au titre impossible, #EncerandoLadrillo #EncéraMe #BorisAchourLadrillo #ElEcoLadrillo #CuidadoDeLadrillo #BrickWaxing #WaxMe #BorisAchourBrick #ElEcoBrick #BrickCare (2016), exposée au Museo Experimental El Eco à Mexico en 2017. L’œuvre est composée d’un tabouret (à quatre pieds) sur lequel est posée une brique (sculpture) qui doit être polie (par le visiteur : le matériel nécessaire lui étant fourni). L’œuvre implique un travail entièrement dépourvu de finalité, voire inutile, en présentant des outils – ici, une boîte de cirage et un chiffon, destinés à polir des chaussures ou un meuble – qui sont finalement inutilisables sur une brique.[2] Curieusement, si l’inutilité du travail fait écho à la nature ontologiquement artistique, et de fait sacrée, de l’œuvre, ses composants matériels font, eux, écho à sa relation profane au monde, celui-là même qui la rend inopérante de par et en vertu d’elle-même.

Les questions de l’utilisation et du jeu sont abordées ailleurs, et de façon ludique, dans les œuvres de l’artiste. Notamment dans Les Jeux dont j’ignore les règles (2014-15). Cette œuvre est composée d’une série d’éléments sculpturaux qui ressemblent à des plateaux de jeu. L’un rappelle le Mahjong, un autre, le jeu Serpent et Échelles, mais la comparaison s’arrête là. Ces jeux en rappellent d’autres mais en sont totalement distincts, et sont essentiellement dépourvus de règles (d’ailleurs, cette œuvre pourrait presque être considérée comme le plateau de jeu conceptuel équivalent à la pièce de Pirandello, Six Personnages en quête d’auteur). Chaque jeu est censé se jouer à deux et la présentation des jeux est souvent accompagnée par une vidéo fictionnelle de gens jouant à ces jeux, c’est-à-dire leur inventant des règles. Repliant ainsi l’art et le jeu l’un sur l’autre, et de façon double, car pour jouer au jeu, il faut avoir recours au jeu même (invention), cette série, en mettant en avant sa double inutilité, devient une réflexion philosophique active sur l’essence de l’art selon Bataille.

 

 

Notes
1- Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Œuvres Complètes, Tome IX, Gallimard, Paris, 1979, p. 41.
2- Incidemment, l’abondance absurde de hashtags fait ici ironiquement référence à l’espoir vain de cette œuvre (une brique) de devenir un jour Instagrammable.

 



U IS FOR USAGE, Chris Sharp, 2018

U IS FOR USAGE

Chris Sharp, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


Few questions are more fundamental to art than the question of use (usage). It always crops up. Whether it be from an ontological or a social perspective, it is something of a philosophical revenant, that which always returns, that which haunts art with the accursed vengeance of a Greek tragedy. It is almost as if it were the negative space of art, that thing, or concept against which art takes shape, or better yet, becomes shapeless, and (un)defines itself (for in some ways, it’s easier to say what it is not, rather than what it is). The question of use, or better, uselessness, is part and parcel of a complex nexus of issues which includes questions of play and ceremony, or ritual. They are as essential one another as the coexistence of interdiction and transgression. These questions are examined and theorized, most notably, in Georges Bataille’s book Lascaux or The Birth of Art. According to Bataille, the birth of art parallels the birth of religious transgression (ecstasy and the sacrifice), the party or festival, and the game (the latter two being indistinguishable from one another). The emergence of art is a consequence of the evolution from homo faber (he who makes, who works) to homo sapiens (he who knows). However, in Bataille’s estimation, the real shift is not characterized by knowledge, but by a will to transgress or better yet, play (as in homo ludens – he who plays). The transgression is a byproduct of the interdiction, which has to do with sacred and profane time. Profane time is the time of work, in which all energy must be invested (recuperable) in the preservation of the species, while sacred time is the time of profligacy, of the expenditure of un-recuperable energy. The interdiction of the profligate expenditure applies to profane time, while the sacred time of religious transgression is that which sanctions it. Play is of the order religious transgression. “Play,” he writes. “Is a point of transgression with regard to the law of work: art, play and transgression coexist in a single movement that negates the principles which govern the regularity of work.”[1]

The question of use comes into play here (no pun intended) with regard to work and play. In the case of the former (work), use is a clear-cut concept, relating all but exclusively to tools in which objects have specific, definable uses. Once the issue of play (and necessarily art) enter the picture, the philosophically debatable and slippery concept of the useless enters the picture. For when all is said and done, that is precisely what distinguishes the two domains from one another – the useful and useless. Where the former is applied to the profane world of the basic human necessities (food, clothing and shelter), the latter touches upon the sacred in so far as, akin to the expenditure of energy and life in the sacrifice, it serves no identifiable, recuperable purpose (this is obviously from an utilitarian perspective).

In the practice of Boris Achour, this complex dichotomy is constantly, if playfully tested and explored. From the artist’s interest in games without rules (objects without known uses) to his representation of ceremonies in which objects are assigned an ad-hoc use or even useless forms of labor. In the case of the latter, I am thinking of his impossibly entitled #EncerandoLadrillo #EncéraMe #BorisAchourLadrillo #ElEcoLadrillo #CuidadoDeLadrillo #BrickWaxing #WaxMe#BorisAchourBrick #ElEcoBrick #BrickCare (2016), at El museo experimental el eco in Mexico City in 2017. This work consisted of a stool (pedestal) with a brick (sculpture) on top of it, which was meant to be waxed (by the spectator – the materials were provided). A totally pointless, if not useless act of labor, this work deploys tools – wax and rag, meant to preserve shoes, furniture, but a not a brick – in such a way as to ultimately negate their use.[2] Curiously, while the useless of the labor speaks to the ontologically artistic, and therefore sacred nature of the piece, its material components speaks to its profane relationship with the world, that which ultimately renders it self-negating in and of itself.

Questions of use and play are playfully addressed elsewhere in the artist’s practice. For instance, Des jeux dont j’ignore les règles (2014/15) : this work is comprised of a series of sculptural/displays that resemble board games. For example one is evocative of Mahjong while another brings to mind chutes and ladders, but that is all. They are reminiscent, but totally distinct, and essentially devoid of rules (incidentally, this work could almost be seen as the conceptual board game equivalent of Pirandello’s Six Characters in Search of Play). Each game is meant to be “played” by two people, and the presentation of the games is often accompanied by fictional videos of people “playing” the games, e.g., inventing rules for the games. Collapsing art and play into one another, and doubly so, because the playing of the game is approached through play itself (invention), this series, by foregrounding its double uselessness, essentially becomes an active, philosophical reflection on the quiddity of art à la Bataille.

 

 

Notes
1- Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art. vol. IX of Oeuvres Complètes, (Paris: Gallimard, 2010), 41. Translation by the author of the text.
2- Incidentally, the absurd abundance of hashtags ironically refers to this work’s forlorn hope (a brick?) of being Instagrammable.

 



C COMME CARTE POSTALE, Jean-Pierre Criqui, 2018

C COMME CARTE POSTALE

Jean-Pierre Criqui, 2018


Cet envoi est la contribution de Jean-Pierre Criqui au livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


 

 



P IS FOR POSTCARD, Jean-Pierre Criqui, 2018

P IS FOR POSTCARD

Jean-Pierre Criqui, 2018


This mailing is Jean-Pierre Criqui’s contribution to the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


 

 



R COMME ROSE, Émilie Renard, 2018

R COMME ROSE

Émilie Renard, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


LA ROSE EST SANS POURQUOI, FLEURIT PARCE QU’ELLE FLEURIT, N’A SOUCIS D’ELLE MÊME, NE DÉSIRE ÊTRE VUE (2013). Déployé en une écriture lumineuse faite de tubes fluos standards sur le mur d’une longue place publique lors de la Nuit Blanche de Toronto en 2013, ce quatrain d’Angelus Silesius se rapporte tout autant à la fleur qu’au poème lui-même, posant chacun comme une évidence, une création déjà là. Ce poème devient chez Boris Achour une métaphore manifeste de l’œuvre qui, à la fois prend la place de la rose dans le poème (comme le Yes pour le No), et est la rose toute entière (soit le poème, sous la forme d’une écriture lumineuse et démesurée). Prendre l’œuvre pour la rose et pour le poème repose des questionnements anciens au sujet de l’œuvre, auxquels ce vieux poème avait déjà feint d’apporter une réponse simple et définitive : il décrit la chose (la rose, le poème, l’œuvre) comme douée d’une autonomie radicale, d’une souveraineté et d’une puissance d’affirmation, douée d’une nature indépendante dans sa relation à l’auteur et au regardeur, comme une chose sans avant ni après… L’œuvre, qui est comme la rose, qui est comme le poème est-elle sans pourquoi, sans soucis d’elle-même, sans désir d’être vue, sans raison, sans origine, sans auteur, pour personne et tout à fait impersonnelle ?

Certaines œuvres sont des roses, mues par un rythme qui leur est propre, animées par une musique intérieure comme Cosmos (2002), cette grosse boule de couleur chair impénétrable, sorte de tête suspendue à l’envers et qui murmure la lambada, une mélodie entêtante et mondialement connue, tout en tournant tranquillement sur elle-même comme une planète indifférente. De Cosmos à Papamoule, c’est un ensemble d’œuvres qu’on pourrait qualifier d’introverties si on pouvait leur prêter des qualités psychologiques. Elles sont comme prises dans des fictions autoréalisatrices qui leur confèrent une sorte d’indépendance ou de suffisance : toutes ont cette manière de se tourner vers leur propre intériorité, de déployer leurs rêveries et surtout de se détourner du monde extérieur, du public, de nous, de toi. Elles sont, pour reprendre le titre d’une série de sculptures de 2016 qui a aussi servi d’intitulé à un cours à l’école d’art de Cergy où il enseigne, et qui est emprunté à un poème de Filliou, Tranquillement assis sans rien faire. Elles sont Papamoule (2017) : opaques, pleines, aphones, imperturbables. Ou encore, elles sont Rempli (1997) : un plan fixe d’une vidéo où une main immobile est tendue et pleine de plâtre, tendue et déjà occupée, en boucle. Ou bien elles sont prises dans une boucle et s’éclairent elles-mêmes comme The leftovers (Nora) (2016) où une sculpture lumineuse suspendue au plafond est composée d’une lampe d’architecte accrochée à l’envers et d’un socle sculptural. L’abat-jour de la lampe se retourne vers son pied dans une forme d’auto-éclairage solitaire. Ces œuvres manifestent leur autonomie et, comme la rose, elles s’exposent, occupent une certaine place et se déploient dans l’espace. Elles manifestent là leur volonté indifférente d’être vues et invitent à un rapport le plus ténu possible avec quelqu’un, peu importe qui, pourvu qu’on l’ait vue.

Ces œuvres se déclarent facilement sans pourquoi, sans raison, sans source et même sans auteur, ou au moins elles le tiennent à bonne distance. Boris Achour dit souvent de son travail qu’il est hétérogène et qu’il a un usage quasi indifférencié des techniques, des supports, des matériaux qui peuvent être communs, accessibles, amateurs, manuels et bricolés ou alors élaborés, spécifiques, usinés, précieux comme pour signifier par là une volonté d’absence de toute signature stylistique. Si l’auteur ne disparaît pas derrière l’absence d’un style personnel, il arrive qu’il s’engage dans une pratique artistique au point où la logique de ce travail, sa gestuelle, ses matériaux ou même sa routine le guident et finalement décident pour lui. Ce téléguidage de l’auteur par la fabrication de son propre travail n’est pas tant généré par des formes improvisées ou spontanées que par des rapports systématiques et distanciés qui permettent d’y trouver une puissance autogénérative apersonnelle. Cette forme d’inversion du pouvoir de décision permet à l’auteur de devenir un sujet passif, observateur extérieur de son propre travail, dans un bienheureux laisser-faire et lâcher prise. Boris Achour met en scène cette fiction d’un travail déjà là et indépendant dans un court film : Conatus : Cambrien intérieur nuit, (2006). Dans cette vidéo de six minutes tournée en mode infrarouge, on voit des mains chercher à tâtons, soulever un tapis, ouvrir une trappe ou une grille d’aération, soulever la plaque d’un faux plafond, tirer le couvercle d’une canalisation, explorer de fond en comble les cachettes d’une maison sombre truffée d’objets mystérieux qui s’avèrent être les œuvres de l’exposition. Ce film livre un secret de création qui puise dans les sources nocturnes et anciennes d’œuvres tapies dans les tréfonds d’une maison. Il suffisait d’y aller, de les trouver, pour les sortir sous les néons blancs de l’exposition. C’est le film du rêve d’un auteur qui fait la démonstration presque pédagogique de son accès aux œuvres dans un état de sommeil par le biais d’un imaginaire commun qui associe la création, à la trouvaille, à l’inconscient de l’artiste. C’est le film d’un rêve d’une création facile : il n’y avait qu’à se baisser. Ce film est comme une version intime, nocturne et domestique d’une œuvre plus ancienne et programmatique à bien des égards : les Actions-peu (1993-97) qui se déploient, elles, dans un paysage urbain, en plein jour, autour de formes elles aussi élémentaires, faciles et comme déjà là. Si dans le film de 2006, il s’agit d’extraire des œuvres de leur cachette pour les placer à la lumière électrique, dans celui des années 1990, elles sont déposées dans la rue. Ce sont les mêmes mains qui les déplacent, peut-être même reviennent-elles en 2006, rechercher les sculptures qu’elles avaient abandonnées quelques années plus tôt ? Balles reprises après quelques rebonds ? (Voir « B comme Balles »)

Aujourd’hui, la série des Actions-peu semble fondatrice d’une ambivalence régulière entre une autonomie déclarée et sa contradiction immédiate. Car si elles soulignent l’indépendance d’un travail qui a lieu malgré tout – en dehors des cadres institués, dehors, sans économie, , improvisé –, leurs enregistrements (photos et vidéos) leur assure une qualité reproductible et donc un lieu d’exposition. Si l’on a pu confondre les Actions-peu avec ce qu’elles représentent : des sculptures pauvres, leur enregistrement (photo ou vidéo) contredit d’emblée toute vision romantique d’une œuvre improvisée, offerte, donnée, perdue. La nature d’archive des Actions-peu donne au document une prédominance sur ces formes fragiles et précaires. Le document montre un des nombreux usages possibles de ses formes non-nécessaires, le geste qui accompagne l’œuvre, l’usage qui persiste sur elle. Il est une alternative à leur réification, même temporaire, qu’elles échouent dans la rue ou dans l’exposition. Cette composition double des Actions-peu – archive d’un geste, document d’une sculpture – initie par la suite des séries de relations entre des formes sculpturales fragiles, de faible qualité, aux statuts et aux usages incertains, voire jetables et des films de ses formes sculpturales qui en présentent des usages, des manipulations et d’autres combinaisons possibles. Elles marquent une relation inversée entre l’œuvre originale ou unique et sa documentation ou sa médiation ou son titre. Des maquettes, des objets de démonstration, des pions d’un jeu, des sculptures ne sont jamais seuls : des films les accompagnent, documentent les gestes, leurs usages, leurs autres vies possibles comme dans Les jeux dont j’ignore les règles, display (2014-2015).

Papamoule aussi est une figure double, bien que plus ramassée : l’œuvre, c’est la sculpture en bronze et l’étui, c’est la forme de pipe moulée d’un seul bloc noir et le vieil étui à pipe dans lequel elle loge parfaitement. Fermé, il la protège et l’enferme. Ouvert il la dédouble et la révèle. Ils se complètent : le boîtier est comme une vieille coquille de moule, double, symétrique, une forme accueillante et douce pour un objet rempli, fermé, lisse et neuf. Dans son boîtier usé de cuir noir, cette forme pleine et douce, et qui tient dans la main, est un objet suffisant qui joue d’un certain pouvoir de séduction suranné de ce signe si typiquement masculin. Mais c’est quoi un papamoule, un papa qui moule ? Un moule à papa ? Un papa qui est un moule ? Un papa qui a une moule ? Qui prend la forme de qui ? Qui épouse qui ?

C’est sans doute cette ambivalence ou cette contradiction envisagée comme l’affirmation de rapports déséquilibrés qui devient le moteur et le déclencheur d’un travail. Celui-ci prend alors la forme d’un enchaînement de relations disproportionnées où le document survit aux sculptures éphémères, où le titre cache l’œuvre, où la lumière écrase le message, où l’annonce est l’œuvre, où l’œuvre assure sa propre documentation, où l’œuvre est sa propre médiation et raconte d’où elle vient… Il s’agit alors moins de choisir entre deux positions que d’enclencher une dynamique de rivalités dans un équilibre précaire : il y a de la modestie et de la volonté de puissance, de la frustration, de la joie et du désir pour refaire une partie, juste pour jouer.

 


R IS FOR ROSE, Émilie Renard, 2018

R IS FOR ROSE

Émilie Renard, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


THE ROSE IS WITHOUT WHY, IT BLOOMS BECAUSE IT BLOOMS, IT CARES NOT FOR ITSELF, ASKS NOT IF IT IS SEEN (2013). Stretching the length of a wall in illuminated letters formed from standard fluorescent tubes, in a long public square (during Nuit Blanche in Toronto, 2013), this quatrain by Angelus Silesius is as much about the flower as the poem itself; each is posited as a self-evident, already existing creation. For Boris Achour, this poem has become a metaphor and manifesto for the work, which both takes the place of the rose in the poem (like the Yes for the No on the baseball bat) and is utterly and entirely the rose (i.e., the poem, in the form of gigantic illuminated writing). To take the work for both the rose and the poem restates old questions about the work of art, to which this old poem had already affected to supply a simple and definitive answer: it describes the thing (the rose, the poem, the work) as endowed with radical autonomy, sovereignty and assertive power, and with independence in its relationship to the author and the viewer, as something with neither before nor after. Can the artwork, which is like the rose, which is like the poem, be without why and without concern for itself? Does the artwork, too, have no desire to be seen, no reason and no origin, nor author? Is it also for nobody and completely impersonal?

Some works are roses, driven by a rhythm of their own, animated by an inner music like Cosmos (2002), a big, impenetrable, flesh-coloured ball, a kind of head suspended upside down, humming the rousing, internationally popular tune the Lambada, while quietly spinning like an indifferent planet. From Cosmos to Papamoule, there is a collection of works that we might describe as introverted if they could be ascribed psychological qualities. It is as if they were caught up in self-fulfilling fictions that give them a certain self-sufficiency. They all have the same way of turning inwards, into their dreams and, above all, of turning their back on the outside world, on the public, on us, and on you. They are—to use the title of a sculpture series from 2016, which was also the title (taken from a poem by Filliou) of a lecture series at the art school in Cergy where Boris Achour teaches—, Tranquillement assis sans rien faire (“Sitting quietly doing nothing”). Or they are Papamoule (2017): opaque, full, mute, and imperturbable. Or they are Rempli (1997) a still shot on a video loop in which a motionless hand, full of plaster, is held out as if to receive something, although already full. Or they are self-reflecting and self-lighting like The Leftovers (Nora) (2016), a light sculpture, suspended from the ceiling, consisting of an architect’s lamp hanging upside down from a sculptural base. The lampshade is turned upwards towards its stand so that it lights itself in a lonely kind of way. These works demonstrate their self-sufficiency and, like the rose, they exhibit themselves, occupy a place and exist in space, where they proclaim their indifference towards being seen, while still offering the most tenuous of relationships to someone, no matter who, as long as they are seen.

These works can easily be described as “without why”, without reason, without source and even without author, or at least they keep the author at a distance. Boris Achour has often said that his work is heterogeneous and that it involves an almost indiscriminate use of techniques, supports, and materials, and that they can be ordinary, accessible, amateur, manual and improvised, or elaborate, specific, engineered and precious; which is as much as to say that there is an intentional absence of any stylistic signature. If the author does not actually disappear behind the absence of a personal style, what he is engaged in is an artistic practice where it is the logic of the work, his gestures, his materials and even his routine, that guide him and finally make decisions for him. This remoteness on the part of the author in directing the manufacture of his own work is not so much generated by improvised or spontaneous forms, as by a systematic, detached relationship, in which he is able to find a non-personal, self-generative power. This inversion, as it were, of the decision-making power allows the author to become a passive subject, an external observer of his own work, in a happy state of laissez-faire and letting-go. Boris Achour presented this fiction of an independent, already-existing work in a short film called Conatus : Cambrien intérieur nuit (2006). In this six-minute video, shot in infrared mode, we see hands groping, lifting a carpet, opening a hatch or a ventilation grid, lifting a board in a false ceiling, opening a drain cover, exploring from top to bottom all the hiding places in a dark house full of mysterious objects that turn out to be the works in the exhibition. This film reveals one of the secrets of creation, drawing on the ancient, nocturnal sources of works that lurk in the innermost depths of a house. All one had to do was go and find them, and then bring them into the white neon lights of the exhibition. It is the film of an author’s dream, demonstrating in almost pedagogical fashion how they gain access to their works in a state of sleep, by means of a shared imagination that associates creation with discovery—with the artist’s subconscious. It is a film about the dream of easy creation: all the artist had to do was bend down. This film is like an intimate, domestic, nocturnal version of an older and, in many respects, more programmatic work: the Actions-peu (1993-97), which appear in broad daylight, in an urban landscape and in similarly elementary, basic, seemingly already-existing forms. In the 2006 film, the works have to be extracted from their hiding place and arranged under the spotlights, whereas in the series from the 1990s, they are deposited in the street. It is the same hands that moved them around, perhaps those hands even returned in 2006, to look for the sculptures they had abandoned a few years earlier? Serving the ball again after a few bounces? (See “B for Balls”)

Today, the Actions-peu series seems to have been at the origin of a regular ambivalence between a stated autonomy and the immediate contradiction of it. Because, although the Actions peu emphasize the independence of a work which exists in spite of everything—outside established frameworks, in the open air, outside the economy, improvised—, the fact that they are recorded (in photos and videos) makes them reproducible and ensures that they will be exhibited somewhere. If the Actions-peu works could be identified with what they represent—i.e., povera sculptures—, the fact that they were recorded (in a photo or a video) immediately contradicts the romantic vision of an improvised work given-away and lost. The archival nature of the Actions-peu works gives predominance to the document over these delicate, unstable forms. The document shows one of the many possible uses for these inessential forms, the gesture that accompanies the work, the use that persists in it. It is an alternative to their reification, even temporary, whether they end up in the street or in an exhibition. The dual composition of the Actions-peu works, as archive of a gesture and documentation of a sculpture, subsequently initiated a whole series of relations between delicate, low-quality sculptural forms, of uncertain, perhaps even disposable status on the one hand, and, on the other, films of these sculptural forms showing how they can be used or manipulated, as well as other possible combinations. They demonstrate an inverted relationship between the « original » or « unique » artwork and the documentation or mediation of it, or indeed its title. Models, display objects, pieces in a game, sculptures, none of these ever stand alone: they are accompanied by films which document the gestures, the ways they are used, and other possible lives for them, as in Les jeux dont j’ignore les règles, display (“Games whose rules are unknown to us, display”) (2014-2015).

Papamoule is also a dual figure, although more concentrated: the work consists of the bronze sculpture and the case; it is the shape of a pipe moulded from a single black block and an old pipe case, which the sculpture fits snugly into. Closed, the case protects it and locks it away. Open, it separates and reveals it. They are complementary: the case is like an old mussel shell.[1] The  case is in two symmetrical parts, a soft, welcoming shape for a solid, inscrutable, shiny, new object. In its worn, black leather case, this smooth, solid shape that fits neatly into the hand is a slightly complacent object that plays on the quaint charm of this typically masculine sign. But what exactly is a papamoule?  A papa who is moulding? Papa’s mould? Or papa’s mussel? A papa who is a mould, or perhaps a mussel? A papa who has a mould/mussel? Who here has taken the form of whom or what? Who is snugly fitting into whom?

It is no doubt this ambivalence, this contradiction, which can be seen as a recognition of unbalanced relationships, that becomes the driving force and the trigger for a work. The work then takes the form of a series of disproportionate relationships, whereby a document survives the ephemeral sculpture, where the title hides the work, where the light overpowers the message, where the announcement is the work, where the work documents itself, is its own mediation, and relates where it comes from. It becomes not so much a matter of choosing between two positions, as of setting off conflicting and precariously balanced dynamics: there is modesty and the will to power, frustration and joy, and the urge to play another game, just for fun.

 

Notes
1- Translator’s note: In the French text, the author plays on the multiple senses of the French word “moule”, which can mean “mould” (as used by sculptors) both noun and verb, and “mussel” (the mollusc), as well as being a slang word for the “vulva ».

 


Translation: Jeremy Harrison

 



N COMME NORMAL, Nathalie Quintane, 2018

 N COMME NORMAL

Nathalie Quintane, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


Comment faire pour maintenir une forme d’indécision mais décidée dans le travail ? Et comment faire quand, l’indécision générale adoptée autrefois, qui nous protégeait, s’est changée en injonction gentille à montrer cette fois-ci du décidé, du ferme ? Ce groupe, constitué mais indéfini, auquel nous aimerions appartenir – quelque chose comme une famille qui n’aurait rien de familial, comme un père à peine indiqué, une mère qui ne se survivrait plus que par son sourire ; une mère-chat à la Carroll –, et des sœurs et des frères, qui ne susciteraient l’agacement que pour relancer de bonnes batailles de polochons, de celles qui les crèvent en soufflant au ciel par centaines des plumes si fines qu’on les nomme duvet ; ce groupe (constitué mais indéfini), finalement, il est resté dans les cartons. Il est encore dans la chambre de mes huit ans, quand j’inventais des conversations avec des sœurs-fantômes et des frères-fantômes, avant de m’endormir… Mais, allons, le souvenir se doit d’être une production, ici.
« Faites » : c’est ainsi que nous encourageons nos spectateurs, nos lecteurs, « Je vous en prie, faites, prenez les bâtons, le crayon, les couleurs, que j’ai laissés, parce que vraiment ça me tombe des mains, au fond, et les justifications théoriques, voyez, ce sont des citations glanées çà et là, des raccords destinés à ceux qui croient l’intelligence logée dans un nom propre ; vous n’avez pas à vous en inquiéter, ça ne doit pas être une source d’angoisse pour vous, saisissez-vous librement des bâtons, du crayon, des couleurs, évoluez librement avec eux en gestes souples, sur des escaliers qui descendent tout seuls, et sans plus vous soucier de ce que ce soit une imitation, ou en annulant par la beauté de votre imitation la culpabilité née de votre imitation, et sans l’expliquer plus, sans sortir les grands mots en costumes-cravates, en robes de soirée, en bermudas ; peut-être que si vous vous y mettez tous, un jour, avant ma mort, la combinatoire particulière des groupes – quelque chose, vraiment, d’indécidable, je suis prof en collège depuis assez longtemps pour le savoir – fabriquera, par le fait, une population constituée mais suffisamment indéfinie pour que toute idée de guerre lui tombe des mains, et pour qu’elle ait même oublié l’usage des Kalashs et ne les emploie que pour, je ne sais pas, planter un figuier avec la crosse ».
C’était à peine entamé quand tout a été foutu par terre, tu te souviens ? Circa 2000. Sans doute un peu après.
Par quoi ?
Par la lourdeur.
Parce qu’un travail ne se construit pas par étapes ni périodes (ça, c’est l’affaire des historiens) mais dans la continuité d’un rêve secoué, la non-lourdeur a tenté de se poursuivre en particulier dans deux films, mes préférés : Brume (daté de 2003), préfiguration spectrale du Nocturama/Paris est une fête de Bertrand Bonello (2016), où quelques jeunes, terroristes, en bout de course, se réfugient la nuit dans un centre commercial désert et y miment demi-conscients, une dernière fois, les postures et les figures des pubs, des clips, tout l’attirail grave et grand-guignolesque de nos vies, une dernière fois avant d’être abattus par le RAID — comme les zombies de Brume ; et puis La nuit du danseur (2009), toujours la nuit, toujours un centre déserté d’humanité, toujours un spectre en costume, un camarade lune impeccable qui danse devant des œuvres effacées par l’obscurité. L’artiste n’y est pas le dernier danseur, mais le dernier à filmer le danseur, à nous faire entendre le son des claquettes, et à pouvoir l’exposer en 2009 — jusqu’à quand ? À la très relative légèreté des Actions-peu des années 90, à l’ironie tranquille des Femmes riches sont belles succède donc une atmosphère spectrale ; une mesure, somme toute, dans l’affirmation du conatus, notre modeste conatus des années 2000/2010.
Aussi, comment voulez-vous travailler (au sens où on travaille une pâte à pizza) quelque chose d’aussi subtil qu’une atmosphère, y compris une atmosphère lourde, d’ailleurs, quand on ressort les bombardiers ? La lourdeur mentionnée fit (l’emploi du passé simple est à présent pertinent) que nous n’eûmes le choix qu’entre être au diapason ou ne pas en être, d’abord, c’est-à-dire du temps où l’on espérait encore pouvoir se constituer en groupe autonome, constitué mais indéfini, et ensuite, c’est-à-dire sous les bombardiers et sous cette hypothèse ou cette expérience de pensée (c’est dire si restait de l’espoir) d’un troisième diapason, d’une mini-harpe en métal qui pointée résonnerait dans un ciel sans dieu mais avec une loi morale, ou d’un danseur de claquettes dans l’obscurité complète.
L’artiste est le bûcheron de la norme ou son pépiniériste. Tous les autres, a priori, n’ont qu’à se rendre à Jardiland prendre des pots dont on a pensé le display au préalable, précise l’artiste qui, pour en avoir été lui-même la victime stupéfaite dans son enfance, sait de quoi il parle ; et tâche dans son coin de renouer avec des graines anciennes et contemporaines, de faire un petit trou avec son doigt, de sentir la chaleur d’une terre impassible en pleine activité, enfin bref, s’affronter aux contradictions.
Mais il faut passer à la caisse. Bien sûr la caisse à Jardiland n’est pas une surprise. Ce qui est une surprise, c’est ce qui est arrivé à Tartarin de Tarascon dans les Alpes. Permettez-moi de vous raconter ce deuxième tome des aventures de Tartarin (dans le troisième et dernier, il se fait escroquer par un entrepreneur véreux – pléonasme peut-être – qui lui vend une île qui n’existe pas et pour laquelle il s’embarque). Donc, Tartarin part en Suisse pour escalader la Jungfrau et consolider son statut de président du club des Alpilles (grosses collines) ; parvenu pour ainsi dire au sommet, il se retrouve à faire la queue derrière des touristes : les Suisses ont installé un tourniquet payant ! Sacrés Suisses. C’est un peu ce qu’on s’est dit, non, à l’époque ? Sacré Daflon, sacré Decrozat. Sacrés Suisses, quoi, avec leur tourniquet payant. Et par pépiniériste, j’entends par exemple En attendant Alice, condensé cruel et beau de souvenirs scolaires et d’un temps qui ne passe pas.

 



N IS FOR NORMAL, Nathalie Quintane, 2018

 N IS FOR NORMAL

Nathalie Quintane, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


How does one maintain a form of indecisiveness while remaining decisive in one’s work? And what should one do when the general indecisiveness one had previously adopted and that had given us protection is changed into a mild injunction to start showing decisiveness, to be firm? That established, though undefined group, to which we would like to belong – something along the lines of a family with nothing family-like about it, a barely sketched-in father, a mother who would only survive as a smile; a Cheshire-cat of a mother – and sisters, and brothers who would goad one another into irritation simply for the sake of another good pillow fight, the kind where the pillows split open in a cloud of soft, downy feathers. That group (established but undefined) never eventually materialised. It has stayed in the bedroom I had when I was eight years old, when I used to invent conversations with imaginary sisters and imaginary brothers before going to sleep. But, hey, memory has a duty to be productive here.

“Do it”: that’s how we urge on our spectators or our readers, “Please, do it. Take the sticks, the pencil, the colours, that I’ve abandoned, because I really can’t go on, basically, and the theoretical justifications, you see, they’re just quotations culled from here and there, links for people who believe that there’s intelligence to be found in a proper name. You needn’t worry about it, it’s nothing to get anxious about. Grab hold of the sticks, the pencil, the colours, waft around with them, wave them gently about, on staircases that go down by themselves, and stop minding that it’s an imitation. Or let the beauty of your imitation redeem the guilt you feel from imitating. And don’t explain, don’t use fine words in suits and ties, in evening gowns, or Bermuda shorts. Maybe if you all get involved, one day, before I die, the particular combinatorics of groups – which is really undecidable, I’ve been a schoolteacher long enough to know that – will of itself create an established population, though one sufficiently vague for it to have abandoned any idea of war, and even to have forgotten the proper use of a Kalashnikov, using the stock just for things like planting a fig tree.”

It had hardly got going when everything was brought to the ground, remember? Circa 2000. Probably a bit later.

By what?

By its weight.

Because a work is not built in stages or periods (that’s the way historians work) but in the continuity of a shaken dream; there was an attempt to persevere with weightlessness in two films in particular, my favourites: Brume (from 2003), a ghostly premonition of Bertrand Bonello’s Nocturama/Paris est une fête (2016), in which a few youths, terrorists on their last legs, shelter for the night in a deserted shopping mall and, in a state of semi-consciousness, act out the poses and figures from advertisements and video clips, all the solemn ghastliness of our lives, one last time, before being shot by the counter-terrorism task force – like the zombies in Brume; and then La nuit du danseur (2009), night-time again, and once again in a place deserted by humanity, another ghost in a suit, an impeccable comrade moon who dances in front of artworks obscured by darkness. The artist is not the last dancer, but the last person to film the dancer, to bring us the sound of tap dancing, and to exhibit it in 2009 – but till when? The relative lightness of the 1990s Actions-peu and the quiet irony of Les Femmes riches sont belles, gave way to the ghostly atmosphere; moderation, you might say, in asserting the conatus, our modest conatus of the 2000’s and the 2010’s.

So, how would you work (in the sense that you work, or knead, dough) something as subtle as an atmosphere, even a heavy atmosphere, for that matter, when they bring out the bombers? The afore-mentioned weightiness meant (the past tense is relevant here) that we only had the choice of being in tune or out of tune, first, that is to say, at the time when we still hoped we could form an autonomous group, established but undefined, and then, that is to say, in the sights of the bombers and in that scenario or that thought experiment (which just shows there was still hope) of a third tuning fork, a metal mini-harp pointing up to a heaven with no god but with a moral law, or a tap dancer in total darkness.

The artist is the woodcutter of norms or their nurseryman. Everybody else can pretty well just go to the garden centre and pick up pots with blooms that have been worked out beforehand, as the artist has pointed out. Having been the stupefied victim of it himself in his childhood, he knows what he is talking about, and in his little corner he tries to reconnect with ancient and modern seeds, to make a small hole with his finger and feel the heat of the indifferent soil working away; in short, to address his own contradictions.

But you have to go through the checkout. No surprises of course at the garden centre checkout. What was a surprise was what happened to Tartarin de Tarascon in the Alps. Allow me to give you the plot of the second volume of the adventures of Tartarin (in the third and last volume he gets swindled by a dishonest businessman – a pleonasm perhaps –, who sells him an island that doesn’t exist and that he goes off in search of). So, Tartarin goes to Switzerland to climb the Jungfrau and to cement his status as president of the Club des Alpilles (high hills). Having reached the summit, he finds himself queuing up behind some tourists: the Swiss have installed a pay turnstile! Trust the Swiss! Isn’t that what people used to say in those days? Trust Daflon, trust Decrozat. Trust the Swiss, with their coin-in-the-slot turnstile. And when I say nurseryman, I mean, for example, Waiting for Alice (En attendant Alice), a cruel and beautiful concentration of school memories and a time that never disappears.

 

 



D COMME DÉSIR, Claire le Restif, 2018

D COMME DÉSIR

Claire le restif, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


« J’ai envie de développer et de mêler certains aspects les plus importants de mon travail de ces dernières années. J’ai envie d’échelles spatiales et temporelles différentes. J’ai envie de proposer une forme qui s’apparente autant au spectacle qu’à l’exposition. J’ai envie d’un récit qui puisse être raconté avec autre chose que des images ou des mots. J’ai envie de développer des collaborations avec des écrivains, des danseurs, des acteurs et des musiciens. J’ai envie d’inventer de nouveaux modes de travail, de production et de diffusion. J’ai envie de quelque chose de sombre et de beau : Séances. »

J’ai choisi le mot désir parmi ceux proposés par Boris Achour, en référence à cette introduction que l’artiste avait donné à Séances, un projet réalisé au Crédac en 2012. Si ce n’était pas le mot désir qu’il employait, l’envie en est un des synonymes. Séances, selon ses mots, était un « spectacle en forme d’exposition, une exposition en forme de spectacle » dont on pouvait aisément percevoir l’origine dans un projet marquant que Boris Achour avait produit en 2003 aux Laboratoires d’Aubervilliers. Il portait le beau et sombre titre Jouer avec des choses mortes, en hommage au texte que l’artiste américain Mike Kelley fit paraître en 1993. Ce long texte en forme de statement qu’il avait intitulé Playing with dead things introduisait son célèbre livre d’artiste The Uncanny[1]. Comme Boris Achour, Mike Kelley était sculpteur (1954-2012) et il traitait les corps comme des sculptures. Ce que pointe leur travail à tous les deux, et ce de manière assez crue, c’est une forme de proximité avec l’inerte et notre devenir objet. La part de psychologie et de mystère présente dans les deux œuvres, trouvent un ancrage dans cette « Uncanny valley ». « La vallée de l’étrange »[2], est une notion scientifique inventée par le roboticien japonais Masahiro Mori, selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses.Séances était un épisode de la série Conatus initiée en 2006. Pour l’artiste il s’agissait d’un récit prenant la forme d’un espace à la fois physique et mental basé sur une pratique de l’articulation des formes, des idées et des sensations. Une grande partie du travail de Boris Achour est basée sur l’appréhension du fragment comme principe fondamental du rapport au monde. Le Crédac, lieu totalement vitré qui propose un continuum visuel avec la ville, était placé dans une semi-obscurité bleutée, où films, sculptures, textes, bande-son composaient un paysage à arpenter, un décor où les spectateurs se déplaçaient librement et activement, sans sens prédéfini par l’artiste. Il n’y avait aucun acteur ni événement live mais pour autant, la force du projet faisait que la présence humaine était palpable, le désir circulait dans les films, érotisant l’exposition. Pourtant, l’arrière-plan narratif, notion importante chez lui, « était celui d’un monde plongé dans la nuit éternelle », soit de l’absence du cycle nécessaire à toute vie, de l’alternance du jour et de la nuit.Effet de génération et de croyance partagée, ce sujet d’une nuit éternelle traverse l’époque, que ce soit dans le cinéma de Bertrand Bonello ou dans l’art de Lola Gonzalez, qui traitent tous deux de la cécité comme métaphore de la nuit éternelle. Elle est en quelque sorte au cœur du théâtre de Vincent Macaigne et au fil des pages de Gaëlle Obiegly pour ne citer qu’eux. Tous ces artistes, Boris Achour inclus, ont la capacité de recevoir les grands mythes. Les jeux ou les rituels « dont on ignore les règles » pour reprendre les mots de l’artiste, passent par le corps. Ils sont contemporains, mais ils évoquent l’éternel retour cyclique des sujets au cœur des utopies et des dystopies de la fin des années 1960. C’est à cette période que la notion de collectif reprend sa force, longtemps après les mouvements en marge de la Révolution française. Au cœur de la fin des années 1970, le désir et la puissance libertaires reprennent de la vigueur. Dans Jouer avec des choses mortes (2003), Boris Achour filmait l’évolution d’une communauté de jeunes gens évoluant dans l’espace et manipulant des objets-sculptures. La vidéo était ensuite présentée dans l’espace même de tournage en dialogue avec les objets-sculptures au repos. Boris Achour procédait de la même manière avec Séances (2012) ou bien encore pour les Jeux dont j’ignore les règles. On comprend que l’artiste utilise le filtre et la distance de l’image en mouvement pour rendre visibles les manipulations d’objets, et que jamais elles ne sont présentées en public.

Pour Séances, Boris Achour avait produit quatre films dans une temporalité réduite et dans un certain état d’esprit, liés à ses propres recherches et préoccupations, mais sans doute liés également au contexte dans lequel il produisait Séances. Ce projet était associé à la Triennale au titre explicite d’« Intense Proximité » organisée par Okwui Envezor[3].

Naissance du Mikado, l’un des films présentés, mettait en exergue des sujets récurrents chez l’artiste, comme le cercle dans lequel s’inscrit un groupe, certains rituels érotiques aux règles froides, qui placent le spectateur face à une énigme. La caméra désirante circulait au cœur et autour de ces femmes et de ces hommes réunis en un comité silencieux. Le cercle évoque aussi la célèbre phrase « Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu »[4], choisie par Guy Debord comme titre à son dernier film (1978). Il fait référence à la brûlure du feu à laquelle les papillons de nuit se consument. Il évoque aussi les mouvements de révolution et de contre-révolution des peuples, ainsi que le cycle du jour et de la nuit. Chez Achour cette préoccupation du cycle entraîne cette phrase prononcée par un des personnages « Je n’ai jamais vu le lever du jour ». Et pour accentuer cette idée, l’artiste place les personnages de ses films dans une sorte d’état de semi-conscience et d’hypnose.

Dans Une partie d’Assemblée, un autre des films présentés dans Séances, les corps jouent ensemble, s’accordent, s’effleurent, se désirent froidement et méthodiquement. Les corps engagés, cette fois dans une lumière blanche artificielle, évoluent dans un décor de film d’anticipation. Ce qui s’y joue reste une fois encore mystérieux pour le spectateur. La scène est immédiatement physique mais nous donne le sentiment étrange que les corps sont des mannequins ou des figures de cires. Les corps chez Achour ont par leur attitude et leur manière d’évoluer une grande proximité avec celle des automates. Ces sujets, populaires, liés à la fête foraine et au spectacle, ne sont pas sans évoquer les obsessions une fois encore de certains artistes actifs entre les années 1970 et 1990, de la côte ouest des États-Unis, tels Mike Kelley, mais aussi de l’artiste Guy de Cointet (1934-1983) qui utilisait également un langage codé et des objets scéniques. Tous ont puisé dans la culture populaire et fétichiste, à mi-chemin entre le burlesque américain et l’esthétique de l’étrangeté des films de série B et du théâtre auquel ils ont emprunté le système des tableaux vivants. Boris Achour, tout en explorant la théorie de l’étrange, celle d’un théâtre « du jeu dont on ignore les règles », introduit un doute. Le corps, qu’il soit adulte ou enfant, placé au cœur de ses derniers opus, se rapproche progressivement du cyborg.

Toute une génération d’artistes issus de tous les champs de la création, semble depuis quelques années « surveiller le ciel », au sens où ils imaginent un futur en générant des mondes. Conscients que la menace est en perpétuelle mutation, les artistes inventent un corps qui n’a aujourd’hui plus de frontière, ni de territoire, ni forcement de langage a priori. Ainsi survivent des questions et des énigmes dans une esthétique ouverte qui prend d’autres formes que les mots.

 

 

Notes

1- Mike Kelley, The Uncanny, livre d’artiste réalisé en 1993, dans le cadre de son exposition au Gemeentemuseum, Arhem, Pays Bas.
2-> Masahiro Mori, « The Uncanny Valley », in revue Energy, 1970.
3- La Triennale a été conçue par Okwui Envezor en collaboration avec les curateurs Mélanie Bouteloup, Abdellah Karroum, Émilie Renard, Claire Staebler au Palais de Tokyo en collaboration avec des lieux situés en périphérie dont le Crédac.
4- « In girum imus nocte et consumimur igni », phrase attribuée à Virgile.

 



D IS FOR DESIRE, Claire le Restif, 2018

D IS FOR DESIRE

Claire le restif, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


“I want to develop and mix some of the most important aspects of my work from the last few years. I want different spatial and temporal scales. I want to propose a form that is as much the show as the exhibition. I want a story that can be told with something other than images or words. I want to develop collaborations with writers, dancers, actors and musicians. I want to invent new ways of working, of producing and disseminating art. I want something dark and beautiful: Séances.”

I chose “desire” from the words Boris Achour suggested, because of this introduction that he wrote for his project Séances, at the Crédac in 2012. “Desire” was not the actual word Boris Achour used, but his repeated “I want” expresses the same concept. Séances, he said in that introduction, was “A show in the form of an exhibition; an exhibition in the form of a show,” and its origin clearly lay in a striking project that he had produced at the Laboratoires d’Aubervilliers in 2003. That show had the darkly beautiful title Jouer avec des choses mortes (“Playing with dead things”), in homage to the long text of the same name that American artist Mike Kelley had published in 1993. It was a statement introducing his famous artist’s book The Uncanny[1]. Like Boris Achour, Mike Kelley was a sculptor (1954-2012) and treated bodies as sculptures. What both of them point up in their work, in a somewhat crude way, is a sort of proximity to inert things and how we become objects. The element of psychology and mystery present in the work of both artists has its root in Japanese roboticist Masahiro Mori’s hypothesis (presented in an article entitled “The Uncanny Valley”) that, as robots become more humanlike, there comes a point when subtle imperfections of appearance make them look eerie, uncanny.[2]

Séances was an episode in the Conatus series that was begun in 2006. For the artist, it was a narrative that took the form of a space that was at once physical and mental, based on a practice of articulation of forms, ideas and sensations. Much of Boris Achour’s work is based on the idea of the fragment as the fundamental principle of the relation to the world. The Crédac has windows on all sides which creates a visual continuum with the city. It was plunged into a bluish semi-darkness, where films, sculptures, texts and soundtracks made up a landscape to be taken in, a setting where spectators moved freely and actively, with no predetermined direction set by the artist. There were neither actors nor live events, but the power of the project meant that the human presence was palpable; desire was a constant motif in the films, eroticizing the exhibition. Yet the narrative background, an important notion for Boris Achour, “was that of a world plunged into everlasting darkness”, i.e., the absence of the cycle necessary for all life: the alternation of day and night.

The subject of everlasting darkness is a generational effect and also one of shared beliefs; it runs through our era, whether it be in Bertrand Bonello’s films or Lola Gonzalez’s art, both of which treat blindness as a metaphor for eternal night? And in a certain way, it lies at the heart of Vincent Macaigne’s theatre and recurs throughout Gaëlle Obiegly’s writing. All these artists, Boris Achour included, have a capacity to receive great myths. Games or rituals “whose rules are unknown to us” to use Achour’s phrase, pass through our bodies. They are contemporary, but they evoke the never-ending, cyclical return of subjects in the utopias and dystopias of the late 1960s. That was the period when the notion of collectivism regained strength, long after the fringe movements of the French Revolution. In the late 1970s, desire and libertarianism became powerful ideas again. In Jouer avec des choses mortes (2003), Boris Achour filmed the gestures of a group of young people doing things in a space while manipulating sculptural objects. The video was then presented in the space where it was shot, in dialogue with those same sculptural objects at rest. Boris Achour operated in the same way with Séances (2012) and for Les jeux dont j’ignore les règles, display (“Games whose rules are unknown to us, display”). One comes to realize that he uses the distancing effect of the moving image as a filter to make visible the way objects are manipulated, and that this is never presented in public.

For Séances, Boris Achour had produced four films in a reduced temporality and in a state of mind that was linked to his own research and concerns, but undoubtedly also linked to the context in which he produced Séances. That project was associated with the 2012 edition of the Trienniale, with the explicit title Intense Proximity, under the curatorship of Okwui Envezor.[3].

Naissance du Mikado (“Birth of the Mikado”), one of the films presented, highlighted recurring themes in the artist’s work, such as the circle formed by a group and certain erotic rituals with cold rules, which confront the spectator with an enigma. The camera of desire moves in and around these men and women gathered in silent communion. The circle also reminds us of the famous Latin palindrome, which Guy Debord took as the title of his last film (1978): “ Round in circles we go at night and are consumed by fire”.[4] It referred to the fire in which moths are consumed. It also evoked the revolutionary and counter-revolutionary movements of peoples, as well as the cycle of day and night. In Achour’s work, this preoccupation with the cycle leads to the phrase uttered by one of the characters: “I have never seen the day break”. And to accentuate this idea, the artist places the characters in his films in a kind of semi-conscious, hypnotic state.

In Une partie d’Assemblée (“A game of Assembly”), another of the films presented in Séances, the bodies of the participants act together, harmonising, touching each other lightly, desiring each other coldly and methodically. The bodies move around in artificial white light on a set that might be from a soft science-fiction movie. What is being enacted, once again, remains mysterious for the spectator. The scene is directly physical, yet one has the strange feeling that the bodies are mannequins or wax models. The movements and poses of human bodies in Achour’s works make them appear to have a close kinship with automatons. These popular subjects, which relate to fun-fair sideshows and theatre, are once again reminiscent of the obsessions of certain American West Coast artists such as Mike Kelley, from the 1970s and 80s. But also the artist Guy de Cointet (1934-1983) who also used coded language and scenic objects. They all drew on popular culture and fetishism, somewhere between American burlesque and the aesthetics of strangeness in B movies, and particularly the theatre, from which they took the idea of tableaux vivants. In his exploration of strangeness, of theatre as a “game whose rules are unknown to us”, Boris Achour introduces a doubt. The body at the heart of his latest works, whether it is that of an adult or a child, is gradually getting more and more like a cyborg.

For a few years now, a whole generation of artists, from every field of creation, seems to have been “watching the sky”, in the sense that they imagine a future by generating different worlds. Realizing that the threat is constantly changing, artists have invented a body that no longer has any frontier, or territory, or even language. In this way, questions and enigmas survive in an open aesthetic that appears in forms other than words.

 

Notes

1- Mike Kelley, The Uncanny, (Arhem, NL: Gemeentemuseum, 1993). Artist’s book in the context of an exhibition at the Gemeentemuseum.
2- Masahiro Mori, “The Uncanny Valley”, in Energy, 1970.
3- The Triennale was curated by Okwui Envezor and his associates Mélanie Bouteloup, Abdellah Karroum, Émilie Renard, and Claire Staebler at the Palais de Tokyo and with seven institutions based in Paris and the surrounding region, including Le Crédac in Ivry.
4- “In girum imus nocte et consumimur igni” (Round in circles we go at night and are consumed by fire) a palindrome attributed to Virgil, but probably mediaeval.

 



A COMME ALIÉNATION, Jens Hoffmann, 2018

A COMME ALIÉNATION

Jens Hoffmann, 2018


Ce texte a été rédigé pour le livre ABC B.A. publié en 2018 par Dent-de-Leone et distribué par Les presses du réel. Cette monographie est composée d’un recueil de textes et d’essais critiques prenant la forme d’un d’abécédaire. À partir de mots clés, douze critiques d’art, curateurs ou écrivains ont rédigé un texte commentant le travail de Boris Achour. L’ouvrage comprend également un ensemble iconographique offrant une vue d’ensemble des travaux de l’artiste.


La théorie économique classique de Karl Marx, dite théorie de l’aliénation – la prise de conscience que l’on appartient à une classe exploitée et la séparation des hiérarchies du capitalisme qui en résulte – a eu, à mon sens, une influence sur nombre de cas littéraires d’aliénation d’un autre type – en l’occurrence sociale –, qui se traduirait par un sentiment d’inadaptation au monde environnant, souvent hostile. Sans doute Franz Kafka est-il l’auteur dont les ruminations sur l’insignifiance, l’isolation, la solitude, l’insuffisance et le rejet sont les plus frappantes ; comme aucun autre écrivain, il a su décrire l’état de désintégration d’un individu au sein d’une société. Et il est intéressant de remarquer que le travail trouve toujours sa place dans cette représentation. La métamorphose (1915) raconte l’histoire d’un représentant de commerce qui se réveille un matin, transformé en insecte géant, et devient dès lors un terrible fardeau pour sa famille. Un artiste de la faim (1922) a pour sujet un homme qui s’affame et en fait un spectacle qu’il présente dans des cirques ou des foires pour de l’argent (une activité courante en Europe et aux États-Unis au XVIIIe et au XIXe siècles). L’homme finit par devenir trop maigre pour vivre et meurt après avoir avoué que tout ce qu’il a jamais souhaité était de faire partie de la société.

Comme beaucoup de ses personnages, Kafka était lui-même un individu en marge. Il détestait son emploi administratif pour une compagnie d’assurance, qu’il appelait un « emploi alimentaire », et toute la bureaucratie afférente. Sa famille lui apportait peu de réconfort ou de sécurité. Juif de langue maternelle allemande, né à Prague sous l’Empire multiculturel austro-hongrois de la fin du XIXe siècle, il était voué à une forme d’exclusion sociale – victime des tensions entre Tchèques et Allemands, entre juifs et non-juifs, jamais pleinement intégré à la culture du pays où il vivait.

Un autre personnage littéraire représentatif de cette aliénation est le personnage de Bartleby, dans la nouvelle d’Herman Melville, Bartleby le scribe : une histoire de Wall Street (1853), un employé de bureau qui progressivement refuse d’exécuter les tâches qui lui sont assignées (en prononçant la phrase célèbre « Je préfèrerais ne pas »). Il copie de moins en moins jusqu’à ce qu’un jour, il cesse totalement de travailler, mais surtout ne quitte jamais le bureau, et passe ses jours et ses nuits à fixer le mur de briques face à sa table de travail. Il finira par être emmené par la police et mourir de faim en prison, parce qu’il « préfère » ne pas manger.

Dans celle-ci comme dans d’autres histoires, la passivité devient pour les personnages, face à ceux qui les excluent (une famille indifférente, des collègues agacés, des spectateurs moqueurs), une arme, une forme de rébellion, ou du moins une façon de rejeter les normes sociales (voire peut-être même un appel au secours ?). Bien sûr, cela ne fonctionne jamais ; le cercle est d’abord vicieux. Les personnages sont pathétiques, sans nul doute, mais nous nous identifions à eux car être exclus de sa propre communauté est une situation que nous avons tous connue un jour ou l’autre. La raison pour laquelle l’aliénation est une source si féconde d’histoires est qu’elle déclenche un questionnement existentiel et met à nu les absurdités de l’existence.

Peut-on en conclure que la majorité des grandes œuvres d’art, quelles que soient leurs formes, un livre, une peinture, un film, un morceau de musique, résultent d’une aliénation ? D’un malaise face aux normes, aux règles et aux régulations, qui pousse les artistes aux marges de notre société, qui privilégie le conformisme et la standardisation ? S’exprimant depuis sa retraite, l’artiste demande : peut-il exister une réponse rationnelle à un univers irrationnel ?

 

 

Traduction de l’anglais : Céline Curiol

 



A IS FOR ALIENATION, Jens Hoffmann, 2018

A IS FOR ALIENATION

Jens Hoffmann, 2018


This text was written for the book ABC B.A. published in 2018 by Dent-de-Leone and distributed by Les presses du réel. This monograph is composed of a collection of texts and critical essays in the form of a abc-book. Based on key words, twelve art critics, curators or writers wrote a text commenting on Boris Achour’s work. The book also includes an iconographic collection offering an overview of the artist’s work.


I would argue that Karl Marx’s classical economic theory of alienation—the realization that one is part of a particular class that is being exploited, and the consequent estrangement from the hierarchies of capitalism—has played into numerous literary cases of another kind of alienation—the social sort—that feeling of inadequacy when confronted with the surrounding, and often hostile world. Franz Kafka produced perhaps the most iconic ruminations on meaninglessness, isolation, loneliness, insufficiency, and rejection; he captured like no other writer the condition of being disintegrated in society. And, interestingly, work is consistently part of the picture. Metamorphosis (1915) is the story of a traveling salesman who wakes one morning as a giant insect and becomes a terrible burden on his family. A Hunger Artist (1922) tells of a man who has turned starvation into a performance for money at circuses and fun fairs (these were common in Europe and America in the 18th and 19th centuries), who finally grows too thin to live and dies after confessing that all he ever wanted was to belong in society.

Like many of his characters, Kafka was an outcast himself. He hated his desk job at an insurance company, which he called “bread work,” and all its bureaucracy. His family offered little refuge or security. Born a German-speaking Jew in Prague during the multicultural Austro-Hungarian Empire of the late 19th century, he was also a social outcast—a victim of the friction between Czechs and Germans, non-Jews and Jews, and never fully assimilated into the culture of the country where he lived.

Another literary character iconic for his alienation is Herman Melville’s Bartleby from Bartleby, the Scrivener: A Story of Wall Street (1853), an office clerk who gradually refuses to execute the tasks assigned to him (delivering the classic line “I would prefer not to”). He does less and less until one day he stops working completely, but crucially never leaves the office, and passes his days and nights staring at the brick wall opposite his desk. Eventually he is removed by the police and dies of starvation in prison, where he “prefers” not to eat.

In these and many other stories, in the face of alienation from others (uncaring family members, annoyed coworkers, jeering spectators) passivity becomes a weapon, a rebellion, or at least a kind of rejection of social norms (even perhaps a cry for help?). But of course it never works; the spiral only leads deeper into itself. The characters are definitely pathetic, yes, but we identify with them because being segregated from one’s community is something many of us experience at one point or another. The reason alienation is such rich fodder for stories is because it triggers us to address existential questions, and lays bare the absurdities of life.

Could we say that much great art, in whatever medium, be it books, paintings, films, or music, is the result of alienation? A discomfort with norms, rules, and regulations that push artists to the fringes of our society, with its expectations of conformity and standardization? Speaking from the edge, artists ask: What is a rational response to an irrational universe?

 



ENTRETIEN AVEC EMMA LAVIGNE, 2009

ENTRETIEN AVEC EMMA LAVIGNE
2009

Entretien avec Emma Lavigne dans le cadre de l’exposition «Les archipels réinventés», Centre Pompidou, 2009.

 



NIGHT OF THE DANCER, Eva Prouteau, 2013

LA NUIT DU DANSEUR

Eva Prouteau, 2013


Publié dans Projections vers d’autres mondes, Cahiers de l’Abbaye de Sainte -Croix, 2013


Everything starts from a sound apparition, a fluid and cavernous sound, which returns in metallic echo and suggests the staggering pitch or the mechanical acceleration of a railway engine. It envelops the first images of the video Conatus, Night of the Dancer (2009) and recalls, following Luigi Russolo[1], that « the variety of sounds is infinite ». Through this audio teaser, the artist Boris Achour intrigues the spectator projected in the darkness of the image, then invited to discover an enigmatic space, filmed in low angle view, immense and naked. A tap dancer wearing a strange luminescent helmet then emerges and his presence combines the Hollywood class of Fred Astaire with Daft Punk’s sci-fi imagery. The space in which he evolves is only illuminated by his helmet, which completely conceals its face: it is the Grand Palais, a bubble with the appearance of the Crystal Palace, which was invested by the exhibition La force de l’Art 02 in 2009[2]. As the dancer moves around, some of the pieces presented during the event appear in the semi-darkness. Bruno Peinado’s mirrored sphere (Untitled, Silence is sexy) precedes the house divided in two by Sylvain Grout and Yann Mazéas, two works that play with space, spectacular, dummy or illusion; further on we can still see Nicolas Fenouillat’s monumental sculpture, which starts from a heartbeat rhythm to create a sound topography fixed in space and time, as well as Gilles Barbier’s giant library, which suddenly Gulliverises the space and deceive the eye, since these black-and-white photos turn out to be hyper-realistic drawings.
Through this combination of various formal elements, Boris Achour fully plays the cinematographical card: an atmosphere reminiscent of David Lynch for the tenebrous dreamlike, Louis Feuillade, Irma Vep and Fantomas for the masked hero’s motive and the suspense of night break-ins, not to mention the musicals of the 1950s and their light, syncopated tonality. The title of the work adds to this list of references, and in the shadow of The night of the dancer is looming The Night of the Hunter[3], a black pearl by Charles Laughton, remarkable for the dramatic power of its lighting and the marvellous quality of certain scenes, notably the slow hypnagogical flight of the two children, who descend a river of tales, lulled by the Walter Schumann’s melodies. Again, this is about overcoming appearances.
Beyond this homage to the 7th art, which constitutes a major reference for the artist, he offers us here a reflection on the format of the exhibition, problematic which crosses the whole of his research. Boris Achour readily defines himself as an exhibition author and rarely thinks of his works outside this global form. For him, the exhibition is like a landscape, which connotes the notion of scenery, the spectator’s place, his physical movements, and so many questions related to the performing arts. With Conatus, Night of the Dancer, he confirms a practice based on articulation (forms, ideas, sensations) as much as on fragment: here nothing is given totally, everything is fleeting brilliance, unresolved enigma. In proposing this phantasmagorical exhibition tour, Conatus, Night of the Dancer also describes an aesthetic experience in which the body of the actor-viewer tells, in a tenuous fashion, an underlying narrative that develops differently from the text and speech, in the rhythmic progression of a choreography where tension is crescendo to the finale, an intimate vision of art.

 

 

Notes
1- Extract from L’arte dei Rumori (The Art of Noise), 1913.
2- Jean-Louis Froment, Jean-Yves Jouannais and Didier Ottinger were the curators of the exhibition. They associated architect Philippe Rahm, who designed the scenographic device La géologie blanche, with their project.
3- The Night of the Hunter, directed by Charles Laughton in 1955, taken from the eponymous novel written by Davis Grubb, published in 1953.

 



LA NUIT DU DANSEUR, Eva Prouteau, 2013

LA NUIT DU DANSEUR

Eva Prouteau, 2013


Published in Projections vers d’autres mondes, Cahiers de l’Abbaye de Sainte -Croix, 2013


Tout part d’une apparition sonore, un son fluide et caverneux, qui revient en écho métallique et suggère le pas titubant ou l’accélération machinique d’un moteur ferroviaire. Il enveloppe les premières images de la vidéo Conatus, la nuit du danseur (2009) et rappelle, à la suite de Luigi Russolo[1], que « la variété des bruits est infinie« . Par ce teaser audio, l’artiste Boris Achour intrigue le spectateur projeté dans le noir de l’image, puis invité à découvrir un espace énigmatique, filmé en contre-plongée, immense et nu. Coiffé d’un étrange casque luminescent, un danseur de claquettes surgit alors et sa présence combine la classe hollywoodienne d’un Fred Astaire à l’imagerie sci-fi de Daft Punk. L’espace dans lequel il évolue n’est éclairé que par ce casque qui cache entièrement son visage : il s’agit du Grand Palais, bulle aux allures de Crystal Palace investie par l’exposition La force de l’art 02 en 2009[2]. Au gré des déplacements du danseur, certaines œuvres présentées lors de l’événement apparaissent dans la semi-pénombre. La sphère-miroir de Bruno Peinado (Sans titre, Silence is sexy) précède la maison coupée en deux de Sylvain Grout et Yann Mazéas, soit deux œuvres qui jouent avec l’espace, le spectaculaire, le factice ou l’illusion ; plus loin on distingue encore la sculpture monumentale de Nicolas Fenouillat, qui part d’un rythme cardiaque pour créer une topographie sonore fixée dans l’espace et le temps, ainsi que la bibliothèque géante de Gilles Barbier, qui soudain gullivérise l’espace et trompe l’œil, puisque ces photos noir et blanc s’avèrent être des dessins hyperréalistes.
Par la conjugaison de ces différents éléments formels, Boris Achour joue la carte cinématographique à plein : une atmosphère qui rappelle David Lynch pour l’onirisme ténébreux, Louis Feuillade, Irma Vep et Fantomas pour le motif du héros masqué et le suspens des effractions nocturnes, sans oublier les comédies musicales des années 50 et leur tonalité légère et syncopée. Le titre de l’œuvre vient grossir cette liste de références, et dans l’ombre de Conatus, la nuit du danseur se profile The night of the chaser[3], perle noire signée Charles Laughton, remarquable pour la puissance dramatique de ses éclairages et la qualité merveilleuse de certaines scènes, notamment la lente fuite hypnagogique des deux enfants aux aguets, qui descendent une rivière de conte, bercés par les mélopées de Walter Schumann. Là encore, il est question de dépassement des apparences.
Au-delà de cet hommage au 7e art, qui constitue avec la bande dessinée une référence majeure pour l’artiste, ce dernier nous propose ici une réflexion sur le format de l’exposition, problématique qui traverse l’ensemble de ses recherches. Car Boris Achour se définit volontiers comme auteur d’exposition et pense rarement ses œuvres en dehors de cette forme globale. Pour lui, l’exposition s’apparente à un paysage, qui connote la notion de décor, la place du spectateur, ses déplacements physiques, autant de questions reliées au spectacle vivant. Avec Conatus, la nuit du danseur, il confirme ainsi une pratique basée sur l’articulation (des formes, des idées, des sensations) autant que sur le fragment : ici rien ne se donne totalement, tout est éclat fugitif, énigme irrésolue. En proposant cette visite d’exposition fantasmagorique, Conatus, la nuit du danseur, décrit aussi une expérience esthétique où le corps de l’acteur-regardeur raconte, sur un mode ténu, un récit sous-jacent qui se développerait autrement que par le texte et par la parole, dans la progression rythmique d’une chorégraphie où la tension va crescendo jusqu’au finale, une vision intime de l’art.

 

 

Notes
1- Extrait de L’arte dei Rumori (L’Art des bruits), 1913.
2- Jean-Louis Froment, Jean-Yves Jouannais et Didier Ottinger ont assuré le commissariat de l’exposition. Ils ont associé à leur projet l’architecte Philippe Rahm, qui a conçu pour l’occasion le dispositif scénographique La géologie blanche.
3- La Nuit du chasseur (titre original : The Night of the Hunter), réalisé par Charles Laughton en 1955, tiré du roman éponyme écrit par Davis Grubb, et publié en 1953.

 

 



THE THIRD EYELID, Nathalie Quintane, 2012

THE THIRD EYELID

Nathalie Quintane, 2012


This text is the communiqué for the exhibition Oh Lumière [Oh Light], held in April 2012 at Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris.


Rambling through the city then uninterruptedly through a gallery – dubiously but gracefully, or maybe awkwardly but decidedly, the way Boris Achour does, dropping his work off without installing it – neither showing nor showing-off – slipping through an artspace (sometimes a place for showing and showing off) like a dancer in a moon mask – more moonchild than man in the moon – and seeing each exhibit as part of an unfettered outing, a stopover on an itinerary to be (re)appraised retrospectively, looking back on the details, the surprises, the marvellous everyday tweakings – the jackstraws campfire, a flashing beacon in a plastic bag, a nap on a neatly trimmed hedge… So, a visit as poem? A well-earned rest? Angelus Silesius’s “Rose without why” poem reprised by Achour in an earlier exhibition was not the rose prized by 70s/80s gurus and glitterati: this was an extraterrestrial rose, alighting where there was no one left able to recognise it, a creature thus cleansed of all poetic or scholarly or grammatical anxieties, a kind of wild yet highly disciplined rose-poem, cut up randomly but line by line, mystically antiquated – a rose-to-be. The Éluard/Godard poem the visitor from the moon will read here is by neither of them: lyrically put to music in Alphaville, fascinated with Anna Karina’s face and its transition from light to shade – a kind of hypnosis, a Fritz Lang reminder of the love/danger binomial – it too has fallen from another planet, brutally pulped by its fall then instantly resurrected by a touchingly meagre flash of brilliance. We might deduce that the visiting moonchild’s eye asks to be closed nocturnally at the Crédac Art Centre and opened diurnally at the Vallois gallery — or vice versa. The art of Boris Achour can be seen as on-again off-again, like the third eyelid whose constant blinking protects night birds from sudden dazzlement. Black Hole Sun II evokes a “maybe-monument” to the never-made works that are part of a very real oeuvre. The shape of things to come can only be told in terms of the present; and the person best equipped for the telling is not the hunter in his darkness, but a dancer making the floor ring out on-again off- again, a tap dancer belonging neither to day or night, but perpetually between the two, endlessly oscillating as sound saturation and perfect silence alternate at the speed of light.

 



LA TROISIÈME PAUPIÈRE, Nathalie Quintane, 2012

LA TROISIÈME PAUPIÈRE

Nathalie Quintane, 2012


Ce texte est le communiqué de l’exposition Oh Lumière, qui s’est tenue en avril 2012 à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris.


Poursuivre en galerie une flânerie qu’on aurait commencé en ville, à la manière hésitante, mais fluide, ou peut-être empêchée, mais décidée, qu’a eu Boris Achour de déposer des œuvres sans jamais les installer – sans rien qui pèse ou qui pose -, traverser encore une fois l’espace de l’art – ce lieu parfois si posant et si pesant – en danseur, doté d’un masque de lune, en patient lunaire plus qu’en docteur de la lune, voir chaque pièce comme l’élément d’une promenade sans conditions, comme le relais d’un parcours à (r)établir soi-même rétrospectivement, quand la marche est finie et qu’on s’en remémore les détails, les surprises, les banalités merveilleuses – un feu de camp mikado, un gyrophare dans un sac plastique, un somme sur une haie taillée…
En somme, une visite-poème ? Un repos du guérillero ? La Rose sans pourquoi de Silesius et d’Achour dans une exposition précédente n’était pas celle prisée des commentaires philosophiques et littéraires des années 70 ou 80 : c’était une rose extra-terrestre, une créature descendue là où personne n’était plus en mesure de la reconnaître, et donc rincée de tout souci poétique, de leçon, de grammaire, une espèce de rose sauvage et très disciplinée, découpée aléatoirement et pourtant selon ses vers, mystique et désuète – une rose future.
Le poème d’Eluard/Godard que le visiteur de la lune lira n’est ni d’Eluard ni de Godard : lyriquement musiqué dans Alphaville, fasciné par le visage d’Anna Karina, par son passage de la lumière à l’ombre – cette hypnose, ce rappel languien d’un amour-menace -, il est aussi tombé là d’une planète autre, brutalement aplati par sa chute et dans le même mouvement relevé par un brillant dérisoire et touchant.
On pourrait déduire que l’œil du patient lunaire, en visite, demande à être fermé au Crédac, lieu nocturne, et ouvert chez Vallois, diurne (ou l’inverse!). L’art d’Achour serait plutôt nictitant, comme la troisième paupière des oiseaux de nuit, qui préserve l’œil d’une lumière trop vive par un clignotement constant. Les Black Hole Sun qu’on verra renvoient à un « monument » possible aux œuvres non-faites dans une œuvre cependant là et bien là. La forme des choses à venir ne peut être dite que dans une forme présente, et le mieux à même de la dessiner n’est pas le chasseur dans sa nuit, mais un danseur qui fasse résonner le sol par intermittence, un danseur de claquettes qui ne se tiendrait ni dans le jour ni dans la nuit, perpétuellement entre les deux, de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, sans repos, saturation des sons et silence parfait se succédant à la vitesse de la lumière.

 



PREVIOUSLY & TO BE CONTINUED : A CHAT WITH ÉRIC MANGION, 2009-2012

PREVIOUSLY & TO BE CONTINUED : A CHAT WITH ÉRIC MANGION

2009-2012


Published in April 2012 by Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois on the occasion of the exhibition Oh Lumière [Oh Light].


The principle of this meeting was born in the early days of July 2009. It actually began on 10 October with an initial email. It still hasn’t been completed. Perhaps it never will be. It is therefore a long-term project, the aim of which is to take the time to explore several aspects of Boris Achour’s work in greater depth, even if it means stumbling over ideas or repeating questions. It is published as is.
E.M.

 

10/10/2009 : Eric Mangion: Despite its diversity, I’ve always been able to follow your work, seeing it as an interplay of different interpretations. Each of your pieces seemed to me to be singular, while at the same time being marked by the notion of witz, that is to say, by the flash of wit. Your work very often seemed to me to be right and relevant by its very obviousness. What I defined as a kind of recurrence of the right idea. Nevertheless, since 2006 I’ve been rather baffled by the Conatus project you set up at that time. I’m not the only one to be baffled. But at the same time, this Conatus enigma seems to be hiding something that certainly runs deep. You can’t set up a project like this over the long term unless there’s a strong enough motivation behind it. So the purpose of this interview is to take the time to dig a little deeper. For the time being, it has that sole purpose. It is not intended for publication. But I hope it will be. My first question will be basic. How would you define this project in general terms? Then we’ll get a bit lost in the details of this adventure.

 

5/11/09 : Boris Achour : To define the project that is Conatus, I think it’s first necessary to put it in context. I think it’s no coincidence that it began in 2006, immediately after the release of the Unité catalogue (2005), which listed all my work since 1993. Having worked at length on this catalogue and having taken a critical look at all my work, and having discussed it at length with François Piron for an interview, led me to make a number of observations, both positive and negative, and to take stock of aspects that suited me or didn’t, both in the way I worked and in the forms it generated. More than a before/after Conatus, it seems to me that there is a before/after Unité. If I gave this catalogue such a title, it was with a touch of provocation (because it apparently contradicted the image people had of my work at the time) to assert that despite the formal and thematic heterogeneity of my work, there was nevertheless a real unity within this body of work spread over twelve years. This notion of unity, which I was essentially just asserting by choosing a title, I wanted to test its validity, to give it substance, but also to see what a work henceforth envisaged in this light could produce. So the first point was to bring my actions (the forms I produced) into line with what I said (the title of the catalogue).
One of the other reasons that led to the birth of Conatus, and which follows on from the first (either it gives rise to it, or it doesn’t, because it’s not certain that there’s a cause-and-effect relationship between the two), is that I was a bit fed up with replaying everything with each new work. You know the kind of film or novel in which a character wakes up having forgotten everything about his identity and his life, and has to reinvent and rebuild everything at every moment. No past, no future, just the present moment. That’s more or less how I worked from 1992 to 2005, each new work, each new exhibition being a unique, singular proposition, cut off from the previous and subsequent ones. It was exciting and destabilising at the same time, and perhaps also involved a degree of insolence and a desire for heroism that I no longer felt the desire (or the need) for.
The second point, then, is to move from a disjunctive mode to a conjunctive one. And this mode of conjunction (which, incidentally, sometimes existed within a work but not between the works themselves) that is Conatus is itself made up of different related elements: a philosophical concept associated with the format of the television series, a concept which in Spinoza is at the heart of what drives the human being. For Spinoza, the human being strives « to persevere in his being » and therefore to exercise the power of his own nature. The conatus is therefore a dynamic strategy (because to persevere is to be taken in an active and not a static sense) that depends on the degree of activity: everything strives to persevere in its being, i.e. in the direction that is proper to it, in order to increase its degree of existence. To put it more simply, conatus is the idea of desire as a driving force. Naming all my work in this way simply means stating and affirming that what drives it is above all a force of desire. Associating a philosophical term with my work is not (I believe) a way of indexing it to a prestigious form, closed in on itself and sometimes authoritarian, since it is not Philosophy as a whole that is being invoked but the very specific philosophy of Spinoza, a philosophy that is an ethic, an existential philosophy which, in the same way as I envisage art, is a way of constructing and envisaging life. Finally, in my case, Conatus is both a philosophical term and the title of a series, in the sense of a television series, which has been running since 2006. Looking at my work as a whole from this angle means seeing each exhibition as an episode in the series, and the works as its characters. We find them in exhibition after exhibition, modified or not, linked to others or not, in the same way that the characters in a series interact with each other and can kill each other, love each other, leave each other… The postulate of the series therefore makes it possible to unify and develop elements that are always very heterogeneous within a single format. And now we come to the third aspect of Conatus, which is adaptation. What interests me in the notion of format and adaptation is the plasticity, the transposition, the displacement that takes place between separate fields, and the encounters that this allows and produces. With Conatus there is a twofold adaptation, firstly of a philosophical concept into a work of art, since it is obviously not a question of illustrating this concept, but of ensuring that the work itself is desirous, generated by a desire and generative of desire and joy, but also the adaptation of the format of the series into that of an exhibition. In the same way that Cosmos (the video club) was the adaptation of a novel into a sculpture (in the sense that the cinema adapts novels into films), Conatus is the adaptation of a philosophical concept into works and exhibitions in the format of a series. Conatus is perhaps essentially a production machine, a device enabling me to generate forms (the works) belonging to families of forms (series [mobiles, flowers, corals, etc.]) included in other forms (the exhibitions), all these forms now being linked together by references, echoes and articulations that develop from exhibition to exhibition, from work to work.

 

24/01/2010 : EM : If I’ve understood correctly, Conatus was born at a pivotal moment in your work, between the writing of the book Unité, which created a unity where none was needed, and your desire to build a coherent project by combining a philosophical concept with the storytelling principles of a TV series. Before going into detail, could you go back over your earlier work? You say that « each exhibition was a unique proposition ». Why did you work in this way at the time? Was there a specific reason? Is that really true, given that you did develop a project called Cosmos over several years? Finally, I remember this piece called Flash Forward which, if I remember correctly, was already based on the principle of a TV programme.

 

21/02/2010 : BA : When I say that « each exhibition was a unique proposition », this was also true of the works themselves. I was determined to avoid producing an easily recognisable ‘style’ or a ‘subject’ that I had worked on. I saw the very notions of unity, ‘style’ and ‘subject’ as concessions to the reception of the work, both commercially and critically. It was a naïve conception, a kind of purist adolescent reaction of refusal to accept certain rules of an environment (whether they were founded, in whole or in part, or whether I had fantasised about them). The last (?) reason that made me work in this way is perhaps lighter, more ‘neutral’ (by which I mean less charged with affect or intention) if you define it as a kind of curiosity, a desire to try out and manipulate varied, different and sometimes contradictory mediums, forms and ideas without any concern for coherence: a fairly intuitive and free way of approaching artistic practice…
As for Cosmos, it was certainly the beginning of what was to become another way of working. But it remains an isolated example, developed over only a few months rather than several years, linked to the context of a three-part exhibition (from which came the idea of three works bearing the same title, conceived for three exhibitions grouping the same pieces in the same place), even if we can note that the choice of title used, Cosmos, is not insignificant in the context that interests us, since it refers to notions of totality and order.
And for Flash Forward, it wasn’t a reference to the format of a TV programme or series, but to the classic system of cartoon production in which the ‘subjects’ (characters) to be animated are drawn on transparent sheets of celluloid (which I had replaced with glass plates) placed on painted backdrops at the time of shooting. What interested me in this exhibition was the separation of these two elements, subject and background, in the pictorial sense but also in the human sense (the Subject), on the walls of the first room and then their chaotic reconfiguration in a film. But here too, the title of the work was a precursor of certain aspects to come in the work, since flash forward is a term linked to storytelling and narration, often used in film or TV scriptwriting. I was vaguely aware at the time that this exhibition could in some way anticipate my future work, and I remember thinking of it at the time as an exhibition of my future brought into the present, as indicated by the title, which a priori had nothing to do with the content, either formal or thematic, of the exhibition. Which turned out to be partly true, as I subsequently set up Conatus, with its system of narrative development and its indexing on the form of the TV series. Cosmos and Flash Forward can therefore be seen more as foreshadowing of what was to come than as different ways of working from what I was doing at the time.

 

21/03/2010 : EM : The initial aim of this interview was to gain a better understanding of the Conatus project. Then, as we exchanged e-mails, it was the substance of your older work that came to the fore, making me think of things I hadn’t thought of at the time. I’d like to come back to « this fierce determination not to produce an easily recognizable ‘style’ or ‘subject’ in your work ». Don’t you think this determination is a style in itself? And that your style before Conatus was precisely that of not having one. Wasn’t Cosmos based on this paradoxical presupposition? You say it was all naïve at the time, a « kind of adolescent reaction ». But I don’t consider wanting to blur the rules to be naïve. On the contrary, it’s an essential aesthetic subject, one of the most daring, but also one of the most exciting.

 

07/04/2010 : BA : As for the absence of style and subject matter, it seems to me that this was more an attitude than a style in itself. If by style we mean the set of characteristics that define an artist’s production, then yes, you could say that mine was not to have one. On the other hand, and this is how I understand the term, if style is a « very personal way of writing or speaking » (the dico’s definition of literary style), this means that there are artists who use, more or less deliberately, a certain number of visual codes or materials that make their work almost immediately identifiable with them. Hence the signature effect whereby a blurred black and white photograph is immediately associated with Boltanski, a standard fluorescent tube with Dan Flavin, biros and brown tape on cardboard with Thomas Hirschhorn… Another, perhaps less direct and less obvious, way of creating this signature effect is to organise and develop an artistic production under the aegis of a subject, which makes the work easier to read and understand in two ways: On the one hand, the work contains a theme and is therefore easier to assimilate, summarise and mediatise by the artist himself, and by curators and critics when they are particularly lazy (pitch effect), On the other hand, artists who give themselves a subject to work on put themselves in the position of a high-school student writing an essay, in other words they are responding to something external to the work, to an external need, and the work is often no more than the illustration or formalisation of an idea (the subject to which they are responding). Take Bruno Peinado’s Big One World, for example: bonhomme Michelin (= White = advertising object = iconic sign = Franchouillard) + Black Panther (= Black = revolution = iconic sign = USA) = not creolisation, as the artist claims, but rather a sign of creolisation. He turns two signs into a third, easily assimilated and comprehensible, opening onto nothing but himself (autism). Hence, of course, the media fortunes of this work, since it is itself a media sign…
What bothers me about style (in the sense that it produces immediate recognition) is that it seems to me to be a facility and above all that it produces an effect of authority and ownership, two aspects that are incompatible with my conception of art. And so, no, the fact that I don’t have any materials or techniques of choice and therefore avoid the immediate association of my work with myself cannot be described as a style in itself, but, as I said above, seems to me to be more of an attitude. And it’s the fact that this attitude is in opposition to these two ways of working (signature effect and work subject) that made me realise at one point that it was an ‘adolescent reaction’. I realised that I was adopting a negative attitude (refusing to submit to what I considered – rightly or wrongly or naively – to be the Law of the Art World) and that such negativity didn’t seem to me to be very constructive. I’ve always wanted to work in affirmation, to work FOR and not AGAINST (hence the title of my first exhibition at Chez Valentin, which was YES), which is why I realised that these questions of style and subject weren’t so important to me after all, that I’d been tilting at windmills until then, that it was a fairly familiar and easy technique on my part to make enemies in order to have something to fight against (with all that that necessarily entails in terms of a sense of heroism and self-sacrifice). Of course, this whole question takes on a much more important and determined aspect here than it actually did in my work and my reflections, it’s a magnifying effect due to the interview.
Otherwise, perhaps anticipating a future question, I don’t think that, starting with Conatus, I denied what I had previously thought by setting up a subject (the conatus) and a style (colours, shapes, materials): The Spinozist conatus is absolutely not a subject for a formal dissertation that I will develop from exhibition to exhibition, but the starting point of a path that is traced and mapped out as I move forward (unlike the very professorial article that Frédéric Wecker wrote in the last Art21, in which he places himself in a teacher-student relationship and talks for four pages about whether I have understood this concept properly and whether my works illustrate it well. Here we have the typical case of an observer who doesn’t look at the works and tries at all costs to bring them down to his field of competence and knowledge). And this path seems to me to include just as much variety and stylistic heterogeneity as before, except that since 2006 the works and exhibitions have been arbitrarily brought together by a common title, which, even if it federates them, leaves them all their autonomy. For me, Conatus is above all an affirmation of the desire at work in my practice. This desire existed in my work before 2006, before I named it; it is simply pointed out, affirmed and assumed as what unites my work.
And then, to end on an (apparent) contradiction, I love the work of artists whose style is immediately recognisable: Warhol, Hirschhorn…

 

12/04/2010 : EM : From the two exhibitions I saw at the Galerie Vallois in 2006 and 2009, the one at the Grand Palais in 2008, or images from other exhibitions, I don’t get the impression that Conatus has, as you say, « as much variety and stylistic heterogeneity as before ». Obviously, the forms are different and varied. But basically they seem to me to be managed for the most part by a search for elementary form close to a minimalist pop aesthetic, all mixed up with a few enigmatic variables like masks. What’s more, they seem to me to be disconnected from what feeds them, i.e. the notion of desire that is a priori the driving force behind the Conatus thinking And at the same time, what’s troubling is that, at the same time, you’re setting up experiments like those you did for the Force de l’art in 2009, or at the ateliers des Arques in 2008, or The Forest for an art centre in Spain in 2008, which make all this work seem like a search for the origin of art, precisely through the search for the elementary form. But instead of looking for the figures in the prehistoric cave, you’d be digging up the prehistory of another story. Which story? I don’t know.

 

15/04/2010 : BA : My first point is the disconnect you feel between the works and the notion of desire. Once again, desire does not nourish these works, any more than the works illustrate what desire or the conatus is. By grouping my work under this term I wanted to assert its unity and assert that this unity was made under the sign of desire. That’s all there is to it. It’s an assertion, and I don’t think it’s important to try and verify its accuracy, quite simply because art is not a science, and so it doesn’t have to verify the postulates it posits. What F. Wecker has not understood is that he is trying to analyse the degree of my understanding of the conatus (and as far as I’m concerned, it doesn’t matter whether he finds my understanding good or bad, what I find a pity is that he places the analysis on this ground of understanding). There are no more – but no less – explicit links between desire and my work since 2006 than there were before. I think that art is a way of constituting oneself as a subject, and that a subject without desire is a dead subject, or a non-subject, or an unrealized subject. Desire is not an end in itself; on the contrary, it’s a driving force, enabling us to move forward by tracing this path of forms and attitudes (art) that enables us to become subjects. In the end, I could almost say that art and desire are two different ways of naming the same thing.
Second point: I do think I’m looking for something elementary, primordial, fundamental, but more than an elementary form (a notion I don’t believe in, any more than I believe in the notion of an original language from which all others would derive) it seems to me that, as you wrote in your question, I’m looking for the origin of art or the very nature of the creative act (no less!!!). So, yes, this is reflected in the titles or references used in the works, in terms or signs that hark back to very ancient times (the terms Gondwana or Cambrian, for example, or geological strata, or even the negative handprints on posters…), but it’s not the same as a search for the origin of art. ), but it’s not the fact that these elements are ancient that interests me most, but rather the distance and time that separate us from them, and therefore the energy involved between those times and today, and the path we have to travel to connect with them (the telluric energy involved in splitting Gondwana into several continents, the energy that moves rock strata, the time it takes to make a stalactite, the forces and time needed to transform coal into diamonds, etc.).
And if not, I’d really like someone (you?) to explain to me one day exactly what this famous ‘minimal pop aesthetic’ is… I don’t really see how, for example, the branches (reminiscent of antlers or coral) covered in brown adhesive tape are part of this aesthetic. And the white sanitary porcelain bollards from Contrôle dating from 1997, are they minimal pop or not? If so, then they don’t date from Conatus, as far as I’m concerned.
On the other hand, where I’m more inclined to agree with you is on the fact that the forms produced in Conatus are mostly simple shapes, inspired by mineral or plant elements (crystals, diamonds, corals, twigs, stalactites, stalagmites, strata). What all these forms have in common is that they have more to do with growth, development and a long, slow temporality than with being simple or primitive.
As for the masks, I think they are much more than just an enigmatic variable. From a strictly practical point of view, they allowed me at Les Arques to shoot with different actors while still giving the appearance of a group. They also made it possible to formally link projects together, simply by their presence. They provide opportunities for sculptural and colourful experimentation, using motifs, materials and techniques found in other works. They indicate the ritual aspect of the actions carried out with the objects. They are reminiscent of the world of carnivals, festivals, childhood, horror films and so on. In any case, Conatus is undeniably about origin and transformation.

 

30/11/2010 : EM : Unlike Frédéric Wecker, I’m not trying to find a link between your work and Spinoza’s text. I’m simply trying to understand what the term desire means to you. You speak of « the motor that enables us to move forward by tracing this path of forms and attitudes (art) ». You also talk about a « desiring production machine ». But what exactly does that mean? Isn’t it a commonplace to say that art comes from a driving force, a desire that we commonly call creativity? Or maybe I’m wrong and desire has a different meaning for you? You also seem to be saying between the lines that art doesn’t necessarily need explaining. Is this also a misinterpretation on my part or a real thought?

 

09/12/2010 : BA : I think the whole thing is actually quite simple and that we’re gradually getting into something that’s far too confusing, given the distance in time between the questions. And I’m getting the impression more and more that I’m indulging in a learned and sententious tone, as if I had to give you a university lecture, sometimes on my work, sometimes on Spinoza and the conatus. You may take that as a reproach, but it’s a reproach for which we share responsibility. So I’m going to try to conclude with this idea of the conatus, and therefore of desire, around which we’ve been circling for a year and which seems to me to be the tree that hides the forest. So. I don’t attach any particular meaning to the word ‘desire’, but there are two quite opposing conceptions of the term. The first and most commonly accepted and used concept sees desire as an aspiration towards something that meets an expectation and as an attempt to resolve the tension created by this lack. Here, desire is something to which we aspire (an object, a being, a situation [fame, wealth, etc.], etc.), so it is something absent, and it is therefore also something external to the desirer. The second conception, that of Spinoza, posits that there is nothing external to desire, and therefore nothing it lacks. Desire is not linked to an external object that it strives to attain; desire is the essence of Man, humanity itself. So it’s no longer a goal to be achieved, but what motivates us, what moves us, in our very humanity. And contrary to what you say, I don’t think it’s at all commonplace to assert that this idea of desire is at the heart of artistic activity. It may be self-evident in your conception of art, and if so I share that with you, but it seems to me to be very rarely present in what I see most of the time in exhibitions. Of course, I’m not trying to assert that this conception of art as an activity that engages the artist in what is most profoundly human in him is the only one, the true and unique one, but just to say that it’s mine, that I hold to it and that this is how I conceive my practice. Otherwise, as a small semantic detail, I didn’t use the expression « desiring production machine », which sounds a little too For Ever Deleuze, but rather « production machine », which is much less culturally and symbolically charged, and which is another way of describing one of the important aspects of Conatus, which is that of « a device enabling me to generate forms » (in quotation marks, as I quoted myself 5 answers above).
Finally, regarding the last part of your question, of course art doesn’t « need » explanations!!!! And even less « necessarily needs »! What do you think it needs explanations for? Because to say that art needs explanations is to conceive of it as something to be understood, something that would have a meaning that the viewer would have to decipher, sometimes with the need for physical or textual mediation, in cases of « great complexity ». What we can accept is that access to a very specific work is sometimes facilitated by a historical or cultural context, and that the thought produced around or from art is even sometimes interesting, and can even in return nourish the artists’ practice. But this can never cancel out the absolute sovereignty of art. This is why I chose the poem by Angelus Silesius as the title of my exhibition at the FRAC in Reims last year: « The rose is without why, blooms because it blooms, cares nothing for itself, desires only to be seen ». The work of art, art, doesn’t give a damn about being seen, let alone understood: it’s there, it exists, it gives and offers itself as absolute presence, and basta! But that absolutely doesn’t mean that I, as an artist, am indifferent to the encounters, exchanges and debates that the work can provoke, otherwise I wouldn’t be replying to you…

 

23/12/2010 : EM: I must confess that I’m discovering Spinoza’s concept of desire through you, and it leaves me perplexed. How can we create desire if there is no motivation, if nothing is external to desire? For me, desire is not born of lack, but of will. Let me tell you a little story… For years, I used to dream every night as I fell asleep that I was holding a revolver and pointing it at nothing, as if I wanted to aim (and therefore kill?) someone I couldn’t see. I took this as the expression of a form of aggression that lay dormant inside me, until psychoanalyst friends told me it was a textbook case of people obsessed by the desire to achieve something. The gesture is that of aiming at a target, and we call it « will ». But I’m not sure it comes from a lack. It’s just about the pleasure of making and creating, which I think is what many artists think. I still believe that art is above all the fruit of this will, of this desire. Except that the best wills in the world don’t necessarily make the best works. That’s for sure. But let’s leave desire aside. Let’s move on to the question of the « production machine ». We don’t see it formally in Conatus. Which is no fault in itself, of course. But where is it located? In repetition? In this invisible desire? Or is it merely a metaphor? Then we’ll come back to the « sovereignty of art ». But in a subsequent question that I’ll keep under wraps.

 

08/01/2011 : BA : If we consider that desire is in itself and we project it onto an object, doesn’t this resolve this apparent contradiction? A classic example of the conatus is to say that it’s not because a woman is beautiful that we desire her, but conversely that it’s because we desire her that we find her (and therefore she is) beautiful. And you say that for you « desire is not born of lack but of will », which is not far from what I’m talking about, and in any case quite different from the common conception. And further on, when you talk about the « pleasure of making and creating », here too you’re very close to what I mean by conatus. I’m getting the feeling more and more as I observe the form this correspondence is taking that our opinions and conceptions of art and desire are much closer than you imagine, and that it’s the fact that I chose at one point to use a convoluted, Latin philosophical term that made you tick. Voilà!
And now the « production machine »… Back in 2001, when I made the video store version of Cosmos, I noticed how the fact that I’d given myself a framework (designing 200 different covers for 200 films with the same title) allowed me to indulge in the simple, guilt-free pleasure of creating forms. I realized that I was much better at allowing myself freedom within a predetermined framework than outside of it. Nothing very original there, but important for me nonetheless, given my frequent propensity for doubt and blocking. So I’ve tried several times to put this framework or structure back in place. This can be seen, for example, on a small scale in the piece Operation Restore Poetry, in which I produced some twenty posters bearing statements (names of works or other) in very whimsical typos, or in the combinatorial system of the Flash Forward cartoon. By positing that Conatus was a series, in the sense of a television series, I gave myself a framework coupled with a cultural referent that would allow me to develop over time (like the episodes or seasons of a series) and produce works that I consider to be characters in the series, with all that this allows and implies in terms of potential developments. You’re quite right to point out that none of this is formally apparent in Conatus, so of course I agree with you that it’s not a problem because it’s all about internal cooking and not at all a Warholian statement. I don’t want to be a machine, I just sometimes need to set benchmarks to give free rein to my ideas/envisions/desires/imaginings…

 

23/01/2011 : EM : What makes me « tick » (I love this word) is this word « conatus » to express desire when desire is called desire, but above all it’s that desire and art are pleonasms for me. For me, art is the desire to do. That’s why it makes me laugh when people say « anyone can do this work ». It’s not true, because « anyone » doesn’t have the desire to do it, otherwise he’d be an artist (good or bad). But that’s not what I really wanted to talk about. In your penultimate answer, you say that art is sovereign. I don’t believe that at all. Every work needs mediation, be it cultural or contextual, as you say, but also textual, factual or simply oral. This may be due to professional deformation, or to the fact that I was initially self-taught and had to do a lot of research to understand the art of our time and art in general, because at first I didn’t understand anything without reading the explanations in books or magazines. Or maybe it’s because most of the artists I like seem to me to have produced an « open work », to use Ecco’s famous expression, i.e. a work open to multiple interpretation. You’ll also tell me that « interpretation » and « explanation » don’t mean the same thing. I would say that explanation is the figurative version of interpretation. But in the end, if I dwell on this point, it’s because I’m thinking that Conatus is a work that perhaps deliberately wishes to escape explanation, and that it’s perhaps for this reason that we come up against its interpretation? Is this not the key? If that’s true, it doesn’t mean we have to stop talking, but it does mean I have to start asking questions differently.

 

24/01/2011 : BA : Éric, it’s funny how you make me say things I don’t say… Once again, we’ve been circling around this question of desire for quite a while now, and as you say at the end of your email, I wonder if you shouldn’t change your angle and ask the questions differently. Desire is not the same as conatus, otherwise I’d actually use the first term: conatus is the idea of desire as a MOTOR! As a force that moves us, animates us, and this idea is not inscribed in the term desire itself. Desire can be seen in many different ways, as something lacking, or even as something essential, or other things. Spinoza posits that it’s what drives us, beyond, or rather below, our own will.
As for the sovereignty of art, what I mean by this is that there is something in art, in the work of art, that always irremediably eludes explanation and interpretation. This is by no means to say that no mediation is required to encounter a work, and indeed the context in which a work is presented (the fact that it is presented in a given space, with its physical, architectural and cultural characteristics, whether it is part of a given exhibition, group or personal, with a « theme » or not… in short, the context in which it appears) is already in itself a form of mediation. A work of art is never encountered on its own; it is always inscribed both in the viewer’s personal history and in a historical, social and cultural context… So, yes, mediation and explanation can be envisaged, and indeed this is the role of exhibition structures (museums, art centers etc.) and critics, and I’ve got nothing against that (as long as it doesn’t supplant the encounter and interfere with it excessively, as is too often the case, but that’s really another problem). But in any case, it’s not up to the artist to fulfil this function, and on the other hand, once again, a work is never reducible to explanations, interpretations and mediations, whatever their qualities.
I don’t think my work since Conatus is any more concerned with escaping explanation than it was before. Where I can perhaps agree with you is in saying that I hope, more than ever before, that the viewer, in the end, finds himself in his encounter with the work in a face-to-face encounter with himself, beyond knowledge, explanations and interpretations, beyond culture in other words. It’s a wish on my part, something I consider essential in the relationship with art, but in no way something I want to impose. And of course this doesn’t invalidate mediation in any way. I think it just puts things in their proper place, in their respective importance.

 

28/02/2011 : EM : In an earlier reply you suggest that Conatus is constructed as « a series, in the sense of a TV series ». You also say that this is not formally apparent. Nevertheless, can you go a little further in this connection? Why not use examples from the works? Indeed, I’m keen to know how Conatus has evolved since its first episode in 2006 at Galerie Vallois?

 

14/03/2011 : BA : Apart from what I’ve already elaborated on in other answers, one of the reasons I decided to consider and undertake Conatus as a TV series was the simple fact that I’ve long been a big fan. As a child, I used to spend my Saturday afternoons watching a show called La Une est à vous, in which viewers had to vote by telephone for the series they wanted to see. It was there that I discovered what we now call cult series such as The Invaders, Wild, Wild West, The Avengers, Cosmos 1999 and Princesse Saphir. I loved it and, beyond the stories in each episode, I loved seeing the same characters week after week, even if I later realized that the episodes were broadcast in absolutely non-chronological order, and therefore without any concern for possible character evolution. Later came the shocks of The Prisoner, Twin Peaks and Lost. At the same time, I had the same kind of relationship with comics, whether with weekly or monthly magazines, or with albums: there were also characters whose adventures I followed from week to week, month to month, year to year… And so, with Conatus, I wanted both myself and the spectator to establish and propose this same kind of relationship over a fairly long period of time, even though I was well aware that the medium I use doesn’t necessarily lend itself to this. I was interested in considering a piece not only in terms of its relationship to the moment of its public presentation (i.e., its exhibition), but rather as something that is not fixed, not definitive, but that can be modified and evolve over the course of Conatus’s « episodes », as this would allow me to introduce a notion of temporality that extends and develops from exhibition to exhibition.
It was also an assumption that I was undertaking something of which I had no idea the future developments, something with a narrative aspect built in from the outset. When I say that this is not necessarily apparent (and not that it’s not formally apparent), it’s because I’m well aware that viewers’ relationship to the visual arts is not the same as that of viewers to TV series: the frequency of a TV series is much greater than that of my exhibitions, which are more distant in time from one another. In TV series, narrative is one of the main building blocks, with the characters and their stories, adventures and developments much more obvious.
To be more precise, I’d like to take a few examples of works or elements that can be found from exhibition to exhibition: if we take the mobile Conatus: Bande-Annonce, presented at the Palais de Tokyo in 2006, it’s made up of a set of shapes in balance with one another. One of these elements is an assembly of aluminum angles in a shape reminiscent of coral or deer antlers: similar elements can be found in other mobiles in the exhibition Conatus: Pilote at Galerie Vallois the same year, either in the same material, or covered in brown adhesive, or in cardboard tubes, placed on the red mirrored Plexiglas structure Gondwana. In 2008, these coral forms were again featured in the exhibition Conatus: A Forest, still in cardboard tubes, but on a much larger scale, and no longer isolated but forming a sculptural volume within which the viewer could move around. Finally, in 2009, in Conatus: La rose est sans pourquoi, corals were present both in certain mobiles and, above all, on the floor, each in a unique, bright color, and again in different materials (extruded polystyrene + wood + acrylic resin). Here, the analogy with the series is made at the level of recurring characters found from episode to episode, sometimes similar, sometimes modified (size, materials, color, position in space). To think of the works as characters is to insist on a certain continuity that exists from one exhibition to the next. Another example is the cartels and titles of the works. As early as Conatus: Bande-Annonce at the Palais de Tokyo, I insisted on materializing the titles. The first reason was that I find exhibition labels often formally atrocious, but above all unthinking, part of a pseudo-neutral dressing-up of the work and accompanied by text playing the role of mediation elements with often indigent content. I thought that by formalizing the title I could short-circuit the labels and these mediation elements that explain (in fact enjoin) the viewer what he or she is going to feel when faced with the work. Of course, this was not to be. The other reason, surely more important, is my lifelong interest (Les femmes riches sont belles, 1996) in words, in their poetic, enunciative and performative aspects, but also in their formal and typographic aspects. Hence the fact that every episode of Conatus (or almost every episode!) has included materialized titles, be they titles of works or the title of the exhibition itself. Sometimes, as in Conatus: Joie, 2006, there’s even an inversion of size and visual importance (and therefore blurring) between the work and the title. So, just as a character can be recognizable from exhibition to exhibition by its form or material (the corals), so too can it be by its status (the title). That’s how Conatus has evolved since 2006, in terms of its correspondence with TV series.

 

20/03/2011 : EM : If each work is seen as a character, do you see each exhibition as an episode? If so (which I suppose it is), how is this episode constructed? From a plot? A logical sequence of « facts »? On the contrary, a total autonomy of each episode? Or something else?

 

26/03/2011 : BA : The Conatus = series analogy effectively implies that each exhibition is an episode, that each work is a character, and that we follow their evolution from exhibition to exhibition. That said, more than an articulation of logical consequences, I was once again interested in the idea of Conatus as a series as a basic premise, as a possible reading grid and also because it allowed me to envisage an underlying narrative for the whole. From then on, there’s no real plot or « logical sequence of events » from episode to episode. What links each show, beyond the basic premise, is a mixture of autonomy and correlations, formal or thematic. In almost all the exhibitions, for example, there’s this attention to the formalization of titles (the titles of the exhibitions themselves or the titles of the works), which take on a plastic form that I mentioned in my previous answer, or recurring forms. So I’m moving forward a bit like a writer who’s created characters and let them develop as he writes. Hence the importance and recurrence of works that refer directly to the notion of growth or evolution (corals, Sunflowers, stalactites, stalagmites, Stratas…), a notion that necessarily implies another: that of temporality. Temporality can be on the scale of the exhibition (the titles are made up of fluorescent tubes, only one of which is lit on the opening day, and which gradually brighten up as a new tube is lit each day) or on a much larger scale with the Stratas, which symbolically refer to the extremely long durations of geology. That said, if we extend the writer’s metaphor, Conatus: Pilote and Conatus: Timescape may correspond to moments of character introduction, introductory scenes in which formal and theoretical issues and questionings are set out. The other episodes, Conatus: A Forest, Conatus: AMIDSUMMERNIGHTSDREAM, Conatus: The one in the cave, Conatus: Night of the dancer and Conatus: The rose is without why, each have their own characteristics and relative autonomy. They could be seen as isolated chapters, fragments of a larger whole, moments from a larger development from which only extracts are visible. When I speak of their specific characteristics, I’m also thinking of the circumstances in which these episodes were conceived and produced: Conatus: A Forest was designed for a very large space in an art center, Conatus: AMIDSUMMERNIGHTSDREAM was developed during a two-month residency in Les Arques, a small village in the Lot region, where the works were produced and presented in the middle of nature, Conatus: celui dans la grotte [Conatus: The one in the cave] took place at the Vallois gallery, Conatus : la nuit du danseur [Conatus: Night of the dancer] used the scenography and works by other artists from the second edition of La Force de l’Art as a backdrop, and finally Conatus : La rose est sans pourquoi was an exhibition at a FRAC, based on a quatrain by the poet and mystic Angelus Silesius. In each case, the spaces, working conditions and times, and financial resources were very different.
To answer more precisely the question of the construction of each episode, this is of course the result of the common points already mentioned, but also of the specific issues involved in each case. For Conatus: La rose est sans pourquoi, for example, I wanted to create new mobiles that were simpler than the first ones (by which I mean that each had fewer elements), to systematize the presence of a light source in each of the mobiles, to develop the coral shapes, but above all to base the exhibition on Silesius’ quatrain, from a plastic as well as a poetic, spiritual or philosophical point of view.

 

04/07/2011 : EM : This principle of growth is very clear, especially formally when I think back to all the stages I’ve seen, or in relation to the images I’ve just reconsulted on your site. But this requires us to be able to bring together all the stages of Conatus to see the state of its evolution. Is this an option for you? And if so, how would you envisage this exhibition? All the stages together? Or restore each stage as it stands?

 

13/09/2011 : BA : Right from the start, I thought of Conatus as something that would develop over time, over a fairly long period, although not predetermined. The series began in January 2006, almost 6 years ago now… Unlike TV series, which are watched by thousands or even millions of viewers, I’m the only one, I think, who knows about every episode of Conatus. So it’s obvious that the growth and evolution of the various characters, or forms, developed since 2006, are not blatantly obvious to viewers who have only seen a few episodes. To develop the parallel with TV series, at the start of each episode of soap operas (those whose story develops from episode to episode, season to season) there is what is known as the previously, which is a few seconds’ summary of recent developments or the fundamentals of the series. Similarly, on a season-by-season basis, there is the recap, which is an episode broadcast at the start of each new season and which, as its name suggests, recaps the events of previous seasons. For Lost, for example, which ran for six seasons, i.e. six years, it was necessary to wait 6, even 9 months, between the last episode of one season and the first of the next. The recap therefore had the function of putting the viewer back into the swing of things, resituating the characters and the narrative stakes. And as each recap had the classic length of an episode, they became denser and more streamlined with each passing year…
If one day I were to bring together all the Conatus episodes, it could indeed take the form of an exhibition, but also that of a publication. I confess I haven’t yet thought about the form such an exhibition might take, but just off the top of my head, I think I’d opt for a partially chronological display that would synthesize and develop the most important research, with groupings by families of forms and thematic, conceptual and formal echoes. But I also like the idea that works and exhibitions have a life of their own, and that we shouldn’t try to group everything together at all costs. In any case, an exhibition presenting all, or a large part, of the works conceived for, or by, Conatus could never fully account for the project’s temporal development. In fact, I think an exhibition of this kind would have to include both pre-existing works and new works that would deal even more specifically with this question of growth, evolution and development.

 

31/01/2012 : EM : The episode that struck me the most, or at least that I find the most singular, is that of the « dancer », a tap dancer if I remember correctly. It’s a video. Was its production induced by the context of its existence (the Grand Palais in Paris at the time of La Force de l’Art in 2009) or did its profile already exist before you were invited to take part in this event? For my part, I felt that this work was a desire to escape the art world’s great mass, by creating this enigmatic character who wanders around at night amidst other works, each as grandiloquent as the next. Is this it? Or something else? On the other hand, I was totally baffled by another stage of Conatus: the film you made during your residency in the village of Les Arques in 2008. I didn’t understand its pastoral yet grotesque character, with characters strolling through the countryside miming incongruous gestures. Or are these gestures linked to the origin of things and their transformation, as you suggest earlier in our interview?

 

18/02/2012 : BA :The first film you mentioned, whose exact title is Conatus: La nuit du Danseur [Conatus: Night of the dancer], is, as is often the case with me, the result of a combination of a pre-existing idea or desire and a reaction to a specific context. I’d been wanting to film a character moving around an empty museum space at night for a long time. I’d already attempted this with TR1ANGL3, in 2008, a film shot using Dominique Gonzales-Foster’s Cosmodrome exhibition at the ARC as a set or background. It’s a long steadycam sequence shot through the exhibition space, revealing a band playing a song. I don’t really like this film, which I find too illustrative, and perhaps too easy. But the ideas of a nocturnal journey through an exhibition empty of spectators, of a relationship to music, of a dreamlike atmosphere were already there. If we go back even further, these two films have to do with a childhood fantasy, which I think is fairly common, of being locked up in a department store or hypermarket and spending a whole night there alone. I remember as a child I used to love to imagine myself in that situation… Added to all this was the context of La Force de l’Art, « biennale of the French scene », with all that this kind of event often entails in terms of grandiloquence and spectacularity. And it didn’t fail: the exhibition turned out to be an unpacking of works, each one more spectacular than the last, over-produced and oversized, all without any real curatorial thought. I wanted to use Philippe Rahm’s scenography, which was originally intended to be much crazier and more labyrinthine, as a set and have a dancer move among the sleeping works. I wanted the energy of his dance to light up the darkened space. It was the simple idea of transforming a movement (dance) into another form of energy (light). Choosing a tap dancer not only allowed dance and sound to coincide, since it’s his steps that produce the music, but also conjured up the world of Hollywood musicals. So this film is a childhood fantasy + musicals + a character who could come from Feuillade’s Vampires or an episode of Tardi’s Adèle Blanc-Sec + a play on cultural and political context…
Another aspect of this work is that tap is a dance that requires perfect technique and great virtuosity, which is rather antinomic with the rest of my work. And it interested and amused me, especially in the present context, to integrate this dimension into one of my works.
As for the second film you mentioned, Conatus: AMIDSUMMERNIGHTSDREAM, the context is diametrically opposed to the previous one. It was made as part of a two-month residency in a small village in the Lot region of France, for which Claire Moulène and Mathilde Villeneuve invited 6 artists. The financial means were minimal, but the members of the association hosting the residency were very committed and helped me a great deal in carrying out the project. The pastoral character of the film is therefore directly linked to its production context. For me, this film is a form of development of certain aspects already present in Jouer avec des choses mortes (Playong with dead Things, 2003] insofar as a group of people are placed in a given space and manipulate sculptures. What essentially differentiates the two works is that AMIDSUMMERNIGHTSDREAM has a more precise narrative aspect, at least for me. I had the idea of a kind of community, set in an indeterminate temporality, whose members live together in a dwelling shaped like a silver dome and engage in various activities of a playful, dreamlike, erotic and ritualistic nature. It was a kind of staging of the creative act in a film conceived as a fictionalized documentary. I don’t know if their gestures or attitudes are grotesque, but they’re certainly strange and their purposes deliberately unclear. Perhaps it’s the fact that all the protagonists wear masks that makes you use this term. There are several reasons for using masks. Firstly, for practical reasons: the shoot was spread over several weeks, and the actors, who were either friends passing through during the residency or locals, were never available or present at the same time. Having them wear masks gave continuity to the film’s characters, without them being played by the same people. The masks also reinforced the ritual aspect of their activities, and corresponded to a strictly plastic desire to make them. Finally, and perhaps most importantly, the use of masks served to emphasize belonging to a group, a community. Even if the masks are not all identical, they belong to the same « formal family » and thus establish a strong visual link between the characters.

 

04/03/2012 : EM : I think what really bothers me about AMIDSUMMERNIGHTSDREAM is this idea of community. I’ve always had a problem with the idea that art should create or be based on communities. It’s pretty hard to explain, but I’m attracted to works that play with the separation between men and men or things or things or men and things and not with their coming together. Art doesn’t create complicity. But that doesn’t mean I like what’s confusing and unapproachable. It’s just a question of distancing ourselves from the content of what’s in front of us. Jouer avec des choses mortes is a film that reveals this ambivalence: what distances us from objects and what separates us from each other? When you look closely at the film, there’s a great loneliness in the relationships between everything that makes up the elements of the choreography, and then this loneliness subsides a little without giving rise to any pastoral, bucolic games. It’s a work that’s sweet and dry at the same time. I don’t seem to remember what predestined its production. All I remember is the coincidental connection between its title and that of a text by Mike Kelley.

 

(à suivre…)

 



PREVIOUSLY & TO BE CONTINUED : UNE DISCUSSION AVEC ÉRIC MANGION, 2009-2012

PREVIOUSLY & TO BE CONTINUED : UNE DISCUSSION AVEC ÉRIC MANGION

2009-2012


Publié en avril 2012 par la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois à l’occasion de l’exposition Oh Lumière.


Le principe de cet entretien est né dans les premiers jours du mois de juillet 2009. Il a débuté dans les faits le 10 octobre suivant par un premier email. Il n’est toujours pas achevé. Peut-être ne le sera-t-il jamais. Il s’agit donc d’un travail au long cours qui a pour but de prendre le temps d’approfondir plusieurs aspects du travail de Boris Achour, quitte à buter sur les idées ou à répéter les questions. Il est publié tel quel.
E.M.

 

10/10/2009 : Eric Mangion : Malgré sa diversité, j’ai toujours réussi à suivre ton travail, voyant dans ton œuvre un jeu de rebonds entre des logiques d’interprétation différentes. Chacune de tes pièces me semblait singulière, tout en étant marquée par la notion de witz, c’est-à-dire par la fulgurance du trait d’esprit. Ton travail me semblait en effet très souvent juste et pertinent par son évidence même. Ce que j’ai défini par une sorte de récurrence de la bonne idée. Néanmoins, me voilà depuis 2006 plutôt dérouté par le projet Conatus que tu as mis en place à cette date. Je ne suis pas le seul a priori à être dérouté. Mais en même temps, cette énigme Conatus semble cacher quelque chose de certainement profond. Tu ne peux pas mettre en place un tel projet sur le long terme sans qu’une motivation assez forte te pousse à le faire. Cet entretien a donc pour but de prendre le temps de creuser un peu les choses. Il n’a pour l’instant que ce seul but. Il n’est pas destiné à être publié. Mais j’espère qu’il le deviendra. Ma première question sera basique. Comment peux-tu définir de manière générale ce projet ? Puis nous irons nous perdre un peu dans les détails de cette aventure.

 

5/11/09 : Boris Achour : Définir le projet qu’est Conatus me semble nécessiter avant tout de le resituer dans son contexte. Je pense que ce n’est pas un hasard s’il débute en 2006, soit immédiatement après la sortie du catalogue Unité (2005) qui recensait l’intégralité de ma production depuis 1993. Le fait d’avoir longuement travaillé à ce catalogue et d’avoir porté un regard critique sur l’ensemble de mon travail, d’en avoir longuement discuté avec François Piron pour une interview m’a amené à diverses constatations, positives ou négatives, ainsi qu’à prendre la mesure d’aspects qui me convenaient ou pas, tant dans la manière de travailler que dans les formes que cela générait. Plus qu’un avant/après Conatus, il me semble qu’il y a un avant/après Unité. Si j’ai donné un tel titre à ce catalogue, c’était, avec une pointe de provocation (car en apparente contradiction avec l’image qu’on pouvait alors avoir de mon travail) pour affirmer que malgré l’hétérogénéité formelle et thématique de celui-ci, il existait néanmoins une réelle unité à l’intérieur de ce corpus étalé sur douze années. Cette notion d’unité que je ne faisais essentiellement qu’affirmer par le choix d’un titre, j’ai voulu à la fois en tester la validité, lui donner corps, mais aussi voir ce qu’un travail désormais envisagé sous cet aspect pouvait bien produire. Premier point donc : mettre mes actes (les formes produites) en accord avec mes dires (le titre du catalogue).
Une des autres raisons qui a présidé à la naissance de Conatus, et qui découle de la première (ou bien la suscite, ou bien rien car pas certain qu’il y ait de relation de cause à effet entre les deux), est que j’en avais un peu assez de tout rejouer à chaque nouvelle œuvre. Tu connais ce genre de film ou de roman dans lesquels un personnage se réveille ayant tout oublié de son identité, de sa vie et devant à chaque instant tout réinventer et reconstruire. Pas de passé, pas de futur, juste l’instant présent. C’est un peu de cette manière-là que j’ai travaillé de 1992 à 2005, chaque nouvelle œuvre, chaque nouvelle exposition étant une proposition unique, singulière, coupée des précédentes et des suivantes. C’était à la fois excitant et déstabilisant, cela comportait peut-être aussi une part d’insolence et une volonté d’héroïsme dont je ne ressentais plus l’envie (ou le besoin).
Deuxième point donc : passer d’un mode disjonctif à un mode conjonctif. Et ce mode de conjonction (qui d’ailleurs existait parfois à l’intérieur d’une œuvre mais pas entre les œuvres elles-mêmes) qu’est Conatus se compose lui-même de différents éléments en relation : un concept philosophique associé au format de la série télévisée, concept qui chez Spinoza est au cœur de ce qui anime l’humain. Pour lui, l’humain s’efforce « de persévérer dans son être » et donc d’exercer la puissance de sa nature propre. Le conatus est donc une stratégie dynamique (car persévérer est à prendre dans un sens actif et non statique) qui dépend du degré d’activité : toute chose s’efforce de persévérer dans son être, c’est à dire dans la direction qui lui est propre, pour accroître son degré d’existence. Plus simplement dit le conatus est l’idée du désir comme force motrice. Et nommer ainsi l’ensemble de mon travail revient tout simplement à poser et à affirmer que ce qui l’anime est avant tout une force de désir. Associer un terme philosophique à mon travail n’est pas (je crois) une manière d’indexer celui-ci sur une forme prestigieuse, close sur elle-même et parfois autoritaire, puisque ce n’est pas la Philosophie dans son ensemble qui est convoquée mais celle bien particulière de Spinoza, une philosophie qui est une éthique, une philosophie existentielle qui, de la même manière que j’envisage l’art, est une manière de construire et d’envisager la vie. Enfin, Conatus est dans mon cas à la fois un terme philosophique mais aussi le titre d’une série, au sens de série télévisée, mise en place depuis 2006. Envisager l’ensemble de ma production sous cet angle revient à concevoir chaque exposition comme un épisode de la série et les œuvres comme ses personnages. On les retrouve d’exposition en exposition, modifiées ou pas, articulées à d’autres ou pas de la même manière que les personnages d’une série interagissent entre eux et peuvent se tuer, s’aimer, se quitter… Le postulat de la série permet donc d’unifier et de développer des éléments toujours très hétérogènes au sein d’un format. Et on en arrive au troisième aspect constitutif de Conatus qui est celui de l’adaptation. Ce qui m’intéresse dans la notion de format et d’adaptation, c’est la plasticité, la transposition, le déplacement qui s’opère entre des champs séparés, les rencontres que cela permet et produit. Il y a avec Conatus une double adaptation, tout d’abord celle d’un concept philosophique en œuvre, puisqu’il ne s’agit bien évidemment pas d’illustrer ce concept, mais de faire en sorte que l’œuvre elle-même soit désirante, générée par un désir et génératrice de désir et de joie mais également l’adaptation du format de la série en celui d’exposition. De la même manière que Cosmos (le vidéoclub) était l’adaptation d’un roman en sculpture (au sens où le cinéma adapte des romans en film), Conatus est l’adaptation d’un concept philosophique en œuvres et en expositions sous le format d’une série. Conatus est peut-être essentiellement une machine à produire, un dispositif, me permettant de générer des formes (les œuvres) appartenant à des familles de formes (des séries [mobiles, fleurs, coraux…]) incluses dans d’autres formes (les expositions) toutes ces formes étant désormais reliées entre elles par des renvois, des échos, des articulations qui se développent d’expositions en expositions, d’œuvres en œuvres.

 

24/01/2010 : EM : Si j’ai bien compris Conatus est né à un moment charnière de ton travail, entre la rédaction du livre Unité qui créait une unité là où il n’y avait pas lieu d’en avoir et ta volonté de bâtir un projet cohérent en associant un concept philosophique aux principes de narration d’une série télé. Avant d’entrer dans les détails peux-tu revenir sur ton travail ancien. Tu dis : « chaque exposition était une proposition unique ». Pourquoi travaillais-tu ainsi à l’époque ? Y avait-il une raison précise ? Par ailleurs, est-ce si juste que cela, sachant que tu as quand même développé sur plusieurs années un projet qui s’appelait Cosmos ? Enfin, je me souviens de cette pièce qui s’appelle Flash Forward qui, si mes souvenirs sont bons, s’appuyait déjà sur le principe d’un programme TV.

 

21/02/2010 : BA : Quand je dis que « chaque exposition était une proposition unique », c’était vrai également pour les œuvres elles-mêmes. Il y avait de ma part une volonté farouche d’éviter toute production d’un « style » aisément reconnaissable ainsi que d’un « sujet » sur lequel j’aurais travaillé. Je considérais les notions même d’unité, de « style » et de « thème » de travail comme des concessions faites à la réception du travail, d’un point de vue tant commercial que critique. C’était une conception naïve, une sorte de réaction adolescente puriste de refus de certaines règles d’un milieu (qu’elles soient fondées, entièrement ou en partie, ou que je les aie fantasmées). La dernière (?) raison qui me faisait travailler de la sorte est peut-être plus légère, plus « neutre » (je veux dire par là moins chargée d’affects ou d’intentions) si on la définit comme une sorte de curiosité, d’envie touche-à-tout d’essayer et de manipuler des mediums, des formes, des idées variées, différentes, parfois contradictoires sans souci de cohérence : une manière assez intuitive et libre d’appréhender la pratique artistique…
Quand à Cosmos, cela a sûrement été les prémices de ce qui allait devenir une autre manière de travailler. Mais cela reste un exemple isolé, développé seulement sur quelques mois et non plusieurs années, lié au contexte d’une exposition en trois temps (de là m’est venue l’idée de trois œuvres portant le même titre conçues pour trois expositions regroupant les mêmes pièces dans le même lieu), même si on peut noter que le choix du titre utilisé, Cosmos, n’est pas anodin dans le contexte qui nous intéresse puisqu’il renvoie à des notions de totalité et d’ordonnancement.
Et pour Flash Forward, il ne s’agissait pas d’une référence au format d’un programme ou série télévisée, mais au système classique de fabrication des dessins-animés dans lequel les « sujets » (personnages) à animer sont dessinés sur des feuilles de celluloïd transparentes (que j’avais remplacées par des plaques de verre) placées au moment de la prise de vue sur des décors peints. Ce qui m’intéressait dans cette expo était la séparation de ces deux éléments sujets et fonds, pris au sens pictural mais également humain (le Sujet), sur les murs d’une première salle puis leur reconfiguration chaotique dans un film. Mais là aussi, on peut noter que le titre de l’œuvre était annonciateur de certains aspects à venir dans le travail puisque le terme de flash forward (saut en avant) est un terme lié au récit et à la narration, souvent utilisé dans l’écriture scénaristique ciné ou télé. J’avais vaguement conscience à l’époque que cette exposition pouvait en quelque sorte anticiper mon travail futur, je me souviens que je la considérais un peu à ce moment-là comme une expo de mon futur rapportée dans le présent, et que c’est ce qu’indiquait le titre, qui n’avait a priori aucun rapport avec le contenu, ni formel ni thématique de l’expo. Ce qui s’est en partie révélé exact puisque j’ai par la suite mis en place Conatus, avec son système de développement narratif et son indexation sur la forme de la série télé.
Cosmos et Flash Forward sont donc plus à prendre comme des indices annonciateurs de ce qui allait advenir que comme des modes de travail différents de ce dans quoi j’étais à cette époque.

 

21/03/2010 : EM : Cet entretien avait au départ pour but de mieux comprendre les enjeux du projet Conatus. Puis en échangeant par mail, c’est pour l’instant le fond de ton travail plus ancien qui ressort et me fait penser à des choses auxquelles je n’avais pas pensé à l’époque. Je voudrais revenir sur « cette volonté farouche d’éviter toute production d’un « style » aisément reconnaissable ainsi que d’un « sujet » sur lequel tu aurais travaillé ». Ne crois-tu pas que cette volonté est un style en soi ? Et que justement ton style avant Conatus était celui de ne pas en avoir. Par ailleurs, Cosmos n’était-il pas fondé sur ce présupposé paradoxal ? Tu dis que tout cela était naïf à l’époque, une « sorte de réaction adolescente ». Mais vouloir brouiller les règles n’est pas pour moi une ineptie. C’est au contraire un sujet esthétique essentiel, un des plus casse-gueule, mais un des plus excitants qui soit.

 

07/04/2010 : BA : En ce qui concerne l’absence de style et de sujet, il me semble qu’il s’agissait plus d’une attitude que d’un style en soi. Si on entend par style l’ensemble des caractéristiques qui définissent la production d’un artiste, alors oui, on peut dire que le mien était de ne pas en avoir. Par contre, et c’est comme cela que j’entends ce terme, si le style est une « manière d’écrire ou de parler très personnelle » (définition du dico pour le style littéraire) cela veut dire qu’il y a des artistes qui utilisent, de manière plus ou moins délibérée, un certain nombre de codes visuels ou de matériaux qui font que leurs œuvres sont quasi immédiatement associables à leur personne. D’où un effet de signature qui fait qu’une photo noir et blanc floue est immédiatement associée à Boltanski, un tube fluo standard à Dan Flavin, du stylo bille et du scotch marron sur du carton à Thomas Hirschhorn… Une autre manière, peut être moins directe et moins évidente, de mettre en place cet effet de signature consiste à organiser et développer une production artistique sous l’égide d’un sujet, ce qui procure une double facilité de lecture et d’appréhension de l’œuvre : d’une part celle-ci contient un propos et est donc plus facilement assimilable, résumable et médiatisable par l’artiste lui même et par les curateurs et critiques lorsqu’ils sont particulièrement feignants (effet pitch), de l’autre l’artiste se donnant un sujet de travail se met pour moi dans la position d’un lycéen écrivant une dissertation, c’est à dire qu’il répond à quelque chose d’extérieur à l’œuvre, à une nécessité extérieure, et que l’œuvre n’est du coup souvent que l’illustration ou la formalisation d’une idée (le sujet auquel il répond). Si on prend par exemple le Big One World de Bruno Peinado : bonhomme Michelin (= Blanc = objet publicitaire = signe iconique = franchouillard) + Black Panther (= Noir = révolution = signe iconique = USA)= non pas comme l’artiste l’affirme créolisation mais plutôt signe de la créolisation. De deux signes il fait un troisième, facilement assimilable, compréhensible, n’ouvrant sur rien d’autre que sur lui-même (autisme). D’où, bien sûr, la fortune médiatique de cette œuvre puisque elle est elle-même signe médiatique…
Ce qui me gêne dans le style (au sens où il produit de la reconnaissance immédiate) c’est qu’il me semble être une facilité et surtout qu’il produit un effet d’autorité et de propriété, deux aspects qui sont incompatibles avec ma conception de l’art. Et donc, non, le fait de ne pas avoir de matériaux ou de techniques de prédilection et donc d’éviter l’association immédiate de mon œuvre à ma personne ne peut pas être qualifiée de style en soi, mais, comme je le disais plus haut, me semble plus être une attitude. Et c’est le fait que cette attitude soit d’opposition à ces deux manières de travailler (effet signature et sujet de travail) qui m’a fait réaliser à un moment que c’était une « réaction adolescente ». J’ai réalisé que j’étais dans une attitude négative (le refus de me soumettre à ce que je considérais – à tort ou à raison ou naïvement– être la Loi du milieu) et qu’une telle négativité ne me semblait pas être très constructive. J’ai toujours eu envie de travailler dans l’affirmation, de travailler POUR et non pas CONTRE (d’où le titre de ma première expo Chez Valentin qui était OUI), c’est pourquoi j’ai compris que ces questions de style et de sujet n’étaient en fin de compte plus si importantes que ça pour moi, que je les avais jusqu’alors constituées en moulins à vent, que c’était de ma part une technique assez connue et facile consistant à se fabriquer des ennemis afin d’avoir quelque chose contre quoi se battre (avec ce que cela comporte forcément de sentiment d’héroïsme et d’abnégation). Bien sûr, toute cette question prend ici un aspect bien plus important et déterminé que cela n’a été en réalité dans mon travail et mes réflexions, c’est un effet grossissant dû à l’entretien.
Sinon, anticipant peut-être une prochaine question, je ne pense pas qu’à partir de Conatus, j’ai renié ce que je pensais auparavant en mettant en place un sujet (le conatus) et un style (des couleurs, des formes, des matériaux) : le conatus spinoziste n’est absolument pas un sujet de dissertation formelle que je développerai d’expo en expo ) mais bien le point de départ d’un chemin qui se trace et se dessine en avançant (contrairement à l’article très professoral qu’a écrit Frédéric Wecker dans le dernier Art21, dans lequel il se place dans une relation maître-élève et discourt pendant quatre pages pour savoir si j’ai bien compris ce concept et si mes œuvres l’illustrent bien. On a ici le cas typique d’un observateur ne regardant pas les œuvres et tentant à tout prix de les rabattre sur son champ de compétence et de savoir). Et ce chemin me semble comporter tout autant de variété et d’hétérogénéité stylistique qu’avant, si ce n’est que les œuvres et les expositions sont depuis 2006 réunies arbitrairement par un titre commun, qui, même s’il les fédère, leur laisse toute leur autonomie. Conatus est pour moi avant tout affirmation du désir à l’œuvre dans le travail. Ce désir existait dans mon travail avant 2006, avant que je ne le nomme, il est juste pointé, affirmé et assumé comme ce qui réunit mon travail.
Et puis, pour finir sur une (apparente) contradiction, j’adore le travail d’artistes dont le style est immédiatement reconnaissable : Warhol, Hirschhorn…

 

12/04/2010 : EM : D’après les deux expositions que j’ai vues à la Galerie Vallois en 2006 et 2009, celle du Grand Palais en 2008, ou les images d’autres expositions, je n’ai pas l’impression que Conatus comporte comme tu le dis « autant de variété et d’hétérogénéité stylistique qu’avant ». En évidence, les formes sont différentes et variées. Mais dans le fond elles me semblent gérées pour la plupart par une recherche de la forme élémentaire proche d’une esthétique minimaliste pop, le tout mâtiné de quelques variables énigmatiques comme des masques. Sans oublier bien sûr le principe de l’assemblage qui fait que l’ensemble des pièces est régi par un tout supérieur à la somme de ses fonctions. De plus, elles me semblent déconnectées de ce qui les nourrit, c’est-à-dire cette notion de désir qui est a priori le moteur de la pensée Conatus. Et en même temps, ce qui est troublant, c’est que parallèlement à cela, tu mets en place des expériences comme pour la Force de l’art en 2009, ou aux ateliers des Arques en 2008, ou encore The Forest pour un centre d’art en Espagne en 2008, qui font que tout ce travail apparaît comme une recherche de l’origine de l’art, justement par la recherche de la forme élémentaire. Mais au lieu de rechercher les figures de la grotte préhistorique, ce serait la préhistoire d’une autre histoire que tu creuserais. Laquelle ? Je ne sais pas…

 

15/04/2010 : BA : Premier point auquel je réagis : la déconnexion que tu ressens entre les œuvres et la notion de désir. Encore une fois, le désir ne nourrit pas ces œuvres, pas plus que les œuvres n’illustrent ce qu’est le désir ou le conatus. En groupant mon travail sous ce terme j’ai voulu affirmer son unité et affirmer que cette unité se faisait sous le signe du désir. C’est tout. C’est une affirmation et il ne me semble pas important de tenter de vérifier son exactitude, tout bonnement parce que l’art n’est pas une science et qu’il n’a donc pas à vérifier les postulats qu’il pose. Ce que n’a pas compris F. Wecker qui, lui, essaye d’analyser le degré de ma compréhension du conatus (et pour moi, peu importe qu’il trouve ma compréhension bonne ou mauvaise, ce que je trouve dommage est qu’il place l’analyse sur ce terrain de la compréhension). Il n’y a pas plus – mais pas moins non plus – de liens explicites entre le désir et mes œuvres depuis 2006 qu’il n’y en avait auparavant. Je pense que l’art est une manière de se constituer en tant que sujet, et qu’un sujet sans désir est un sujet mort, ou un non-sujet, ou un sujet non réalisé. Le désir n’est pas une fin en soi, c’est au contraire un moteur, donc ce qui nous permet d’avancer en traçant ce chemin de formes et d’attitudes (l’art) qui fait que nous pouvons devenir des sujets. Je pourrais presque dire, en fin de compte, que l’art et le désir sont deux manières différentes de nommer une même chose.
Second point : je pense effectivement rechercher quelque chose d’élémentaire, de premier, de fondamental mais plus que d’une forme élémentaire (notion à laquelle je ne crois pas, pas plus qu’à celle d’une langue originelle dont découlerait les autres) il me semble qu’il s’agit, comme tu l’écrivais dans ta question, d’une recherche de l’origine de l’art ou de la nature même de l’acte créatif (rien que ça!!!). Alors, effectivement, ça se traduit, dans les titres ou dans les références convoquées dans les œuvres, par des termes ou des signes renvoyant à des temps très anciens (les termes Gondwana ou Cambrien par ex. ou les strates géologiques, ou encore les empreintes de mains négatives sur des posters…), mais ce n’est pas le fait que ces éléments soient anciens qui m’intéresse le plus, mais plutôt la distance et la durée qui nous en séparent et donc l’énergie mise en jeu entre ces époques et aujourd’hui, et le chemin qu’il nous faut parcourir pour nous y connecter (l’énergie tellurique mise en jeu pour fractionner Gondwana en plusieurs continents, l’énergie déplaçant les strates rocheuses, la durée de fabrication d’une stalactite, les forces et le temps nécessaires pour transformer du charbon en diamant…).
Et puis sinon, j’aimerais bien que quelqu’un (toi ?) m’explique un jour précisément ce qu’est cette fameuse « esthétique minimale pop »… Je ne vois pas très bien en quoi, par exemple, des ramifications (rappelant des bois de cervidés ou des coraux) recouverts de ruban adhésif marron participent de cette esthétique. Et les bornes de porcelaine sanitaire blanche de Contrôle qui datent de 1997, c’est minimal pop ou pas ? Si oui, alors ça ne date pas de Conatus, en ce qui me concerne.
En revanche, là où je te rejoins plus volontiers, c’est sur le fait que les formes produites dans Conatus sont le plus souvent des formes simples, inspirées d’éléments minéraux ou végétaux (cristaux, diamants, coraux, ramures, stalactites, stalagmites, strates). Toutes ces formes ont surtout en commun d’avoir un rapport à la croissance, au développement, à une temporalité longue et lente plus que d’être simples ou premières.
Quant aux masques je crois qu’ils sont bien plus qu’une simple variable énigmatique. D’un point de vue strictement pratique, ils me permettaient aux Arques de tourner avec des acteurs différents tout en donnant l’apparence d’un groupe constitué. Ils permettent aussi de relier formellement des projets entre eux, de par leur simple présence. Ils sont des possibilités d’expérimentation sculpturales et colorées qui reprennent des motifs, des matériaux, des techniques présents dans d’autres œuvres. Ils sont l’indication de l’aspect de rituel que comportent les actions menées avec les objets. Ils renvoient à l’univers du carnaval, de la fête, de l’enfance, du film d’horreur… En tous cas, Conatus a indéniablement à voir avec l’origine et la transformation.

 

30/11/2010 : EM : Je ne cherche pas comme Frédéric Wecker à vouloir absolument trouver le lien entre ton œuvre et le texte de Spinoza. Je cherche tout simplement à comprendre ce que signifie pour toi le terme de désir. Tu parles de « moteur qui permet d’avancer en traçant ce chemin de formes et d’attitudes (l’art) ». Tu parles aussi de « machine à produire désirante ». Mais qu’est-ce cela signifie exactement ? N’est-ce pas un lieu commun que de dire que l’art est issu d’un moteur, d’une envie qu’on appelle communément la créativité ? Ou peut-être que je me trompe et que le désir chez toi revêt une signification autre ? Par ailleurs tu sembles dire entre les lignes que l’art n’a pas forcément besoin d’explications. Est-ce là aussi une erreur d’interprétation de ma part ou une réelle pensée ?

 

09/12/2010 : BA : Je crois qu’en fait tout ça est assez simple et qu’on s’est embarqué petit à petit, distance temporelle entre les questions aidant, dans quelque chose de bien trop confus. Et j’ai de plus en plus l’impression de me laisser aller à un ton docte et sentencieux, comme si je me devais de te faire un cours universitaire tantôt sur mon travail tantôt sur Spinoza et le conatus. Tu peux prendre ça pour un reproche, mais pour un reproche dont nous partageons la responsabilité. Alors je vais essayer de conclure sur cette idée du conatus et donc du désir autour de laquelle nous tournons depuis un an et qui me semble être l’arbre qui cache la forêt. Donc. Je n’accorde pas de signification particulière au mot « désir », mais il existe tout de même deux conceptions assez opposées du terme. La première et la plus couramment admise et utilisée conçoit le désir comme une aspiration vers quelque chose qui répond à une attente et comme la tentative de résolution de la tension créée par ce manque. Ici le désir est quelque chose vers lequel on tend (un objet, un être, une situation [gloire, richesse, etc.]…), donc quelque chose d’absent, et il est donc également quelque chose d’extérieur à celui qui désire. La deuxième conception, qui est celle de Spinoza, pose qu’il n’y a rien d’extérieur au désir, et donc qu’il n’y a rien dont il manquerait. Le désir n’est pas relié à un objet extérieur qu’il s’efforcerait d’atteindre, le désir c’est l’essence de l’Homme, c’est l’humanité même. Ce n’est donc plus un but à atteindre mais ce qui nous motive, nous meut, dans notre humanité même. Et contrairement à ce que tu dis je n’ai pas du tout l’impression qu’affirmer que cette idée-là du désir est au cœur de l’activité artistique soit un lieu commun. C’est peut-être une évidence dans la conception que tu te fais de l’art, et si c’est le cas je partage cela avec toi, mais cette évidence me semble très rarement présente dans ce que je peux voir la plupart du temps dans des expositions. Il ne s’agit pas pour moi, bien sûr, d’affirmer que cette conception-là de l’art comme étant une activité engageant l’artiste dans ce qui est chez lui le plus profondément humain soit la seule, la vraie et l’unique, mais juste d’affirmer que c’est la mienne, que j’y tiens et que c’est ainsi que je conçois ma pratique. Sinon, petit détail sémantique, je n’ai pas employé l’expression « machine à produire désirante » qui sonne un peu trop For Ever Deleuze mais celle de « machine à produire », tout court, bien moins culturellement et symboliquement chargée, et qui est une autre manière de décrire  un des aspects importants de Conatus qui est celui de « dispositif me permettant de générer des formes » (entre guillemets car je me cite 5 réponses plus haut).
Enfin, concernant la dernière partie de ta question, bien sûr que l’art n’a pas « besoin » d’explications !!! Et encore moins « forcément besoin »! Il aurait besoin d’explications dans quel but, d’après toi ? Car dire que l’art a besoin d’explications c’est le concevoir comme quelque chose à comprendre, quelque chose qui aurait une signification qu’il s’agirait pour le spectateur de décrypter, avec parfois la nécessité d’une médiation physique ou textuelle, dans des cas de « grande complexité ». Ce qu’on peut admettre, c’est que l’accès à une œuvre bien précise soit parfois facilité par une mise en contexte historique ou culturelle, et que la pensée produite autour ou à partir de l’art soit même parfois intéressante, et puisse même en retour nourrir la pratique des artistes. Mais cela ne peut jamais annuler l’absolue souveraineté de l’art. C’est ce qui m’a fait choisir le poème d’Angelus Silésius comme titre de mon exposition au FRAC à Reims l’année dernière : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». L’œuvre d’art, l’art, se foutent totalement d’être vu, et encore moins compris : il est là, il existe, il se donne et s’offre comme absolue présence et basta ! Mais cela ne veut absolument pas dire que moi, en tant qu’artiste, je sois indifférent aux rencontres, échanges, débats que l’œuvre peut susciter, sinon je ne serais pas en train de te répondre…
23/12/2010 : EM : Je t’avoue que je découvre avec toi cette conception du désir de Spinoza qui me laisse perplexe. Comment en effet créer du désir s’il n’y a pas une motivation, si rien n’est extérieur au désir ? Pour moi le désir ne naît pas d’un manque mais d’une volonté. Pour la petite histoire je vais te raconter une histoire… Pendant des années, j’ai rêvé tous les soirs en m’endormant que je tenais un révolver en le braquant dans le vide comme si je souhaitais viser (et donc tuer ?) quelqu’un que je ne voyais pas. Je prenais cela comme l’expression d’une forme d’agressivité qui dormait en moi jusqu’au jour où des amis psychanalystes m’ont dit qu’il s’agissait d’un cas d’école de personnes obsédées par le désir d’accomplir quelque chose. Le geste est celui d’une cible que l’on vise et on le nomme « volonté ». Mais je ne suis pas sûr que cela provienne d’un manque. Il s’agit juste du plaisir de faire et de créer, ce qui à mon sens correspond à la pensée de beaucoup d’artistes. Je continue à croire que l’art est avant tout le fruit de cette volonté, de ce désir. Sauf que les meilleures volontés du monde ne font pas forcément les meilleurs œuvres. Cela se saurait en tout cas. Mais laissons tomber là le désir. Passons désormais à la question de « la machine à produire ». Elle ne se voit pas formellement dans Conatus. Ce qui n’est pas un défaut en soi bien sûr. Mais où se situe-t-elle ? Dans la répétition ? Dans ce désir invisible ? Ou n’est-elle qu’une métaphore ? Ensuite nous reviendrons sur la « souveraineté de l’art ». Mais dans une question suivante que je garde au chaud.

 

08/01/2011 : BA : Si l’on considère que le désir est en soi et qu’on le projette vers un objet, est-ce que cela ne résout pas cette apparente contradiction ? Un exemple classique à propos du conatus est de dire que ce n’est pas parce qu’une femme est belle qu’on la désire, mais à l’inverse que c’est parce qu’on la désire qu’on la trouve (donc qu’elle est) belle. Et tu dis d’ailleurs bien que pour toi « le désir ne naît pas d’un manque mais d’une volonté », ce qui n’est pas éloigné de ce que je raconte, et en tous cas bien différent de la conception commune. Et plus loin, quand tu parles du « plaisir de faire et de créer », là aussi tu es très proche de ce que j’entends par conatus. J’ai de plus en plus le sentiment en observant la forme que prend cette correspondance que nos avis et conceptions de l’art et du désir sont bien plus proches que tu ne l’imagines, et que c’est le fait que j’ai à un moment choisi d’utiliser un terme philosophique biscornu et latin qui t’a fait tiquer. Voilà!
Et maintenant la « machine à produire »… J’avais remarqué en 2001, à l’époque où j’ai réalisé la version vidéoclub de Cosmos, combien le fait que je me sois donné un cadre (concevoir les 200 différentes jaquettes de 200 films portant le même titre) me permettait de me laisser aller, justement, à un plaisir simple et déculpabilisé de création de formes. Je me suis rendu compte que je parvenais bien mieux à m’autoriser des libertés à l’intérieur d’un cadre prédéterminé qu’en dehors de toute contrainte. Rien de bien original là-dedans, mais important pour moi néanmoins, vu ma fréquente propension au doute et au blocage. J’ai donc essayé plusieurs fois de remettre en place ce système de cadre, ou de structure. On peut le voir par exemple à une petite échelle dans la pièce Operation Restore Poetry où j’avais réalisé une vingtaine de posters portant des statements (noms d’œuvres ou autres) dans des typos très fantaisistes, ou encore dans le système combinatoire du dessin animé de Flash Forward. En posant que Conatus était une série, au sens de série télévisée, je me suis donné un cadre doublé d’un référent culturel qui me permet un développement dans le temps (comme les épisodes ou les saisons d’une série) et la production d’œuvres que je considère comme les personnages de la série, avec ce que cela permet et implique de développements potentiels. Tu as bien raison de remarquer que tout ceci ne se voit pas formellement dans Conatus, et je suis donc bien sûr d’accord avec toi pour dire que ce n’est pas un problème car il s’agit de cuisine interne et pas du tout d’une affirmation de type Warholien. Je ne veux pas être une machine, j’ai juste parfois besoin de poser des repères pour donner libre cours à mes idées/envies/désirs/imaginaires…
23/01/2011 : EM : Ce qui me fait « tiquer » (j’adore ce mot) c’est en effet ce mot « conatus » pour exprimer le désir alors que le désir s’appelle désir, mais surtout c’est que le désir et l’art sont pour moi des pléonasmes. Pour moi l’art c’est le désir de faire. C’est pour cela que ça me fait rire quand on dit « n’importe qui peut faire cette œuvre ». C’est faux car « n’importe qui » n’a pas le désir de le faire sinon il serait artiste (bon ou mauvais artiste). Mais ce n’est pas cela que je voulais vraiment évoquer. Tu dis dans ton avant-dernière réponse que l’art est souverain. Moi je n’y crois absolument pas. Chaque œuvre a besoin d’une médiation, qu’elle soit culturelle ou contextuelle comme tu le dis, mais aussi textuelle, factuelle ou simplement orale. Cela vient peut-être d’une déformation professionnelle, ou du fait que je sois au départ un autodidacte et qu’il a fallu que je me documente beaucoup pour comprendre l’art de notre temps et l’art tout court car au départ je n’y comprenais rien sans lire les explications dans les livres ou les revues. Ou cela vient du fait que la plupart des artistes que j’aime me semblent avoir produit une « œuvre ouverte » selon la fameuse expression d’Ecco, c’est-à-dire une œuvre ouverte à l’interprétation multiple. Tu me diras aussi « qu’interprétation » et « explication » ne veulent pas dire la même chose. Moi je te dirai qu’explication est la version figurative de l’interprétation. Mais au fond si je m’arrête sur ce point, c’est que je suis en train de me dire que Conatus est une œuvre qui souhaite peut-être délibérément échapper à l’explication et que c’est peut-être pour cette raison que nous butons sur son interprétation ? Ne serait-ce pas là le sésame ? Si cela est vrai, cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter cet entretien, mais qu’il faut que je mette à poser des questions différemment.

 

24/01/2011 : BA : Éric, c’est assez marrant comme tu me fais dire des choses que je ne dis pas… Encore une fois on tourne autour de cette question du désir depuis un bon moment et comme tu le dis à la fin de ton email je me demande s’il ne faut pas que tu changes d’angle et que tu poses les questions différemment. Désir n’est pas égal à conatus, sinon, effectivement j’emploierais le premier terme : le conatus c’est l’idée du désir comme MOTEUR !!! Comme force qui nous meut, nous anime et cette idée-là n’est pas inscrite dans le terme désir lui-même. Le désir on peut en faire ce qu’on veut, on peut le considérer de plein de manières différentes, comme quelque chose qui nous manque, voire comme quelque chose d’essentiel, ou encore d’autres choses. Spinoza pose que c’est ce qui nous anime, au-delà, ou plutôt en deçà, de notre volonté propre.
Quant à la souveraineté de l’art, ce que je veux dire par là c’est qu’il y a dans l’art, dans l’œuvre d’art quelque chose qui échappe toujours irrémédiablement à l’explication et à l’interprétation. Cela ne veut en aucun cas dire qu’il ne faille pas de médiation pour rencontrer une œuvre, et d’ailleurs le contexte dans lequel une œuvre est présentée (le fait qu’elle le soit dans un espace donné avec ses caractéristiques physiques, architecturales, culturelles, qu’elle soit inscrite au sein d’une exposition donnée, de groupe ou personnelle, avec un « thème » ou pas… bref son contexte d’apparition) est déjà en soi une forme de médiation. On ne rencontre jamais une œuvre toute seule, elle est toujours inscrite à la fois dans l’histoire personnelle du spectateur et dans un contexte historique, social et culturel… Donc, oui, on peut envisager médiation et explication, et c’est d’ailleurs le rôle des structures d’expo (musées, centres d’art etc.) et des critiques, et je n’ai rien contre ça (tant que ça ne supplante pas la rencontre et n’interfère pas exagérément avec elle, comme c’est trop souvent le cas, mais c’est vraiment un autre problème). Mais en tout cas ce n’est pas à l’artiste de remplir cette fonction et d’autre part, encore une fois, une œuvre n’est jamais réductible aux explications, interprétations et médiations, quelles que soient leurs qualités.
Je ne pense pas que mon travail depuis Conatus veuille plus qu’avant échapper à l’explication. Là où je peux peut-être te rejoindre c’est en disant que je souhaite bien plus qu’avant que le spectateur, en fin de compte, se trouve dans sa rencontre avec l’œuvre dans un face à face avec lui-même, au-delà des connaissances, explications, interprétations, au-delà de la culture donc. C’est un souhait de ma part, quelque chose que je considère comme primordial dans le rapport à l’art, mais en aucun cas quelque chose que je veux imposer. Et bien sûr ça n’invalide en rien la médiation. Je pense que ça remet juste les choses à leurs places et à leurs importances respectives.

 

28/02/2011 : EM : Dans une réponse précédente tu suggères que Conatus est construit comme « une série, au sens de série télévisée ». Tu dis aussi que cela ne se voit pas formellement. Néanmoins, peux-tu aller un peu plus loin sur ce rapprochement ? En prenant appui pourquoi pas sur des exemples au fil des œuvres ? En effet j’ai très envie de savoir comment évolue Conatus depuis son premier épisode en 2006 à la galerie Vallois ?

 

14/03/2011 : BA : En dehors de ce que j’ai déjà développé dans d’autres réponses, une des raisons qui m’a décidé à considérer et entreprendre Conatus comme une série télévisée tient au simple fait que j’en suis depuis longtemps un grand fan. Enfant, je passais mes samedis après-midi à regarder une émission qui s’appelait La Une est à vous dans laquelle les spectateurs devaient voter par téléphone pour les séries qu’ils voulaient voir. C’est là que j’ai découvert ce qu’on appelle aujourd’hui des séries-cultes comme Les EnvahisseursLes mystères de l’OuestChapeau Melon et Bottes de cuirCosmos 1999, ou Princesse Saphir. J’adorais ça et, au-delà des histoires de chaque épisode, j’adorais retrouver les mêmes personnages de semaine en semaine, même si j’ai réalisé ensuite que les épisodes étaient diffusés dans un ordre absolument pas chronologique, et donc sans aucun souci d’éventuelles évolutions des personnages. Puis plus tard, ça a été les chocs du Prisonnier, de Twin Peaks puis de Lost. J’ai eu, dès la même époque, le même type de rapport avec la bande-dessinée, que ce soit d’abord avec des magazines hebdomadaires ou mensuels ou bien avec des albums : il y avait là aussi des personnages dont je suivais les aventures de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année… Et donc, avec Conatus, j’ai eu envie pour moi-même mais aussi pour le spectateur d’établir et de proposer ce même type de rapport suivi sur une temporalité assez longue, même si j’avais bien conscience que le medium que j’utilise ne s’y prête pas forcément. Considérer une pièce non pas uniquement dans le rapport qu’elle entretient au seul moment de sa présentation publique (son exposition, donc) mais plutôt comme quelque chose de non-figé, de non-définitif mais pouvant se modifier, évoluer au gré des « épisodes » de Conatus m’intéressait car cela permettait d’introduire une notion de temporalité qui s’étende et se développe d’exposition en exposition.
C’était aussi poser comme un postulat que j’entreprenais quelque chose dont j’ignorais les développements futurs, quelque chose auquel était dès le départ intégré un aspect narratif. Quand je dis que cela ne se voit pas forcément (et pas que cela ne se voit pas formellement), c’est parce que j’ai bien conscience que les rapports qu’entretiennent les spectateurs aux arts plastiques ne sont pas du même type que ceux des téléspectateurs aux séries : la fréquence d’une série TV est bien plus grande que celle de mes expositions, qui sont plus éloignées dans le temps les unes des autres. Dans les séries TV la narration est un des éléments constitutifs principaux, les personnages et leurs histoires, aventures et développements sont bien plus évidents.
Pour être plus précis, je vais prendre quelques exemples de d’œuvres ou d’éléments que l’on retrouve d’exposition en exposition : si l’on prend le mobile Conatus : Bande-Annonce, présenté au Palais de Tokyo en 2006, il est constitué d’un ensemble de formes en équilibre les unes avec les autres. L’un de ces éléments est un assemblage de cornières d’aluminium dans une forme évoquant des coraux ou des bois de cerfs : on retrouve des éléments semblables dans d’autres mobiles présents dans l’exposition Conatus : Pilote à la galerie Vallois la même année, soit dans le même matériaux, soit recouverts d’adhésif marron, soit encore en tubes de carton, posés sur la structure en plexiglas miroir rouge Gondwana. Ces formes coralliennes se retrouveront en 2008 dans l’exposition Conatus : A Forest, toujours en tubes de carton, mais à une échelle bien plus grande, et non plus isolées mais formant un volume sculptural à l’intérieur duquel le spectateur pouvait se déplacer. Enfin, en 2009, dans Conatus : La rose est sans pourquoi, les coraux étaient présents à la fois dans certains mobiles mais surtout posés au sol, chacun d’une couleur unique et vive, et là encore dans différents matériaux (polystyrène extrudé + bois + résine acrylique). Ici, l’analogie avec la série se fait au niveau de personnages récurrents que l’on retrouve d’épisodes en épisodes, parfois semblables, parfois modifiés (taille, matériaux, couleur, position dans l’espace). Envisager les œuvres comme des personnages revient donc à insister sur une certaine continuité qui existe d’une exposition à l’autre. Autre exemple, les cartels et les titres des œuvres. Dès Conatus : Bande-Annonce au Palais de Tokyo, j’ai tenu à ce que les titres soient matérialisés. La première raison était que je trouve les cartels des lieux d’expositions souvent formellement atroces, mais surtout impensés, faisant partie d’un habillage de l’œuvre pseudo-neutre et s’accompagnant d’un texte jouant le rôle d’éléments de médiation au contenu souvent indigent. Je pensais qu’en formalisant le titre je pouvais court-circuiter les cartels et ces éléments de médiation qui expliquent (en fait enjoignent) au spectateur ce qu’il va ressentir face à l’œuvre. Bien sûr, il n’en a rien été. L’autre raison, sûrement plus importante, correspond à l’intérêt que je porte depuis toujours (Les femmes riches sont belles, 1996) au mot, dans son aspect poétique, énonciatif, performatif mais également dans son aspect formel et typographique. D’où le fait que tous les épisodes de Conatus (ou presque!) aient comporté des titres matérialisés que ce soit des titres d’œuvres ou le titre même de l’exposition. Parfois, comme dans Conatus : Joie, 2006, il y a même inversion de taille et d’importance visuelle (et donc brouillage) entre l’œuvre et le titre. Donc, de même qu’un personnage peut être reconnaissable d’expo en expo par sa forme ou son matériau (les coraux) il peut aussi l’être par son statut (le titre). Voilà un petit peu comment Conatus, sous les aspects liés à une correspondance avec les séries TV, a évolué depuis 2006.

 

20/03/2011 : EM : Si chaque œuvre est envisagée comme un personnage, considères-tu chaque exposition comme un épisode ? Si oui (ce que je suppose) comment se construit cet épisode ? À partir d’une trame ? D’une suite logique de « faits » ? Au contraire d’une totale autonomie de chaque épisode ? Ou autre chose ?

 

26/03/2011 : BA : L’analogie Conatus = série implique effectivement que chaque exposition est un épisode, que chaque œuvre est un personnage et que l’on suit leurs évolutions d’exposition en exposition. Cela dit, plus qu’une articulation par des conséquences d’ordre logique, décréter que Conatus est une série m’intéressait encore une fois en tant que postulat de base, en tant que grille de lecture possible et aussi car cela permettait d’envisager une narration sous-jacente à l’ensemble. Dès lors, il n’y a pas vraiment de trame ou de « suite logique de faits » d’épisode en épisode. Ce qui relie chaque exposition, au-delà de l’hypothèse de base, est un mélange d’autonomie et de corrélations, formelles ou thématiques. On retrouve par exemple dans quasiment toutes les expositions cette attention portée à la formalisation des titres (titres des expositions elles-mêmes ou titres des œuvres) qui prennent une forme plastique dont je parlais dans ma réponse précédente, ou encore des formes récurrentes. J’avance donc un peu à la manière d’un écrivain qui aurait créé des personnages et qui les laisserait se développer au fil de l’écriture. D’où l’importance et la récurrence d’œuvres renvoyant directement à la notion de croissance ou d’évolution (les coraux, les Sunflowers, les stalactites, stalagmites, les Stratas…), notion qui en implique obligatoirement une autre : celle de temporalité. La temporalité peut être à l’échelle de l’exposition (les titres constitués de tubes fluorescents, dont un seul est allumé le jour du vernissage et qui s’éclairent progressivement puisque un nouveau tube est allumé chaque jour) ou bien à une échelle bien plus grande avec les Stratas, qui, symboliquement, renvoient aux durées extrêmement longues de la géologie. Cela dit, si l’on prolonge la métaphore de l’écrivain, Conatus : Pilote et Conatus : Timescape peuvent correspondre à des moments de présentation de personnages, des scènes d’introduction lors desquelles sont exposés les enjeux et questionnements formels et théoriques. Ensuite, les autres épisodes, Conatus : A ForestConatus : AMIDSUMMERNIGHTSDREAMConatus : celui dans la grotteConatus : le danseur et Conatus : La rose est sans pourquoi ont chacun des caractéristiques propres et une relative autonomie. On pourrait les envisager comme des chapitres isolés, des fragments d’un ensemble plus vaste, des moments tirés d’un développement plus ample dont ne seraient visibles que des extraits. Quand je parle de leurs caractéristiques propres, je pense aussi aux circonstances dans lesquelles ces épisodes ont été conçus et réalisés : Conatus : A Forest a été pensé pour un très grand espace dans un centre d’art, Conatus : AMIDSUMMERNIGHTSDREAM a été développé lors d’une résidence de deux mois aux Arques, un petit village du Lot, où les œuvres étaient réalisées et présentées en pleine nature, Conatus : celui dans la grotte se déroulait à la galerie Vallois, Conatus : le danseur utilisait la scénographie et les œuvres d’autres artistes de la seconde édition de la Force de l’Art comme décor et enfin Conatus : La rose est sans pourquoi était une exposition dans un FRAC, basée sur un quatrain du poète et mystique Angelus Silesius. À chaque fois les espaces, les conditions et temps de travail, les moyens financiers étaient très différents.
Pour répondre plus précisément à la question de la construction de chaque épisode, celle-ci résulte donc bien sûr des points communs déjà évoqués, mais aussi de problématiques particulières à chaque fois. Pour Conatus : La rose est sans pourquoi, par exemple, j’avais envie, entre autres, de réaliser de nouveaux mobiles plus simples que les premiers (j’entends par là comportant chacun moins d’éléments), de systématiser la présence d’une source lumineuse dans chacun des mobiles, de développer les formes coralliennes, mais surtout de baser l’exposition sur le quatrain de Silesius, d’un point de vue tant plastique que poétique, spirituel ou philosophique.

 

04/07/2011 : EM : Ce principe de croissance est très clair, notamment formellement quand je repense à toutes les étapes que j’ai pu voir ou par rapport aux images que je viens de reconsulter sur ton site. Mais cela nécessite qu’on puisse réunir toutes les étapes de Conatus pour constater l’état de son évolution. Est-ce une chose envisageable pour toi ? Et si oui, comment envisagerais-tu cette exposition ? Toutes les étapes confondues ? Ou restituer chaque étape telle quelle ?

 

13/09/2011 : BA : J’ai dès le début pensé Conatus comme quelque chose se développant dans le temps, sur une durée assez longue, bien que non déterminée par avance. La série a débuté en janvier 2006, il y a de cela presque 6 ans maintenant… Contrairement aux séries télévisées, qui sont suivies par des milliers, voire des millions de spectateurs, je suis le seul, je pense, à avoir connaissance de tous les épisodes de Conatus. Il est donc évident que les croissances et les évolutions des différents personnages, ou formes, développés depuis 2006, n’apparaissent pas de manière flagrante à des spectateurs n’ayant vu que quelques-uns des épisodes. Pour développer le parallèle avec les séries tv, il existe au début de chaque épisode des séries feuilletonantes (celles dont l’histoire se développe d’épisode en épisode, de saison en saison) ce qu’on appelle le previously, et qui est un résumé de quelques secondes des développements récents ou des fondamentaux de la série. De même, à l’échelle des saisons, existe le recap, qui est un épisode diffusé à chaque début d’une nouvelle saison et qui, comme son nom l’indique, récapitule les évènements des saisons précédentes. Pour Lost par exemple, qui a duré six saisons, donc six années, il fallait attendre 6, voire 9 mois, entre le dernier épisode d’une saison et le premier de la suivante. Le recap avait donc pour fonction de remettre le spectateur dans le bain, de resituer les personnages et les enjeux narratifs. Et comme chaque recap avait la durée classique d’un épisode, ils étaient d’année en année de plus en plus denses et élagués à la fois…
Si je devais un jour réunir l’ensemble des épisodes de Conatus, cela pourrait effectivement prendre la forme d’une exposition, mais aussi celle d’une publication. Je t’avoue que je n’ai pas encore réfléchi à la forme qu’une exposition de cette sorte pourrait prendre, mais comme ça, à brûle-pourpoint, je pense que je choisirais une forme de display partiellement chronologique qui synthétiserait et développerait les recherches les plus importantes, avec des regroupements par familles de formes et des mise en échos thématiques, conceptuelles et formelles. Mais j’aime aussi l’idée que les œuvres et les expositions ont leur vie propre et qu’il ne faut pas à tout prix tenter de regrouper tout ça. De toutes manières, une exposition présentant l’ensemble, ou une grande part, des œuvres conçues pour, ou par, Conatus ne pourrait jamais entièrement rendre compte de la part de développement temporel de ce projet. En fait, je pense qu’une exposition de cette sorte devrait comporter des œuvres préexistantes mais également des œuvres nouvelles qui traiteraient encore plus spécifiquement de cette question de la croissance, de l’évolution et du développement.

 

31/01/2012 : EM : L’épisode qui m’a le plus marqué, ou du moins que je trouve le plus singulier est celui du « danseur », danseur de claquettes si mes souvenirs sont bons. Il s’agit d’une vidéo. Sa production a-t-elle était induite par le cadre son existence (le Grand Palais à Paris au moment de La Force de l’Art en 2009) ou son profil existait-il déjà avant l’invitation qui t’a été faite de participer à cette  manifestation ? De mon côté, j’ai ressenti cette œuvre comme un désir d’échapper à cette grande messe de l’art en créant ce personnage énigmatique qui déambule la nuit au milieu des autres œuvres toutes aussi grandiloquentes les unes que les autres. Est-ce cela ? Ou autre chose ? À l’opposé j’ai été totalement désemparé par une autre étape de Conatus : ce film réalisé lors de ta résidence dans le village Les Arques en 2008. Je n’ai pas compris son caractère pastoral et grotesque à la fois, avec ces personnages qui déambulent dans la campagne en mimant des gestes incongrus. À moins que ces gestes soient liés à l’origine des choses et à leur transformation comme tu le suggères un peu plus haut dans notre entretien ?

 

18/02/2012 : BA : Le premier film dont tu parles et dont le titre exact est Conatus : La nuit du Danseur, provient comme souvent chez moi d’un mélange entre une idée ou une envie préexistante et la réaction à un contexte précis. Ça faisait longtemps que j’avais envie de filmer un personnage se déplaçant de nuit dans un espace muséal vide. J’avais déjà plus ou moins tenté cela avec TR1ANGL3, en 2008, qui est un film tourné en utilisant l’exposition Cosmodrome de Dominique Gonzales-Foster à l’ARC comme un décor ou un arrière-plan. C’est un long plan séquence à la steadycam qui parcourt l’espace d’exposition et révèle  un groupe de musique en train de jouer un morceau. Je n’aime pas trop ce film, que je trouve trop illustratif, trop facile peut-être aussi. Mais les idées de la traversée nocturne d’une exposition vide de spectateurs, d’un rapport à la musique, d’une ambiance onirique étaient déjà là. Si on remonte encore plus en arrière, ces deux films ont à voir avec un fantasme enfantin, je pense assez partagé, qui est celui de se faire enfermer dans un grand magasin, ou un hypermarché et d’y passer seul toute une nuit. Je me souviens qu’enfant j’adorais m’imaginer dans cette situation… Est venu se greffer à tout ça le contexte de La Force de l’Art, « biennale de la scène française », avec tout ce que ce genre de manifestation comporte souvent de grandiloquent et de spectaculaire. Et ça n’a pas manqué : cette exposition s’est avérée être en effet un déballage d’œuvres plus spectaculaires les unes que les autres, surproduites, surdimensionnées, le tout sans réelle pensée curatoriale. J’ai eu envie d’utiliser la scénographie de Philippe Rahm, qui à l’origine devait être bien plus folle et labyrinthique, comme un décor et de faire se déplacer un danseur parmi les œuvres endormies. Je voulais que ce soit l’énergie de sa danse qui illumine l’espace plongé dans le noir. C’était l’idée assez simple de la transformation d’un mouvement (la danse) en une autre forme d’énergie (la lumière). Le fait de choisir un danseur de claquettes permettait d’une part de faire coïncider danse et son, puisque ce sont ses pas qui produisent la musique, mais également de convoquer l’univers des comédies musicales hollywoodiennes. Donc ce film c’est un fantasme d’enfance + les comédies musicales + un personnage qui pourrait provenir des Vampires de Feuillade ou d’un épisode d’Adèle Blanc-Sec de Tardi + un jeu avec un contexte culturel et politique…
Un autre aspect de cette œuvre, c’est que les claquettes sont une danse qui nécessite une technique parfaite ainsi qu’une grande virtuosité, ce qui est assez antinomique avec le reste de mon travail. Et ça m’intéressait et m’amusait, surtout dans le contexte présent, d’intégrer cette dimension à une de mes œuvres.
En ce qui concerne le second film dont tu parles, Conatus : AMIDSUMMERNIGHTSDREAM, il s’agit d’un contexte diamétralement opposé au précédent. Il a été réalisé dans le cadre d’une résidence de deux mois dans un petit village du Lot, pour laquelle Claire Moulène et Mathilde Villeneuve avaient invité 6 artistes. Les moyens financiers étaient minimes, mais les membres de l’association qui accueillent cette résidence étaient très engagés et m’ont beaucoup aidé pour la réalisation du projet. Le caractère pastoral du film est donc directement lié à son contexte de production. Ce film est pour moi une forme de développement de certains aspects déjà présents dans Jouer avec des choses mortes dans la mesure où un groupe de personnes est placé dans un espace donné et manipule des sculptures. Ce qui différencie essentiellement les deux œuvres est que AMIDSUMMERNIGHTSDREAM comporte un aspect narratif plus précis, du moins pour moi. J’avais l’idée d’une sorte de communauté, située dans une temporalité indéterminée, dont les membres vivent ensemble dans une habitation en forme de dôme argenté et se livrent à différentes activités d’aspects ludique, onirique, érotique et rituel. C’était une forme de mise en scène de l’acte créatif dans un film conçu comme un documentaire fictionnalisé. Je ne sais pas si leurs gestes ou attitudes sont grotesques, ils sont en tous cas étranges et leurs finalités sont délibérément peu claires. Peut-être est-ce le fait que tous les protagonistes portent des masques qui te fait employer ce terme. L’usage de masques répond à plusieurs raisons. Une raison pratique tout d’abord : le tournage s’est étalé sur plusieurs semaines et les acteurs, qui étaient soit des amis de passage durant la résidence, soit des gens du coin n’étaient jamais disponibles ou présents au même moment. Leur faire porter des masques permettait donc d’avoir une continuité au niveau des personnages du film sans qu’ils ne soient joués par les mêmes personnes. Les masques renforçaient également l’aspect rituel de leurs activités et ils correspondaient également à une envie strictement plastique d’en réaliser. Enfin, et peut-être surtout, l’utilisation de masques permet d’insister sur l’appartenance à un groupe, à une communauté. Même si ces masques ne sont pas tous identiques, ils appartiennent à une même « famille formelle » et établissent donc un lien visuel fort entre les personnages.

 

04/03/2012 : EM : Je crois que ce qui me gêne en fait dans AMIDSUMMERNIGHTSDREAM est justement cette idée de communauté. J’ai toujours eu du mal avec le fait que l’art devait créer ou s’appuyer sur des communautés. C’est assez difficile à expliquer, mais je suis attiré par des œuvres qui jouent avec la séparation entre les hommes et les hommes ou entre les choses ou les choses ou entre les hommes et les choses et non avec leur rassemblement. L’art ne fabrique pas de la complicité. Cela ne veut pas dire pour autant que j’aime ce qui est confus et inabordable. Il s’agit juste de marquer une distance avec le contenu de ce qui nous fait face. Jouer avec des choses mortes est un film qui révèle cette ambivalence : qu’est-ce qui nous éloigne des objets et qu’est-ce qui nous sépare de l’autre ? Quand on regarde attentivement le film il flotte une grande solitude dans les rapports entre tout ce qui constitue les éléments de la chorégraphie, puis cette solitude se résorbe un petit peu sans pour autant susciter des jeux champêtres et bucoliques. C’est une œuvre douce et sèche à la fois. Je ne crois plus me souvenir de ce qui a prédestiné à sa production. Je me souviens juste du rapport fortuit de son titre avec celui d’un texte de Mike Kelley.

 

(à suivre…)

 


INTERVIEW WITH SOPHIE LAPALU, 2010

INTERVIEW WITH SOPHIE LAPALU

2010


Originally published on the blog De l’action à l’exposition


Sophie Lapalu: Why and how did you decide to leave the studio and make the Actions-peu [Actions-little]? Did you know artists like Vito Acconci, Bas Jan Ader or Adrian Piper? I’m thinking of the work where she’s walking through the streets of New York wearing a T-shirt that says « wet paint », and I can’t help but make a connection, albeit a very formal one, with Les femmes riches sont belles [Rich Women are beautiful]. Were you familiar with these practices?

Boris Achour : No, I wasn’t at all familiar with them at the time, and I discovered them later. On the other hand, I quite liked Tony Cragg’s very early work: photographs taken on the beach, very simple sculptural practices with found things that he arranged and then photographed, like pebbles that he placed on his forearm. Above all, I was already very fond of Filliou, and his direct and poetic use of materials, the way he physically links disparate elements together… But I’ve never really thought about what might have influenced the Actions-peu, these are influences I read after the fact. At the time, I’d just finished my degree at Cergy, then my post-graduate studies at the Beaux Arts in Paris, and a year in a studio that the artist Vincent Barré had lent me in Bastille. I knew hardly anyone in the art world, I didn’t know how to show my work or how to meet people who might be interested in it, and I didn’t have any exhibition offers. What’s fundamental about the Actions-peu is that I want my work to be seen, because I believe that if my work isn’t seen, it doesn’t exist.

SL: But it’s not just to be seen, because you couldn’t make the Actions-peu in the studio. It seemed to me that there was a real desire on your part to get out of the studio and confront the « real », to deal with it. What’s more, by concealing the artistic status of your actions, by being ‘stealthy’, it seemed to me that you were trying to reach out to passers-by in a fleeting way, to be in a register of the discreet and the ephemeral…

BA : If I left the studio and produced the Actions-peu, it wasn’t out of a desire for stealth or to conceal the artistic nature of my work, but rather out of a desire and a need to assert myself: that my work should be seen by spectators, even if they weren’t aware of its artistic nature, and therefore that it exists, since at the time I had no opportunity to show it. That’s why I don’t really recognise myself in the term ‘furtive’, which seems to me to indicate a desire for discretion, camouflage, to go unnoticed. The ‘little’ in Actions-peu,was quantitative: it didn’t last long, it wasn’t very effective, it didn’t use a lot of material resources, but as Guillaume Désanges pointed out, the ‘little’ [peu] in the title can also be read as a deferred potential: action-peut[1].

SL: I use the term « stealthy » in reference to aircraft during the Gulf War: the term « stealth aircraft » was used to designate American bombers that were undetectable by radar. In this case, however, your actions are not detected by the radars in the field of art, unless of course they take place in the context of festivals. The expression « furtive » is used to describe the way in which art sometimes penetrates public and social spaces and questions the notion of the ideal and expected spectator. Stephen Wright talks about art with a « low coefficient of artistic visibility », and perhaps that’s more appropriate in your case.

BA: For me, it was essential that the works made in the public space should be perceived with as few preconceptions as possible by the people who come across them, in other words with as few signs as possible identifying them as art, so that their possible effects are not – or are as little as possible – parasitised by prejudices, positive or negative, about their artistic nature. I wanted the most direct encounter possible between a person and an object or situation, without the presuppositions and without the ‘art’ reading grid.

SL: But can a work ‘function’ if it is not seen as such? According to Goodman, it’s a question of implementing the work. In order to think about these actions, in order for art to take place, don’t we have to know them, to perceive them as works?

BA: Our discussion shows just how complex this notion of stealth/low visibility is and how open to misunderstanding it can be. I think the works I’ve made that could fit into this scheme correspond to it in various ways, but what was essentially important to me in these works made between 1993 and 2000 [Actions-peu (1993-1997), Les femmes riches sont belles (1996), Une sculpture (1996), Confettis (1997), Stoppeur (1999), Ghosty (2000)] was the encounter between a work and its viewer and what this encounter could produce. From then on, whether or not what was seen was perceived as art was completely irrelevant to me. I don’t believe that art depends solely or even essentially on the context in which it is shown or appears, but rather on the effects it can generate.

SL: So there is a kind of intrinsic force in art?

BA: Someone is walking down the street and notices a piece of wood taped to a tree stump or a Suchard Rocher on top of a brown plastered electrical cabinet, or in my opinion doesn’t notice them most of the time… But for the person who encounters these things, something happens. Even if I don’t know precisely the intensity and nature (surprise, incomprehension, aesthetic emotion, reflections on urban objects, on the possibility of composing with them…) of this effect, the important thing for me is that it happens. To take up your Goodmanian separation between realisation and implementation, I thought at the time, and still do now, that the ‘implementation’ or effectuation part of the work takes place even if it is not perceived as art, insofar as the encounter between a person and the situation produces an effect on the perceiver. This question was central to Une sculpture, for example. This work consists of an object resembling a book, whose pages are glued together: you can’t open it, there’s nothing to read except the title « Une sculpture » on the cover. With their agreement, the work was placed in twenty public libraries in Paris, among the works of fiction. This object, formally very similar to those around it, but anonymous and without a call number, is therefore lost among its peers. It is not identifiable as an art object, unless we consider that this slight difference makes it de facto artistic, but I don’t think that this criterion is sufficient outside an art institution. This work, which has deliberately not been photographed, exists for me artistically in two ways: on the one hand because I’m talking to you about it at the moment or because it has been mentioned in catalogues, magazines or on my website, and so this object does exist in the ‘traditional’ or institutional field of art. But on the other hand, it also exists artistically through the effect it produces, or that I hope it will produce, when it is discovered by chance in the fiction section of a library. It’s this aspect that I wanted to emphasise in this work: the fact that for the person discovering it by chance there is nothing (or very little) to indicate that it is art, but that nevertheless this object, through its formal characteristics, its discrepancy with its surroundings, its ambiguity, can be a support for the imagination, for reflection and for questioning its presence. I think I wanted to offer the possibility of an encounter between a ‘spectator’ and an object that was as free as possible from the traditional presuppositions and codes of reception of the work.

SL: I really like this idea that, even if you don’t know whether it’s art, the object surprises and stimulates the imagination. Does it need to be brought back into the realm of art? I haven’t made up my mind yet. I like to imagine that we can offer an artful perception to all the incongruous things we come across. Do you know the outcome of your « Sculpture »? Now I’m going to take a closer look at the fiction section of Parisian libraries. And what happens in such cases? I’m sure I won’t find your ‘sculpture’, but other unusual things.

BA: Nevertheless, I was also keen for these works to exist elsewhere, differently, with a different resonance and other effects, hence my concern to offer what I thought at the time were traces or documentation, but which now seems to me to be more like another work made from the same object or situation.

SL: It’s as if, beyond the gesture or the object « with a low coefficient of artistic visibility », you were creating elements that continue to exist as entities. Your photographs seem to acquire a temporality of their own, building their own history. What’s more, it seems to me that today’s artists are aware of the importance of exhibitions and the art market, and will create works based on them, unlike in the 1970s. In an interview conducted by Christophe Wavelet in 2003, Vito Acconci, who created ‘furtive’ actions in the 1970s (The Following Piece in 1969, for example), explained that the art of those years laid the foundations for what happened in the 1980s, namely the perversion of the situation in the art world, by allowing the commercial system of art galleries to take precedence over artistic activity itself, through the fetishisation of production. The artists of recent decades seem to me to be perfectly aware of these facts, and to anticipate the demands of the system. Is this not the case for you?

BA : Let’s take the Actions-peu for example. When I decided to go and work in the street, I immediately asked myself whether I should keep records (and if so, what kind). And after hesitating for a quarter of a second, I said yes. Not to keep any traces of these creations would have been a sign of a romantic conception of art, that of an art made up of ‘pure’ gestures, separated from the world, and among other things from its commercial aspect. But the main reason why I photographed and then filmed the Actions-peu was not because I thought that one day I might be able to sell them: I wanted the relationship with the spectator to be played out in the present, at the moment when I was making the things in the street, and in the little life they had to live, but also so that this relationship could exist later, in another form. And the two moments of existence of the works, with their two types of apprehension, were just as important to me. I never thought of the street in opposition to the gallery, but as a space that offered plastic, spatial and social characteristics that interested me at the time.

SL: Isn’t the act of recording also part of the action?

BA: For the Actions-peu, both out of shyness and a desire to be left alone, I always managed to do it at times and in places where there was hardly anyone around. I didn’t want people coming up to me and asking « What are you doing? What is it? I didn’t want to come into direct contact with people, I wanted to do my own thing, make sure it existed and that was that. I just filmed for the time it took to make it, then I left what I’d set up, and they lived on their own for the time they lived. For Confettis, on the other hand, I chose to film in subjective view, both for simplicity’s sake and because the camera offered me a certain protection. I’m not sure that the reactions would have been the same if I’d thrown confetti in the faces of passers-by outside of any festive period without looking at them with a camera…

SL: Did you stop doing Actions-peu because you had the opportunity to do exhibitions?

BA : I didn’t so much stop doing Actions-peu, as I wanted to do other things. Nonetheless, the Actions-peu, quickly became quite successful and I became aware very early on of the stylistic or thematic labels that people put on artists or that artists put on themselves for ease of identification. And I quickly felt the risk of being labelled as « the guy who does strange things in the street ». And so, partly in reaction to a fear of confinement but also because I’ve always been totally heterogeneous in my practice, I experimented with other things.

SL: But at the same time, you say you left the studio to be seen, because you weren’t exposed. But you stopped when you had the opportunity to be seen in galleries.

BA : The end of Actions-peu coincided with the start of my collaboration with Chez Valentin gallery in 1997, but I continued to make works that you describe as having a « low coefficient of artistic visibility » until 2000. It was mainly when I was offered the chance to make Actions-peu on commission, as part of invitations to a festival or an exhibition, that I moved on to other things.

SL: Especially if you avoided direct contact with passers-by as much as possible.

BA: Hence the fact that I very rarely responded positively to an invitation to work in the street. In 1997, at the invitation of Roberto Martinez and Antonio Gallego, I produced a deliberately depreciatory leaflet, inverting the model of the African marabout leaflets, but I delegated its distribution to them. There was also Stoppeur in 1999, which consisted of a wild collage of posters showing me on a scale of one, with my thumb raised. The last response was Ghosty (2000), at an exhibition in Enghien-les-bains, where people were invited to create an ephemeral work in the street for a month. There was a meeting point, mediators and leaflets with a map of the town showing the locations of the works. The city as museum… I found this to be at odds with what I was looking for: anonymity, the surprise of the encounter, the fact that the artistic nature of the object on offer was not immediately apparent. I agreed, but what I was proposing was someone who uses the city as a stage set, walking around wearing a mask of his own face. You could only come across him by chance. And once again, what interested me was that people who came across this man, even if they didn’t know about the event, could invent a story for him and be confused. In fact, there were some pretty violent reactions.

SL: Really?

BA: Yes. As Ghosty didn’t respond to passers-by, he almost got mugged twice, something I hadn’t anticipated at all and which I absolutely didn’t want to generate. For me, he was someone who had escaped from an amusement park, like a Disneyland character wandering around a town. Except that he didn’t have a mask of a well-known figure, but his own face.

SL: There’s one aspect that particularly struck me and that I find throughout your work, and that’s this notion of presence/absence, a play on this duality. In Conatus: a forest (2008) this is particularly marked, with the slideshow showing the dancers in action in the space through which the spectator has passed. It seems to me that this was already present, in a different way, in Actions-peu. It’s also true of Non Stop Landscape (2003). There’s this automatic door, Cosmos, which opens even though there’s no one there to trigger it. It opens into absence.

BA: That’s true… I hadn’t thought about that, it opens on absence just as much as they open in spite of absence. I’d thought of this piece more as a haunted, autonomous, mad sculpture. All my thinking about this work was centred on the fact that it opens autonomously rather than on the absence of a passer-by triggering its opening. It reminds me of another older piece, from 1997, which I like so much I find it heavy: it’s a video in which there’s a fixed shot of a hand filled with a plaster form. A monitor is placed on the floor and we see the hand, motionless, on a scale of one. The work is called Rempli [filled]. It is a gesture of request, but as the hand is already full, it is impossible for it to receive. It is therefore an address that prohibits any return. In a way, much more demonstrative, I think it has something to do with the door in Cosmos.

SL: Is landscape, a recurring theme in your work, an echo of the fact that you are creating pieces for the exhibition, which we enter as if in a landscape?

BA: First of all, it’s the separate elements that form a whole, the landscape. Secondly, for me, the term landscape is not to be understood in the sense of a panorama, or a point of view…

SL: For me it’s an intellectual construction of a space, from a point of view, isn’t it?

BA: It’s more a question of surveying a space, which implies a temporality, and the fact that you’re not facing something, but in something within which you move. So it’s the opposite of a point of view, which implies fixity, a single, ideal point. I also like the old-fashioned aspect of the term.

SL: It also refers to a genre of painting.

BA: Yes, but I don’t think that was important. The term appeared in my work with the Non stop Landscape exhibition in 2003. I’d just come back from a residency in Japan, I’d visited several Zen gardens in Kyoto and it was a very powerful experience. I found myself alone there, faced with a very simple space, and a mental projection actually took place: the gravel is both a stretch of white pebbles and the sea; the rock is both a small dark mass of stone and a mountain. This double aspect of the reality of things appears, which is quite incredible. That’s what triggered my interest in this notion of landscape. How, in an exhibition, a sculpture can be there for itself, in its autonomy, but also how it can be something else, part of a whole.

SL: So it’s up to the public to project this « something else », to walk through the landscape and make the mental projection.

BA: Yes. For me, the relationship between the work and the viewer is very important. It has been from the start. There is no such thing as a work without a viewer. When I prepare an exhibition or a body of work, I always think about this relationship, whether in terms of the exhibition space or the nature of the work itself. For example, for « La force de l’art » in 2009, I made Conatus: La nuit du danseur [Conatus: Night of the Dancer], a film showing a tap dancer wearing a luminous mask who dances through the exhibition at night. A viewer who enters the exhibition, walks through it, and then sees a film with a character moving through the environment he has just passed through, perhaps makes him re-evaluate his own journey, the way in which he has moved through this space, how this scenography can be seen as a landscape, or as a set… And here again it’s a question of simultaneous presence and absence…

SL: There has been a lot of talk about the complicity between art and life in your work. What do you think about this?

BA: I discovered art through Futurism when I was atin high-school. I knew nothing about art, contemporary or otherwise, and during a history class a teacher read Marinetti’s Futurist Manifesto. It shocked me and was a revelation. As in all the avant-gardes, there was this desire to transform the world by combining art and life, not to separate the aesthetic experience from the experience of life. That’s how I discovered art, with all the adolescent impetus of idealisation and emphasis that entails. Then later I discovered Filliou, Kaprow, the Situationists, Fluxus, and all these things nourished and touched me… But for a long time I found these questions of how to go beyond art, how to make art a reality in life, paralysing, especially when they were idealised or extremely injunctive, as in Debord’s writings. When I hear people talk about ‘art and life’, it’s often to deplore the fact that they are not united or confused, or to assert that they have nothing to do with each other. Where art and life come together for me is that I believe that being an artist means creating relationships between oneself and the world, and therefore with others.

 

Notes 
1- in French « peu » means little and « peut » means to be able to… (translator’s note)



ENTRETIEN AVEC SOPHIE LAPALU, 2010

ENTRETIEN AVEC SOPHIE LAPALU

2010


Paru initialement sur le blog De l’action à l’exposition


Sophie Lapalu : Pourquoi et comment avez-vous décidé de sortir de l’atelier et réaliser les Actions-peu ? Aviez-vous connaissance d’artistes comme Vito Acconci, Bas Jan Ader ou Adrian Piper ? Je pense à ce travail où elle se promène dans les rues de New York avec un tee-shirt où il y a écrit « wet paint », et je ne peux pas m’empêcher de faire un rapprochement, même très formel, avec Les femmes riches sont belles. Connaissiez-vous ces pratiques là ?

Boris Achour : Non je ne les connaissais pas du tout à l’époque et je les ai découvertes plus tard. Par contre j’aimais assez les tous premiers travaux de Tony Cragg : des photographies prises en bord de plage, des pratiques sculpturales très simples avec des choses trouvées, qu’il agence puis photographie, comme par exemple des galets qu’il pose sur son avant bras. J’aimais surtout déjà beaucoup Filliou, et l’utilisation directe et poétique qu’il a des matériaux, la manière qu’il a de relier physiquement des éléments disparates… Mais je n’ai jamais vraiment réfléchi à ce qui a pu influencer les Actions-peu, ce sont des influences que je lis a posteriori. À l’époque, je sortais de mon diplôme à Cergy, puis de mon post diplôme aux beaux arts de Paris, et d’une année dans un atelier que l’artiste Vincent Barré m’avait prêté à Bastille. J’y travaillais seul, avec quelques visites d’anciens copains de l’école, je ne connaissais quasiment personne dans le milieu de l’art, je ne savais pas comment faire pour montrer mon travail ni pour rencontrer des personnes qu’il aurait pu intéresser, et je n’avais aucune proposition d’exposition. Ce qui est fondamental avec les Actions-peu, c’est que je veux que mon travail soit vu, parce que je considère que si mon travail n’est pas vu, il n’existe pas.

SL : Mais ce n’est pas uniquement pour être vu, car vous ne pouviez pas réaliser les Actions-peu dans l’atelier. Il me semblait qu’il s’agissait de votre part d’un réel désir de sortir de l’atelier pour aller vous frotter au « réel », composer avec. En plus, en dissimulant le statut artistique des actions, en étant « furtif », il me semblait que vous cherchiez à venir toucher le passant de façon fugace, afin de se situer dans un registre du discret et de l’éphémère…

BA : Si je suis sorti de l’atelier et ai réalisé les Actions-peu, ce n’était pas par désir de furtivité ni de dissimulation du caractère artistique de mon travail, mais bien au contraire par un désir et un besoin d’affirmation : celui que mon travail soit vu par des spectateurs, même si ceux-ci n’étaient pas avertis de sa nature artistique, et donc, qu’il existe, puisque à l’époque je n’avais aucune opportunité de le montrer. C’est pour cela que je ne me reconnais pas vraiment dans ce terme « furtif » qui me semble indiquer une volonté de discrétion, de camouflage, de passer inaperçu. Le « peu » d’Actions-peu était quantitatif : peu de durée de vie, peu d’effectivité, peu de moyens matériels mis en œuvre, mais aussi, comme l’a remarqué Guillaume Désanges, le « peu » du titre peut également se lire comme un potentiel différé : action-peut.

SL : J’utilise ce terme « furtif » en référence aux avions durant la guerre du Golfe : l’occurrence «avions furtifs » était utilisée pour designer les bombardiers américains indétectables par les radars. Or ici, vos actes ne sont pas détectés par les radars du champ de l’art, sauf s’ils ont lieu dans le cadre de festivals bien entendu. L’expression «furtif » permet de décrire la façon dont parfois l’art pénètre les espaces publics et sociaux et interroge la notion de spectateur idéal et attendu. Stephen Wright parle d’art à « faible coefficient de visibilité artistique », et peut être est-ce plus approprié dans votre cas.

BA : Il était fondamental pour moi que les œuvres réalisées dans l’espace public soient perçues avec le moins d’a priori possibles par les personnes les rencontrant, c’est à dire avec le moins possible de signes les identifiant comme de l’art, et cela de manière à ce que leurs effets éventuels ne soient pas – ou soient le moins possible – parasités par des préjugés, positifs ou négatifs, quant à leur nature artistique. Je souhaitais la rencontre la plus directe possible entre une personne et un objet ou une situation, sans les présupposés et sans la grille de lecture « art ».

SL : Mais une œuvre peut-elle « fonctionner » si elle n’est pas vue comme telle ? Selon Goodman, il s’agit d’un souci d’implémentation de l’œuvre. Pour penser ces actions là, pour que l’art ait lieu, ne devons-nous pas les connaître, les percevoir comme œuvres ?

BA : Notre discussion montre bien combien cette notion de furtivité/faible coefficient de visibilité est complexe et combien elle peut prêter à malentendu. Je crois que les œuvres que j’ai réalisées et qui pourraient entrer dans ce schéma-là y correspondent de diverses manières, mais ce qui m’importait essentiellement dans ces travaux réalisés entre 1993 et 2000 [Actions-peu (1993-1997), Les femmes riches sont belles (1996), Une sculpture (1996), Confettis (1997), Stoppeur (1999), Ghosty (2000)], c’est la rencontre entre une œuvre et son spectateur et ce que cette rencontre pouvait produire. Dès lors, que ce qui était vu soit perçu ou non comme de l’art m’était complètement égal. Je ne crois pas que l’art dépende uniquement ni même essentiellement de son contexte de monstration ou d’apparition mais plutôt des effets qu’il peut générer.

SL : Il y aurait alors une sorte de force intrinsèque à l’art ?

BA : Quelqu’un marche dans la rue et il remarque un tasseau de bois scotché à une souche d’arbre ou bien un Rocher Suchard posé sur une armoire électrique peinte en crépi marron, ou bien d’ailleurs, à mon avis, ne les remarque pas la plupart du temps… Mais pour celui qui rencontre ces choses-là, quelque chose se produit. Même si je ne connais pas précisément l’intensité et la nature (surprise, incompréhension, émotion esthétique, réflexions sur les objets urbains, sur la possibilité de composer avec eux…) de cet effet, l’important pour moi est qu’il ait lieu. Pour reprendre votre séparation goodmanienne entre réalisation et implémentation, je pensais à l’époque, et encore maintenant, que la partie « implémentation » ou effectuation de l’œuvre a lieu même si celle-ci n’est pas perçue comme étant de l’art dans la mesure où la rencontre entre une personne et la situation produit un effet sur celui qui perçoit. Cette question était par exemple centrale dans Une sculpture. Cette œuvre consiste en un objet ressemblant à un livre, dont les pages sont collées : on ne peut donc pas l’ouvrir, il n’y a rien à y lire hormis le titre « Une sculpture » sur la couverture. L’œuvre a été placée, avec leur accord, dans vingt bibliothèques publiques parisiennes, parmi les ouvrages de fiction. Cet objet, très proche formellement de ceux qui l’entourent, mais anonyme et sans numéro de cote, est donc perdu parmi ses semblables. Il n’est pas identifiable comme objet d’art, à moins de considérer que ce léger différentiel fasse de lui de facto quelque chose d’artistique, mais je ne pense pas que ce critère puisse suffire en dehors d’une institution artistique. Cette œuvre qui n’a délibérément pas été photographiée, existe pour moi artistiquement de deux manière : d’une part parce que je vous en parle en ce moment ou parce qu’il en a été fait mention dans des catalogues, des revues ou sur mon site web, et que donc cet objet existe bel et bien dans le champ « traditionnel » ou institutionnel de l’art. Mais d’autre part il existe aussi artistiquement par l’effet qu’il produit, ou que j’espère qu’il produise lors de sa rencontre fortuite avec une personne le découvrant dans les rayons des ouvrages de fiction d’une bibliothèque. C’est cet aspect-là que j’avais envie de mettre en avant dans cette œuvre : le fait que pour la personne le découvrant par hasard rien (ou si peu) n’indique qu’il s’agisse d’art, mais que néanmoins cet objet, par ses caractéristiques formelles, son décalage par rapport à son entourage, son ambiguïté, puisse être un support à l’imaginaire, à la réflexion et à l’interrogation sur sa présence. Je crois que j’avais envie de proposer une possibilité de rencontre entre un « spectateur » et un objet débarrassé au maximum des présupposés et des codes traditionnels de réception de l’œuvre.

SL : J’aime beaucoup cette idée que, même s’il l’on ne sait pas si c’est de l’art, l’objet surprend, stimule l’imagination. A-t-il besoin d’être ramené dans le champ de l’art ? Je n’ai pas tranché aujourd’hui. J’aime imaginer que nous pouvons offrir une perception œuvrée à tous les faits incongrus que l’on croise. Vous savez la conséquence de votre « Sculpture » ? À présent, je vais aller voir au rayon fiction des bibliothèques parisiennes avec une attention particulière. Et qu’arrive-t-il dans ces cas là ? Je ne trouverais sûrement pas votre « sculpture », mais d’autres choses insolites.

BA : Néanmoins, je tenais également à ce que ces œuvres puissent exister ailleurs, différemment, avec une autre résonance et d’autres effets, d’où mon soucis d’en proposer ce que je pensais à l’époque être des traces ou une documentation, mais qui m’apparaît aujourd’hui plutôt être une autre œuvre réalisée à partir d’un même objet ou situation.

SL : Comme si au-delà du geste ou de l’objet « à faible coefficient de visibilité artistique», vous créiez des éléments qui continuent d’exister comme des entités. Vos photographies semblent acquérir une temporalité qui leur est propre, construisant leur histoire. D’ailleurs, il me semble qu’aujourd’hui, les artistes ont conscience de l’importance de l’exposition et du marché de l’art, et vont créer des œuvres en fonction, à la différence des années 1970. Dans un entretien réalisé par Christophe Wavelet en 2003, Vito Acconci, qui a réalisé des actions « furtives » dans les années 70, (The following Piece en 1969, par exemple) explique que l’art de ces années là a fait le lit de ce qui c’est produit dans les années 1980, à savoir la perversion de la situation du monde de l’art, en permettant au système marchand des galeries d’art de prendre le pas sur l’activité artistique elle-même, par la fétichisation des productions. Les artistes des dernières décennies me semblent avoir parfaitement conscience de ces données, et anticipent la demande du système. Ne serait-ce pas votre cas ?

BA : Prenons les Actions-peu par exemple. Quand j’ai décidé d’aller travailler dans la rue, je me suis demandé tout de suite si je devais garder des traces (et si oui, de quelle nature). Et après avoir hésité un quart de seconde, je me suis dit oui. Ne pas garder de traces de ces réalisations aurait témoigné d’une conception romantique de l’art, celle d’un art fait de gestes « purs », séparés du monde, et entre autre de son aspect marchand. Mais la raison première qui m’a fait photographier puis filmer les Actions-peu n’était pas de me dire qu’un jour je pourrais éventuellement les vendre : je voulais que la relation au spectateur se joue dans le présent, au moment où je faisais les choses dans la rue, et dans le peu de vie qu’elles avaient à vivre, mais aussi que cette relation puisse exister plus tard, sous une autre forme. Et les deux moments d’existence des œuvres avec leurs deux types d’appréhension m’importaient tout autant. Je n’ai jamais pensé la rue contre la galerie, mais comme un espace qui offrait des caractéristiques plastiques, spatiales, sociales qui m’intéressaient à ce moment-là.

SL : Est-ce que l’acte d’enregistrer ne fait pas aussi partie de l’action ?

BA : Pour les Actions-peu, à la fois par timidité et envie d’être tranquille, je me débrouillais toujours pour faire cela à des horaires et dans des lieux où il n’y avait quasiment personne. Je ne voulais pas qu’on vienne me demander « Qu’est ce que vous faites ? C’est quoi ? ». Je ne voulais pas rentrer directement en contact avec les gens, je voulais faire mes trucs, que ça existe et puis c’est tout. Je filmais juste le temps de la réalisation, puis je laissais ce que j’avais installé, et elles vivaient seules le temps qu’elles vivaient. Par contre pour Confettis, j’avais choisi de filmer en vue subjective à la fois par simplicité mais aussi parce que la caméra m’offrait une certaine protection. Je ne suis pas certain que les réactions auraient été les mêmes si j’avais jeté des confettis au visage des passants en dehors de toute période festive sans les fixer avec une caméra…

SL : Avez-vous arrêté de faire les Actions-peu parce que vous avez eu l’occasion de faire des expositions ?

BA : Je n’ai pas tellement arrêté les Actions-peu, j’ai plutôt eu envie de faire d’autres choses. Néanmoins, les Actions-peu ont rapidement eu un certain succès et j’ai très tôt été conscient des étiquettes stylistiques ou thématiques qu’on plaque sur un artiste ou que les artistes mettent en place eux même par facilité d’identification. Et j’ai vite senti le risque d’être catalogué comme « le type qui fait des choses bizarres dans la rue ». Et donc, en partie en réaction à une crainte d’enfermement mais aussi parce que j’ai toujours été totalement hétérogène dans ma pratique, j’ai expérimenté d’autres choses.

SL : Mais en même temps, vous dites êtes sorti de l’atelier pour être vu, car vous n’étiez pas exposé. Or vous arrêtez lorsque vous avez la possibilité d’être vu dans les galeries.

BA : La fin des Actions-peu a en effet coïncidé avec le début de ma collaboration avec la galerie Chez Valentin, en 1997, mais j’ai continué à réaliser des œuvres que vous qualifiez d’à «faible coefficient de visibilité artistique » jusqu’en 2000. C’est surtout quand on m’a proposé de réaliser des Actions-peu sur commande, dans le cadre d’invitations à un festival ou à une exposition que je suis passé à autre chose.

SL : Surtout si vous évitiez au maximum le contact direct avec les passants.

BA : D’où le fait que j’aie très rarement répondu positivement à une invitation à travailler dans la rue. J’ai réalisé en 1997 un tract volontairement dépréciatif en inversant le modèle de ceux de marabouts africains à l’invitation de Roberto Martinez et d’Antonio Gallego, mais leur en ai délégué la distribution. Il y a également eu Stoppeur en 1999, qui consistait en un collage sauvage d’affiches me représentant à l’échelle un, le pouce levé. La dernière réponse fut Ghosty (2000), lors d’une exposition à Enghien-les-bains où il était proposé de faire une œuvre éphémère dans la rue pendant un mois. Il y avait un point de rencontre, des médiateurs, des dépliants avec un plan de la ville où étaient indiqués les emplacements des œuvres. La ville comme musée… Je trouvais cela en contradiction avec ce que je cherchais : l’anonymat, la surprise de la rencontre, le fait que la nature artistique de l’objet proposé ne soit pas donnée d’emblée. J’avais accepté mais ce que je proposais, c’était quelqu’un qui utilise la ville comme un décor de théâtre, déambulant en portant un masque de son propre visage. On ne pouvait le croiser que par hasard. Et une fois de plus, ce qui m’intéressait, c’était que les personnes qui croiseraient cet homme, si elles n’étaient pas au courant de la manifestation, pourraient lui inventer une histoire, être troublées. D’ailleurs, il y a eu des réactions assez violentes.

SL : Vraiment ?

BA : Oui. Comme Ghosty ne répondait pas aux interpellations des passants, il a failli se faire agresser deux fois, chose que je n’avais pas du tout anticipé et que je ne voulais absolument pas générer. Pour moi, c’était quelqu’un qui s’était évadé d’un parc d’attraction, comme un personnage de Disneyland qui errerait dans une ville. A part qu’il avait non pas un masque d’une figure connue, mais son propre visage à lui.

SL : Il y a un aspect qui m’a particulièrement marquée et que je retrouve tout au long de votre travail, c’est cette notion de présence/absence, un jeu sur cette dualité. Dans Conatus : a forest (2008) c’est particulièrement marqué, avec le diaporama qui montre les danseurs en action dans l’espace qu’a traversé le spectateur. Il me semble que c’était déjà présent, d’une autre façon, dans les Actions-peu. C’est vrai aussi pour Non Stop Landscape (2003). Il y a cette porte automatique, Cosmos, qui s’ouvre alors qu’il n’y a personne pour déclencher l’ouverture. Elle s’ouvre sur l’absence.

BA : C’est vrai… Je n’avais pas pensé à ça, elle s’ouvre sur l’absence tout autant qu’elles s’ouvrent malgré l’absence. Cette pièce, je l’avais plutôt pensée comme une sculpture hantée et autonome, folle. Toute ma réflexion sur cette œuvre était centrée sur le fait qu’elle s’ouvre de manière autonome plus que sur l’absence de passant déclenchant son ouverture. Ça me fait penser à une autre pièce plus ancienne, de 1997, que j’ai en sympathie tellement je la trouve lourde : c’est une vidéo où il y a un plan fixe d’une main remplie d’une forme en plâtre. Un moniteur est posé au sol, on voit la main, immobile, à l’échelle un. L’œuvre s’appelle Rempli. C’est à la fois un geste de demande, mais comme la main est déjà pleine, il lui est impossible de recevoir. C’est donc une adresse qui interdit tout retour. D’une certaine manière, beaucoup plus démonstrative, je pense que ça a à voir avec la porte de Cosmos.

SL : Est-ce que le paysage, notion récurrente dans vos travaux, est à lire en écho au fait que vous construisiez des pièces pour l’exposition, dans laquelle on entrerait comme dans un paysage ?

BA : En premier lieu, ce sont des éléments séparés qui forment un ensemble, le paysage. Ensuite, pour moi, ce terme de paysage n’est pas à entendre dans le sens de panorama, ou de point de vue…

SL : Pour moi c’est une construction intellectuelle d’un espace, à partir d’un point de vue, non ?

BA : Il s’agit plutôt d’un espace à arpenter, ce qui induit une temporalité, et du fait que l’on n’est pas face à quelque chose, mais dans quelque chose à l’intérieur duquel on se déplace. C’est donc l’inverse du point de vue, qui implique une fixité, un point unique et idéal. J’aime aussi le côté désuet du terme.

SL : Cela fait aussi référence à un genre de la peinture.

BA : Oui, mais je ne pense pas que ça ait eu une importance. Ce terme est apparu dans mon travail avec l’exposition Non stop Landscape, en 2003. Je revenais d’une résidence au Japon, j’avais visité plusieurs jardins zen à Kyoto et ça avait été une expérience très forte. Je m’y étais retrouvé seul, face à un espace très simple, et une projection mentale avait réellement lieu : le gravier, c’est à la fois une étendue de cailloux blancs mais c’est aussi la mer; le rocher c’est à la fois une petite masse sombre de pierre, mais c’est aussi une montagne. Ce double aspect de la réalité des choses apparaît, ce qui est assez incroyable. C’est cela qui a déclenché mon intérêt pour cette notion de paysage. Comment, dans une exposition, une sculpture peut être là pour elle même, dans son autonomie, mais aussi comment elle peut être autre chose, une partie d’un ensemble.

SL : C’est alors au public de projeter cet « autre chose », d’arpenter le paysage et de faire la projection mentale.

BA : Oui. Pour moi la relation de l’œuvre au spectateur est une donnée très importante. Depuis le début. Une œuvre sans spectateur n’existe pas. Quand je prépare une exposition ou des œuvres, je pense toujours à cette relation, que ce soit dans la mise en espace de l’exposition ou dans la nature même de l’œuvre. Par exemple, pour « La force de l’art » en 2009, j’ai réalisé Conatus : La nuit du danseur qui est un film montrant un danseur de claquettes revêtu d’un masque lumineux qui traverse l’exposition, de nuit, en dansant. Un spectateur qui entre dans l’exposition, s’y promène, et voit ensuite un film avec un personnage qui se déplace dans l’environnement qu’il vient de traverser, peut-être que cela le fait réévaluer son propre parcours, la manière dont il s’est déplacé dans cet espace, comment cette scénographie peut être vue comme un paysage, ou comme un décor… Et là aussi il est question de présence et d’absence simultanée…

SL : On a beaucoup parlé de connivence entre l’art et la vie dans votre travail. Qu’en pensez-vous ?

BA : J’ai découvert l’art avec le Futurisme, quand j’étais au lycée. Je ne connaissais rien à l’art, contemporain ou non, et en seconde un professeur nous a lu en cours d’histoire le Manifeste du Futurisme de Marinetti. Ça m’a bouleversé et ça a été une révélation. Comme dans toutes les avants-gardes, il y avait ce désir de transformer le monde en alliant l’art à la vie, de ne pas séparer l’expérience esthétique de l’expérience de la vie. J’ai découvert l’art comme cela, avec tout l’élan adolescent d’idéalisation et d’emphase que cela comporte. Puis plus tard j’ai découvert Filliou, Kaprow, les situationnistes, Fluxus, et toutes ces choses là m’ont nourri et touché… Mais ces questions du dépassement de l’art, de la réalisation de l’art dans la vie sont des problématiques qui m’ont longtemps semblé paralysantes, surtout quand elles étaient idéalisées ou encore extrêmement injonctives comme chez Debord. Quand j’entends parler de « l’art et de la vie », c’est souvent soit pour déplorer qu’ils ne soient pas réunis ou confondus, soit pour affirmer qu’ils n’ont rien à faire ensemble. Là où pour moi art et vie se rejoignent, c’est que je pense qu’être artiste, c’est fabriquer des rapports entre soi et le monde, donc les autres.

 

 



THE ROSE AND THE MUSSEL: RAMBLING REMARKS ON THE SIDELINES OF AN EXHIBITION BY BORIS ACHOUR, Bernard Marcadé, 2009

THE ROSE AND THE MUSSEL: RAMBLING REMARKS ON THE SIDELINES OF AN EXHIBITION BY BORIS ACHOUR

Bernard Marcadé, 2009


Published on the occasion of the exhibition Conatus: la rose est sans pourquoi at FRAC Champagne-Ardenne, Reims, September/November 2009 and distributed free of charge in the form of a photocopied 12-page edition including the text and views of the exhibition.


I have to confront this ‘Rose without Why’… And try to provide a reason, an explanation, for what from the outset appears to be without reason… I can see the trap into which we can fall. I’ll leave aside here the decisive reading of this quatrain by the Rector of Freiburg, because this interpretation leads us to metaphysical shores that I don’t want to come ashore on (Martin Heidegger, The Principle of Reason). If, by any chance, I ask myself what ‘reasons’ led Boris Achour to take an interest in this epigram, I run the risk of going round in circles. Obviously, there is no precise reason for this choice. No doubt the beauty of these phrases, their effectiveness, seduced him? Perhaps he intuitively substituted the word « art » or « work » for « rose »? The Rose is in fact said here in several senses. And it’s hard not to evoke Gertrude Stein’s famous A rose is a rose is a rose… which was later developed by Ad Reinhardt ( Art is art, life is life and everything else is everything else… ), then completed by Joseph Kosuth ( Art as Idea as Idea). Here we are circumvented by the demon of tautology. The rose would be without a why, because it is totally caught in the net of language. Prisoner of its signifier, its presence mourns its referent. We are immediately reminded of Mallarmé: I say: a flower! and, out of the oblivion where my voice relegates no outline, as something other than the chalices above, musically rises, idea itself and suave, the absentee of all bouquets (Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Divagations).
In relation to Silesius, this approach is insufficient, even if the second line (« [The rose] blooms because it blooms ») may refer to the formalist doxa enunciated by Frank Stella: What you see is what you see. Perhaps the only way to move away from formalism is, in a coup de force that breaks down the barrier between plants and animals, to prosaically connect the mystical Rose of Silesius with the Belgian and trivial Moule of Marcel Broodthaers. « This cunning woman has avoided society’s mould / She has cast herself into her own / Others, resembling her, share the antimer with her. She is perfect. Like Silesius’s Rose, Broodthaers’s Mould is poetically perfect: it is its own model. This ideal mould (this idea of a mould?) is clearly an allegory of art for art’s sake, in other words, of an artistic situation with no way out and which blinds itself. It is radically different from this other mould, which, clumped together with its congeners, continues to proliferate in every mode and on every support (tables, chairs, paintings, etc.) offered to it by Marcel Broodthaers between 1964 and 1970. This mould, reflecting the situation of art « in the age of its technical reproducibility », is no more than a mould, in other words an empty form, devoid of any content, emptied of its use value. This mould is now destined to be nothing more than a manipulable and interchangeable object, in this case an art object. It can thus proliferate in every conceivable way, driven solely by the need for formal reproduction. To Gertrude Stein’s proposals, echoed by Reinhardt and Kosuth, Broodthaers replied ironically: Moi Je dis Je Moi Je dis Je / Le Roi des Moules Moi tu dis Tu / Je tautologue. Je conserve. Je sociologue. / Je manifeste manifestement. Au niveau de / mer des moules, j’ai perdu. / Je dis je, le Roi des Moules, la parole / des Moules. [Me I say I Me I say I / The King of Mussels Me you say You / I tautologize. I curate. I sociologize. / I manifestly manifest. / At the sea of mussels level, I have lost. / I say I, the King of Mussels, the language / of Mussels]. Underlying this poem (entitled Ma Rhétorique [My rhetoric]) is a critical look at the artistic context with which Broodthaers is associated, mainly conceptual art (which has historically made tautology a kind of new artistic credo), Pop Art (which has made the Campbell’s tin one of its favourite emblems), but also Surrealism (the only artistic movement to which Broodthaers clearly belonged. Magritte considered M.B. to be more of a sociologist than an artist).
In spite of what seems to bring them together (including erotically, see Rrose Sélavy!), Marcel Broodthaers’ mussel is not the rose of Angelus Silesius. Silesius’s rose is not a rhetorical device and cannot be used to stigmatise an aesthetic situation. It shines like a lost jewel in the midst of seventeenth-century European rationalism. I don’t think that Boris Achour is using this Rose as a war machine against the artistic conventions of his time (this Rose is, in its very deployment, irrelevant and untimely). I think it was the poem’s fulgurating power that grabbed him. A fulgurance close to insurrection (« La Révolution, ce sont les roses qui prennent feu » [The Revolution is roses catching fire](Saint-Pol Roux)). We must spare ourselves the intimidating readings and let ourselves be carried away by the floral sumptuousness of the epigram. The second line carries with it an expansive, explosive force that can rightly be likened to Nietzsche’s ‘will to power’, itself the sister of Spinoz’s conatus, to which Boris Achour pays homage (the word is clumsy) in his plays. This power of affirmation, which imposes itself against the winds and tides of the laws of causality, which authorises itself only by itself, without any subservience to ideas of origin or finality, is a sovereign intensity that runs through the poem. The rose is indeed the name given by Silesius to what we today call a work. It is an insurrectionary power of the work that can only mock the snake biting its own tail of morbid tautology, even if it takes on the formal trappings of tautology.
« [La Rose] N’a souci d’elle-même, / Ne désire être vue » [[The Rose] cares not for iself, / Asks not if it is seen ]. Let’s keep spinning the metaphor. The work is an orphan, unfolding according to its own « plane of immanence ». Pure efflorescence, it exists for itself, without any purpose, not even that of being seen. This last line sounds today like a challenge to the famous It’s the viewers who make the paintings. This remark by Marcel Duchamp has become one of the most repeated topics of our artistic modernity, despite what the artist wanted to express with it in his time. In this remark, it is not so much the responsibility of the spectator that has been most often retained, as the omnipotence credited to the receptive sphere. If there is such a thing as the omnipotence of Silesius’s Rose, it is the omnipotence that makes it unfold beyond all attention and perception. This rose is sovereign; it depends only on its own unfolding. This conception does injustice to a whole aesthetics of reception which, as we know, is the mask of the sociology of art.
The being of the rose does not consist in being perceived. Would a work of art exist apart from the viewer? The scandal of such an assertion is obvious. I imagine, with a certain jubilation, that it was the scandalous, even indefensible, potential of this proposition that implicitly attracted Boris Achour’s choice. I don’t think that B.A. is an unbridled proponent of the ontology of the work. The Rose is effectively without a why. In the same way, the work is not accountable to either the artist or the public. What is at stake is its unfolding and, of course, its beauty.
The beauty of the poem is obvious. And we must not be afraid to confront this beauty. The dazzling, concise beauty that makes each of Angelus Silesius’s poems a dazzling burst of meaning and form. And therein lies the difficulty of this thought, for it is a thought inextricably linked to its eminently poetic and mystical form. We are dazzled by the beauty of each of these epigrams, and each time we run the risk of losing sight of what is at stake. But this loss is necessary, because it forces us to immediately abandon our certainties and experience our own emptiness, in other words, to fully exercise our sovereignty. (True emptiness is / Like a noble vessel / Containing nectar / It conceals, but knows not what). I like to think that it was the danger of confronting this beauty (and therefore this emptiness) that led Boris Achour to place his exhibition in Reims under the sovereign auspices of this Rose sans pourquoi.

 



LA ROSE ET LA MOULE : REMARQUES DIVAGATRICES EN MARGE D'UNE EXPOSITION DE BORIS ACHOUR, Bernard Marcadé, 2009

LA ROSE ET LA MOULE : REMARQUES DIVAGATRICES EN MARGE D’UNE EXPOSITION DE BORIS ACHOUR

Bernard Marcadé, 2009


Publié à l’occasion de l’exposition Conatus : la rose est sans pourquoi au FRAC Champagne-Ardenne, Reims, septembre/novembre 2009 et diffusé gratuitement sous la forme d’une édition photocopiée de 12 pages comprenant le texte et des vues de l’exposition.


Il me faut affronter cette « Rose sans Pourquoi »… Et tenter de fournir une raison, une explication, à ce qui d’emblée s’annonce comme sans raison… Je vois bien le piège dans lequel il est possible de se fourvoyer. Je mettrai entre parenthèses ici la lecture décisive qu’a faite de ce quatrain le recteur de Freiburg, car cette interprétation nous oriente vers des rives métaphysiques sur lesquelles je n’ai pas envie d’accoster (Martin Heidegger, Le principe de raison). Si, d’aventure, je m’interroge sur les « raisons » qui ont conduit Boris Achour à s’intéresser à cette épigramme, là aussi, le risque de tourner en rond me pend au nez. Car évidemment, il n’existe aucune raison précise à ce choix. Sans doute la beauté de ces phrases, leur efficace, l’ont-ils séduit ? Peut-être aussi, intuitivement, a-t-il substitué le mot « art » ou le mot « œuvre » au mot « rose » ? La Rose se dit en effet ici en plusieurs sens. Et il est difficile de ne pas évoquer le fameux A rose is a rose is a rose… de Gertrude Stein, qui a été par la suite développé par Ad Reinhardt ( Art is art, life is life and everything else is everything else… ), puis complété par Joseph Kosuth ( Art as Idea as Idea) . Nous voici circonvenus par le démon de la tautologie. La rose serait ainsi sans pourquoi, parce totalement prise dans les filets du langage. Prisonnière de son signifiant, elle ferait par sa présence le deuil de son référent. On pense immédiatement à Mallarmé : Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. (Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Divagations).
Relativement à Silesius, cette approche est insuffisante, même si le deuxième vers (« [La rose] fleurit parce qu’elle fleurit ») peut renvoyer à la doxa formaliste énoncée par Frank Stella : What you see is what you see. La seule manière, peut-être, de s’éloigner du formalisme consiste, par un coup de force qui brise la barrière entre plantes et animaux, de mettre prosaïquement en connexion la Rose mystique de Silesius avec la Moule belge et triviale de Marcel Broodthaers. « Cette roublarde a évité le moule de la société. / Elle s’est coulée dans le sien propre. / D’autres, ressemblantes, partagent avec elle l’antimer. Elle est parfaite. » Comme la Rose de Silesius, la Moule de Broodthaers est poétiquement parfaite : elle est à elle-même son propre modèle. Cette moule idéale (cette idée de moule ?) est à l’évidence l’allégorie de l’art pour l’art, à savoir d’une situation artistique sans issue et qui s’aveugle elle-même. Elle se distingue radicalement de cette autre moule qui, agglutinée à ses congénères, n’en finit pas de proliférer sur tous les modes et sur tous les supports (tables, chaises, tableaux…) que Marcel Broodthaers lui offre de 1964 à 1970. Cette moule, à l’image de la situation de l’art « à l’époque de sa reproductibilité technique », n’est plus qu’un moule, c’est-à-dire une forme vide, dénuée de tout contenu, vidée de sa valeur d’usage. Cette moule est désormais vouée à n’être qu’un objet manipulable et interchangeable, en l’occurrence un objet d’art. Elle peut ainsi proliférer dans tous les sens imaginables, mue par la seule nécessité de sa reproduction formelle. Aux propositions de Gertrude Stein relayées par Reinhardt et Kosuth, Broodthaers réplique ironiquement : Moi Je dis je Moi Je dis Je / Le Roi des Moules Moi Tu dis Tu / Je tautologue. Je conserve. Je sociologue. / Je manifeste manifestement. Au niveau de / mer des moules, j’ai perdu le temps perdu. / Je dis, je, le Roi des Moules, la parole / des Moules. En filigrane de ce poème (intitulé Ma Rhétorique), il est possible de percevoir un regard critique porté sur le contexte artistique avec lequel Broodthaers a partie liée, à savoir principalement l’art conceptuel (qui a historiquement fait de la tautologie une manière de nouveau credo artistique), le Pop Art (qui a fait de la boîte de conserve Campbell’s un de ses emblèmes de prédilection), mais aussi le surréalisme (c’est le seul mouvement artistique auquel Broodthaers ait clairement appartenu. Magritte considérait d’ailleurs M.B. comme plus sociologue qu’artiste).
En dépit de ce qui semble les rapprocher (y compris érotiquement, voir du côté de Rrose Sélavy !), la moule de Marcel Broodthaers n’est pas la rose d’Angelus Silesius. La Rose de Silesius ne participe pas d’une rhétorique et ne peut être utilisée pour stigmatiser une situation esthétique. Elle resplendit comme un joyau égaré au sein du rationalisme européen du XVIIe siècle. Je ne pense pas que Boris Achour fasse de cette Rose une machine de guerre contre les conventions artistiques de son temps (cette Rose est, dans son déploiement même, inactuelle et intempestive). Je crois que c’est la fulgurance de ce poème qui l’a saisi. Une fulgurance proche de l’insurrection (« La Révolution, ce sont les roses qui prennent feu » (Saint-Pol Roux)). Il faut s’épargner les lectures intimidantes et se laisser porter par la somptuosité florale de l’épigramme. Le deuxième vers porte en lui une force expansive et explosive que l’on peut à juste titre rapprocher de la « volonté de puissance » nietzschéenne, elle-même sœur du conatus spinoziste auquel, précisément, Boris Achour rend hommage (le mot est maladroit) dans ses pièces. Cette puissance d’affirmation, qui s’impose contre les vents et les marées des lois de la causalité, qui ne s’autorise que d’elle-même, hors de toute inféodation aux idées d’origine ou de finalité, est une intensité souveraine qui parcourt le poème. La rose est bien le nom donné par Silesius à ce que nous appelons aujourd’hui une œuvre. Il est une puissance insurrectionnelle de l’œuvre qui ne peut que se moquer du serpent qui se mord la queue de la morbide tautologie, même si elle en prend les apparences formelles.
« [La Rose] N’a souci d’elle-même, / Ne désire être vue ». Persistons à filer la métaphore. L’œuvre est orpheline et se déploie selon son propre « plan d’immanence ». Pure efflorescence, elle existe pour elle-même, hors de toute finalité, pas même celle d’être regardée. Ce dernier vers sonne aujourd’hui comme un défi au fameux Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. Cette remarque de Marcel Duchamp est devenue en effet une des topiques les plus ressassée de notre modernité artistique, en dépit de ce que l’artiste a voulu, en son temps, exprimer par là. Dans cette remarque, ce n’est pas tant la responsabilité du spectateur qui a été le plus souvent retenue, que la toute puissance créditée à la sphère réceptive. S’il est une toute puissance de la Rose de Silesius en effet, c’est bien celle qui la fait se déployer hors de toute attention et de toute perception. Cette rose est souveraine, elle ne dépend que de son propre déploiement. Cette conception fait injure à toute une esthétique de la réception qui, nous le savons, constitue le cache-sexe de la sociologie de l’art.
L’être de la rose ne consisterait donc pas à être perçu. Une œuvre existerait donc en dehors de celui qui la regarde ? On mesure bien le scandale d’une telle assertion. J’imagine avec une certaine jubilation, que c’est le potentiel scandaleux, voire indéfendable, de cette proposition qui a implicitement aimanté le choix de Boris Achour. Je ne pense pas que B.A. soit un partisan effréné de l’ontologie de l’œuvre. La Rose effectivement est sans pourquoi. L’œuvre, de la même manière, n’a de compte à rendre, ni à l’artiste, ni au public. Il en va de son déploiement et, bien sûr, de sa beauté.
La beauté du poème est flagrante. Et il ne faut pas avoir peur d’affronter cette beauté. Beauté fulgurante et concise, qui fait de chacun des poèmes d’Angelus Silesius un jaillissement de sens et de formes qui provoque un éblouissement. Et c’est là la difficulté de cette pensée, car il s’agit bien ici d’une pensée inextricablement liée à sa forme éminemment poétique et mystique. Nous sommes éblouis par la beauté de chacune de ces épigrammes, et nous courons à chaque fois le risque de perdre de vue ce qui est en jeu. Mais cette perte est nécessaire, car elle nous oblige à abandonner sur le champ nos certitudes et à éprouver notre propre vacuité, c’est-à-dire à exercer pleinement notre souveraineté. (La vraie vacuité est / Comme un noble vase/ Contenant du nectar. / Il recèle, mais ne sait quoi). Il me plaît de penser que c’est le danger qu’il y a à affronter cette beauté (et donc cette vacuité) qui a conduit Boris Achour à mettre son exposition de Reims sous les souverains auspices de cette Rose sans pourquoi.

 

 



THE MYSTERY OF THE ROSE, Raphaël Brunel, 2009

THE MYSTERY OF THE ROSE

Raphaël Brunel, 2009


Published in 02 magazine, winter 2009/2010, n°52


Conatus – Episode 6: The rose is without a why
Previously on Conatus:
After traversing a disturbing forest, exploring the walls of a cave with pop reflections, founding a masked community in the Lot region that is as psychedelic as it is wild, and running into a tap dancer in the middle of the night, Boris Achour has a mysterious encounter with a 17th-century rose in Reims that, like all true beauties, proclaims its independence. As for the characters: the mobiles aren’t really mobiles, the stencils have been shaped by giants and the vegetation is made of extruded polystyrene.

The following reveals the key moments in the plot.

Since 2006, Boris Achour has been working on a form of temporality for the exhibition inspired by the sequential structure of TV series. Each event takes the form of an episode that functions, with its title, setting and specific characters, as an autonomous element while always being linked, by a system of hyperlinks, reminders and sometimes incongruous associations, to the logical nebula of Conatus. In The Ethics, Spinoza describes conatus as the will to persevere in one’s being, and makes desire and passion into driving and creative forces, thus inducing an idea of dynamics, of a step-by-step rise to power. By placing himself under the aegis of this concept, Boris Achour is less interested in illustrating at all costs a philosophical argument about creation – which is, after all, commonplace – than in identifying an operating mode reminiscent of the episodic nature of the TV series. While the heterogeneity of his works has been widely commented on over the last fifteen years, the idea of conatus allows him to unify, or at least to bring together, the paradoxes and opposites at play in his artistic practice.

The title of this exhibition-episode is taken from the first line of a seventeenth-century poem by the German theologian and poet Angelus Silesius. As Bernard Marcadé rightly points out in the fanzine accompanying the exhibition, it would be futile to try and explain why Boris Achour chose this short poem, or to attribute a real raison d’être to it. It does, however, hold up a mirror to a certain approach to art, putting into perspective the almost anachronistic and outdated question of the autonomy of the work. And it is here, on the slippery slopes of ambiguity, that the artist shows himself to be most at ease, assuming with a certain equilibrium the uncomfortable position of having his « ass between two chairs ». While his work seems to stand on its own merits, he also pulls out all the stops to create an exhibition that resembles a landscape, in which the viewer has to wander around, turn and turn again to get to grips with his surroundings. Boris Achour’s work is a permanent in-between, less a matter of not making a choice than of avoiding authoritarianism.

The characters we meet in Reims are all more or less affected by a mild schizophrenia. With their own light source, the mobiles are made up of disparate elements, standardised products and poor materials, reflecting less Boris Achour’s temptation for an artificial low-tech aesthetic than his connivance with Robert Filiou’s principle of equivalence and a form of workshop pragmatism. Not at all kinetic, but rather immobile, these mobiles appear in fact as a set of scales subweighing forms that are a priori irreconcilable. The large stencils that punctuate the space of the Frac, acting as entry points or wardrobes in a silent film, also have their share of mystery. Apparently already in use, they refer as much to the colossal size of their imaginary manipulator as to an off-screen area of the exhibition, an undisclosed place where the lines of Silenius’s poem would have been bombarded. Seeming to illustrate the rose more literally, stylised flowers unfurl in the space, depositing a strange perfume of aridity that contrasts with the diversity, from the most sober to the most pop, of the colours in their vases.

A purely evocative object, this poem allows Boris Achour, as usual, to set in tension the a priori contradictory objectives of unity and ensemble, to move back and forth from one to the other, in a movement that for many would be akin to the absurd, like Gombrowicz’s character in Cosmos for whom a hanging sparrow, Catherette’s mouth and Lena’s mouth are part of a strange constellation to be deciphered.

 



LE MYSTÈRE DE LA ROSE, Raphaël Brunel, 2009

LE MYSTÈRE DE LA ROSE

Raphaël Brunel, 2009


Publié dans la revue 02, hiver 2009/2010, n°52


Conatus – Episode 6 : La rose est sans pourquoi
Résumé :
Après avoir traversé une forêt inquiétante, exploré les parois d’une grotte aux reflets pop, fondé une communauté masquée dans un Lot aussi psychédélique que sauvage et croisé en pleine nuit un danseur de claquettes, Boris Achour fait à Reims la rencontre mystérieuse d’une rose du XVIIe siècle qui, comme toute vraie beauté, clame son indépendance. Du côté des personnages : les mobiles ne le sont pas vraiment, les pochoirs ont été façonnés par des géants et la végétation est en polystyrène extrudé.

Ce qui suit révèle les moments clés de l’intrigue.

Depuis 2006, Boris Achour travaille à une forme de temporalité de l’exposition qui s’inspire du découpage séquentiel de la série télé. Chaque événement prend l’allure d’un épisode qui fonctionne, avec titre, décor et personnages spécifiques, comme un élément autonome tout en étant toujours amarré, par un système d’hyperliens, de rappels et d’associations parfois incongrus, à la nébuleuse logique de Conatus. Dans L’Ethique, Spinoza décrit le conatus comme la volonté de persévérer dans son être et fait du désir et de la passion des forces motrices et créatrices, induisant ainsi une idée de dynamique, de montée en puissance par étapes. En se plaçant sous l’égide de ce concept, Boris Achour cherche moins à illustrer à tout prix un propos philosophique sur la création – somme toute banalisé – qu’à y déceler un mode opératoire évoquant l’épisodage de la série télé. Si l’hétérogénéité de ses œuvres a largement été commentée depuis une quinzaine d’années, l’idée de conatus lui permet d’unifier ou en tout cas de faire cohabiter les paradoxes et les contraires mis en jeu dans sa pratique artistique.

Le titre de cette exposition-épisode reprend le premier vers d’un poème du XVIIe siècle composé par le théologien et poète allemand Angelus Silesius. Comme le souligne justement Bernard Marcadé dans le fanzine qui accompagne l’exposition, il serait vain de chercher à expliciter les raisons qui ont poussé Boris Achour à employer ce court poème, de lui attribuer une réelle raison d’être. Il s’offre pourtant comme un miroir d’une certaine approche de l’art, en replaçant en perspective la question, presque anachronique et ringardisée, de l’autonomie de l’œuvre. Et c’est bien là, sur les pentes savonneuses de l’ambigüité, que l’artiste se révèle le plus à l’aise et endosse avec un certain équilibre la position pour beaucoup inconfortable d’avoir le « cul entre deux chaises ». Car s’il semble exprimer une œuvre ne valant que par elle-même, il met également tout en jeu pour proposer une exposition aux allures de paysage, dans lequel le spectateur doit se promener, déambuler, tourner et retourner pour apprivoiser ce qui l’environne. Le travail de Boris Achour se présente ainsi comme un entre-deux permanent, qui relève moins d’un non-choix que de la volonté d’éviter tout autoritarisme.

Les personnages que l’on croise à Reims se révèlent tous plus ou moins atteints par une douce schizophrénie. Possédant leur propre source lumineuse, les mobiles sont constitués d’éléments disparates, produits standardisés comme matériaux pauvres, qui traduisent moins la tentation de Boris Achour pour une esthétique Low Tech artificielle que sa connivence avec le principe d’équivalence de Robert Filiou et une forme de pragmatisme d’atelier. Aucunement cinétique et plutôt immobile, ces mobiles apparaissent en fait comme un ensemble de balances sous-pesant des formes a priori inconciliables. Les grands pochoirs, qui ponctuent l’espace du Frac et fonctionnent comme autant de point d’entrée ou comme les placards d’un film muet, ont aussi leur part de mystère. Apparemment déjà utilisés, ils renvoient autant à la taille colossale de leur manipulateur imaginaire qu’à un hors-champ de l’exposition, un endroit tenu secret où auraient été bombés les vers du poème de Silenius. Semblant illustrer plus littéralement la rose, des fleurs stylisées se déploient dans l’espace en déposant un étrange parfum d’aridité qui contraste avec la diversité, de la plus sobre à la plus pop, des couleurs de leurs vases.

Pur objet d’évocation, ce poème permet à Boris Achour, comme à son habitude, de mettre en tension les objectifs a priori contradictoires d’unité et d’ensemble, d’aller et venir de l’un à l’autre, dans un mouvement qui s’apparenterait pour beaucoup à l’absurde, comme le personnage de Gombrowicz dans Cosmos pour qui un moineau pendu, la bouche de Catherette et celle de Léna participent d’une étrange constellation à déchiffrer.

 

 



BORIS ACHOUR, Dorothée Dupuis, 2008

BORIS ACHOUR

Dorothée Dupuis, 2008


Published in the catalog French Connection, Black Jack Editions, 2008.


« You watch too much television. Good evening! »[1] could be one of the cult phrases of the 1990s, addressed in particular to Boris Achour. A protean artist with pop and conceptual ambitions, he develops a practice with a shifting formalism and a resolutely metaphysical scope. Boris Achour believes in the hypnotic power of the media, in the « guruization » of human relations, and it is in reaction to this daily manipulation – which he seems to abhor as much as it fascinates him – that he works. The work’s genesis was Actions-Peu (1993), a sort of half-poetic/half-political action of latent shamanism, carried out in urban spaces before the eyes of astonished or indifferent passers-by, in which the artist created formal compositions with innocuous objects – placing Suchard Rochers on brown plastered electrical cabinets (Actions-Peu, 1993), or aligning pigeons with seeds (Aligneur de pigeons, 1996) – sometimes involving his own body – he falls asleep limply on the perfectly trimmed hedges of an American suburb (Sommes, 1999) – or pays an actor to wander around the city wearing a mask of his own face (Ghosty, 2000).

This taste for the « handmade », for manipulation, for an ambiguous but never fixed relationship with the object and its use, for attention to the dreamlike, quasi-spiritual potential of each form, in a creative remix of our environment, runs through Boris Achour’s work, and affirms the importance given to an instinctive relationship with form, going against any imposed cultural formatting. He will also create a litany of « microsculptures », small works that can be arranged like « modules » – a term insisting on the mobility of the works, the possibility for them to escape from any overly fixed use or protocol of monstration that might be assigned to them, in a suspicious relationship to the white cube and the sacralization of the art object. Slow-motion shots of milk glass filling up in a sculptural and sensual manner (Un Monde qui s’accorde à nos désirs, 2000), a hand filled with plaster in an inverted relationship to offering and quest (Rempli, 1997), urban furniture ironically « divinized » by its immaculate ceramic replica (Contrôle, 1997), concealed in bookcases, solid « sculptures » whose shape and volume make them indistinguishable from their surroundings (Une sculpture, 1996); murals recovered from Japanese night-shops, in a nod to the West’s feverish infatuation with a certain form of Eastern wisdom (24/7, 2003)…. These are all pieces which, in contrast to a passive relationship with the world, evoke the possibility of an active attitude towards things, objects and life.

These initially autonomous pieces are increasingly interwoven into complex installations, as in Operation Restore Poetry (2005), whose central figure seems to prefigure some of the elements of the « Conatus » mobiles (begun in 2005), prismatic sculptures often made from transparent or reflective materials assembled with polyurethane foam, the antiform material par excellence. The notion of « Conatus », a Spinozian term affirming desire as the driving force of human activity beyond any moral or political finality, allows Boris Achour to escape certain considerations specific to the art world, to focus on the ways in which this desire appears and how it materializes or vanishes in contact with the realities of the world, whatever their nature (political, aesthetic, spiritual, social). Forms are exploded, and a reflection on their power begins, with a certain taste for simple, colorful geometries, akin to the utopian vision of Piet Mondrian. Language is enigmatically present in the work, where it is used as a plastic material, playing on notions of appearance and disappearance, inventory and sound volume. A discussion of the body, hitherto present in an indiscreet way (notably in Cosmos, 2001, a « vaguely anthropomorphic » mobile slowly turning on itself to the humming tune of the Lambada), becomes central, in articulation with sculptures that have become « props », extensions of the body. The friendly, fluorescent jersey-clad characters of Conatus: A Forest and Conatus: AMIDSUMMERNIGHTSDREAM (2008) perpetuate the artist’s logic of « empowerment » over objects, reconsidering any normative use in the light of inventive, new, « pure » a priori manipulation. Without proposing a definitive political interpretation, the fact is that in the space of fifteen years Boris Achour has moved inostensibly from the city to the forest, the setting for his latest films – an approach comparable to the practices of artists such as Spartacus Chetwynd.[2] or Heather Peak and Ivan Morison[3]. Should we see it as an irreversible tendency of our society to fantasize about a certain state of nature? In any case, Boris Achour warns us against equating it with an idyllic genesis: uncanny is never far away, between wood fires and animal masks. It’s at this point that the term conatus takes on a darker aspect, more in keeping with Thomas Hobbes’ use of it as a lucid, stripped-down demonstration of one of man’s cruellest characteristics: his instinct for self-preservation. Where Boris Achour seems to achieve the tour de force of asserting the possible (and utopian) existence of a humanism finally rid of its naiveté.

 

Notes
1- « You watch too much television. Good eveningr! » was the opening line of Les Guignols de l’info, a very popular French satirical puppet TV show, broadcast between August 29, 1988 and June 22, 2018 on Canal+. A parody of the television news, the show is a caricature of the world of politics, the media, celebrities or, more generally, French society and today’s world. [translator’s note]
2- Born in 1973, Spartacus Chetwynd lives and works in London. She is known for her surreal and baroque performances, which draw on a wide range of figures and images from art history and pop culture.
3- Born in 1973 and 1974 respectively, Heather Peak and Ivan Morison interrogate man’s place in his environment through a variety of media: science-fiction writings, sound recordings, etc., are collected and edited to reveal the essence and particularities of everyday life.

 



BORIS ACHOUR, Dorothée Dupuis, 2008

BORIS ACHOUR

Dorothée Dupuis, 2008


Publié dans le catalogue French Connection, éditions Black Jack, 2008.


«Vous regardez trop la télévision. Bonsoir!» pourrait être une des  phrases cultes des années 1990 s’adressant en particulier à Boris Achour. Artiste protéiforme aux ambitions pop et conceptuelles, il développe une pratique au formalisme mouvant et à la portée résolument métaphysique. Boris Achour croit au pouvoir hypnotique des médias, à la «gourouisation» des rapports humains, et c’est en réaction à cette manipulation quotidienne – qu’il semble exécrer autant qu’elle le fascine – qu’il œuvre. Genèse du travail, les Actions-Peu (1993), sortes d’actions mi-poétiques/mi-politiques au chamanisme latent et réalisées dans l’espace urbain sous les yeux de passants ébahis ou indifférents, voyaient l’artiste effectuer des compositions formelles avec des objets anodins – poser des Rochers Suchard sur des armoires électriques en crépi marron (Actions-Peu, 1993), faire s’aligner des pigeons à l’aide de graines (Aligneur de pigeons, 1996) – parfois en faisant intervenir son propre corps – il s’endort mollement sur les haies parfaitement taillées d’une banlieue pavillonnaire américaine (Sommes, 1999) – ou il paie un acteur pour déambuler dans la ville en portant un masque de son propre visage (Ghosty, 2000).

Ce goût pour le «fait main», la manipulation, le rapport ambigu et jamais figé à l’objet et à son usage, l’attention portée au potentiel onirique, quasi spirituel de chaque forme, dans un remix créatif de notre environnement, traverse l’œuvre de Boris Achour, et affirme l’importance donnée à un rapport instinctif à la forme, à rebours de tout formatage culturel imposé. Il va aussi créer une litanie de « microsculptures », de petites œuvres pouvant être agencées tels des «modules» – ce terme insistant sur la mobilité des œuvres, la possibilité pour elles de s’échapper de tout usage ou protocole de monstration trop fixe qu’on pourrait leur assigner, dans un rapport méfiant au white cube et à la sacralisation de l’objet d’art. Ralentis de verre de lait se remplissant de manière sculpturale et sensuelle (Un Monde qui s’accorde à nos désirs, 2000), main comblée de plâtre dans un rapport inversé à l’offrande et à la quête (Rempli, 1997), mobilier urbain ironiquement « divinisé » par sa réplique en céramique immaculée (Contrôle, 1997), dissimulation dans des bibliothèques de « sculptures » pleines que leur forme et leur volume rendent indiscernables de leur environnement (Une sculpture, 1996), peintures murales récupérées des night-shops japonais, tel un clin d’œil à l’engouement fiévreux de l’Occident pour une certaine forme de sagesse orientale (24/7, 2003)… Autant de pièces qui, à l’inverse d’un rapport passif au monde, évoquent la possibilité d’un comportement actif envers les choses, les objets, la vie.

Ces pièces au départ autonomes se retrouvent de plus en plus imbriquées dans des installations complexes, comme dans Operation Restore Poetry (2005), dont la figure centrale semble préfigurer certains des éléments des mobiles «Conatus » (débutés en 2005), sculptures prismatiques souvent réalisées à partir de matériaux transparents ou réfléchissants assemblés à l’aide de mousse polyuréthane, matière de l’antiforme par excellence. La notion de « Conatus », terme spinozien affirmant le désir comme force motrice de l’activité humaine au-delà de toute finalité morale ou politique, permet à Boris Achour de s’échapper de certaines considérations propres au monde de l’art, pour s’intéresser aux modes d’apparition de ce désir et à la façon dont celui-ci se concrétise ou s’évanouit au contact des réalités du monde, et ce, quelle que soit leur nature (politique, esthétique, spirituelle, sociale). Les formes sont éclatées, et une réflexion sur le pouvoir de celles-ci s’amorce, avec un certain goût pour des géométries simples, colorées, voisines d’un propos utopique comme celui de Piet Mondrian. Le langage est là de façon énigmatique dans le travail, où il est utilisé comme matière plastique, jouant sur des notions d’apparition et de disparition, d’inventaire, de volume sonore. Un propos sur le corps, présent de façon indicielle jusqu’ici (notamment dans Cosmos, 2001, mobile « vaguement anthropomorphique » tournant lentement sur lui même au son de l’air fredonné de la Lambada), devient central, en articulation avec les sculptures devenues « props », prolongements du corps. Les gentils personnages vêtus de jersey fluos de Conatus : A Forest et Conatus: AMIDSUMMERNIGHTSDREAM (2008), perpétuent la logique d’ « empowerment » de l’artiste sur les objets, reconsidérant tout usage normatif à l’aune d’une manipulation inventive, nouvelle, « pure » a priori. Car sans en proposer une interprétation politique définitive, le fait est qu’en quinze ans Boris Achour est inostensiblement passé de la ville à la forêt, décor de ses derniers films – une démarche assimilable aux pratiques d’artistes comme Spartacus Chetwynd[1] ou Heather Peak et Ivan Morison[2]. Faut-il y voir une tendance irréversible de notre société à fantasmer sur un certain état de nature ? En tout cas, Boris Achour nous met en garde de l’assimiler à une genèse idyllique : l’uncanny n’est jamais loin, entre feux de bois et masques d’animaux. C’est alors que le terme de conatus se teinte d’un aspect plus noir, plus conforme à l’usage qu’en a fait Thomas Hobbes, à savoir la démonstration lucide et dépouillée d’une des plus cruelles caractéristiques de l’homme : son instinct de conservation. Là où Boris Achour semble réaliser le tour de force d’affirmer l’existence possible (et utopique) d’un humanisme enfin débarrassé de sa naïveté.

 

Notes
1- Née en 1973, Spartacus Chetwynd vit et travaille à Londres. Elle est connue pour ses performances surréalistes et baroques convoquant de multiples figures et images de l’histoire de l’art et de la culture pop.
2- Nés respectivement en 1973 et 1974, Heather Peak et Ivan Morison interrogent la place de l’homme dans son environnement par le biais de multiples supports: écrits de science-fiction, enregistrements sonores, etc., sont collectés, puis montés afin de révéler l’essence et les particularités du quotidien.

 

 

 



PLEASE EVERYBODY WELCOME ME IN JOINING BORIS ACHOUR : LOOSELY CONNECTED THOUGHTS ON THE ARTIST’S WORK, Chris Gilbert, 2005

PLEASE EVERYBODY WELCOME ME IN JOINING BORIS ACHOUR : LOOSELY CONNECTED THOUGHTS ON THE ARTIST’S WORK[1]

CHRIS GILBERT, 2005


Published in the monographic catalogue Unité, 2005, Les Laboratoires d’Aubervilliers, FRAC PACA and ENSBA.


1. Achour’s work is somehow literary in a way that sets it apart from most of the work that circulates in the contemporary sphere now. Of course, in that regard one could say that his work hooks up with the anti-retinal legacy of Marcel Duchamp. Yet, for the most part, this anti-retinality has been understood as a kind of gamesmanship with ready-mades and focuses on acts of nomination while excluding those literary qualities normally grouped under the rubric of “sensibility.” Marcel Broodthaers comes to mind as the sign under which those other literary attributes might be recovered today.
2. It is important that Achour, like Duchamp, like Broodthaers, trades in humor – this being an important part of what we call sensibility, literary or otherwise. Yet Achour is in a world apart from these two, separated by an abyss called pop culture, and for the most part American pop culture: the world of Tex Avery, Hollywood, Tweety Bird, Wil E. Coyote, luxury cars, and iconic Lady Dis, most of it mashed together on the same level field. Homme de lettres meets pop culture would seem to be an improbable combination, and it is. In fact, it exists only as a set of the most minor and transient adjustments, the lines – such as the Actions-peu – that Achour traces out in his work.
3. Of course, one nexus of these two strands – pop culture and letters – is to be found in conceptual art, especially in American conceptualism. The latter is rarely considered for its humorous qualities; yet a significant vein of dry comedy runs through the practices of Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Art & Language, erupting to the surface occasionally in the contemporary work of Richard Prince, Maurizio Cattelan, and David Robbins. Achour mines this vein considerably: it is a matter of reading conceptualism against the grain, for its flavor as much as its ideas.
4. Today it is common to put forth the screenplay as a model for artists’ work: one scripts or rescripts an alternative world. Yet the most radically “other” screenplay still operates in the same world – and is homologous with it – the technocratic rationality of the culture industry that commissions and trades in them. To get something truly different, to change the rules of the game, one must turn to subordinate genres, such as the novel is today. Even by the early to mid twentieth century, it seems that the novel was a practice with strong ties to a non-geographic periphery, the most important work coming from figures off-center such as Franz Kafka, Witold Gombrowicz, and Robert Musil. It’s this novelistic operation that seems to define Achour’s most robust and most calculating work.
5. I do not think it is possible to imagine Boris Achour’s work in a world without boredom. Boredom, of course, exists in a structural opposition to enthusiasm, the normative response to hype. Fortunately, there is something resistant about boredom: when consumer culture says buy-eat-pay attention! a few pathetic souls (and parts of every pathetic soul) reply I don’t care and I can’t be made to care. Boredom is a positive part of modern experience – as Joseph Brodsky argued and Andy Warhol lived. It is also the affective site of and impetus to a certain kind of creative labor, since so many things can occupy the enormous grey region of what need not be made and seen, but still can be made and seen.
6. One of the first bored literary protagonists – of course, there are earlier ones – is Madame Bovary. Emma is a suburban avant la lettre<a href= »#_ftn2″ name= »_ftnref2″><sup>[2]</sup></a>, which is telling, since boredom is quintessentially suburban, just as suburbs are most definitively boring. (In fact, most suburbs aim to be boring, while calling it safety, security, and peace.) Perhaps because Achour’s work operates from the position of boredom, from the sense of the vast arbitrariness of most things in the world, his pieces often contain a significant subtext of the suburban. The suburban is the link between his Sommes (photos of Achour catnapping in Hollywood hedges), the video store of Cosmos, and the Stoppeur (who should be on a highway exit on the threshold of the city and country).
7. Many of the above distinctions – between the sober and humorous, between the technocratic rationality of the screenplay and its literary others, between normative hype and playful boredom – could be recast as the distinction between the grown-up and the immature. (Or is it immature to think so?) Faced with this opposition, Achour definitely sides with the immature. Here it is Witold Gombrowicz again, especially the Gombrowicz of Ferdydurke, with its 30-year old “schoolboy” as narrator, that is his ally. For both Achour and Gombrowicz, the immature is permission, the immature is the improbable, the immature is that which cannot be done (or conceived) just prior to and just after its being done.
8. Recently, Achour took part in a series of shows I co-organized on the subject of lines of flight, the poetics and politics of escape. I wanted to show his work Autoportrait en Coyote, in which the artist’s spread-eagle silhouette (a direct reference to Wile E. Coyote) is subtracted from the wall as if he has just passed through. This proved impracticable. Next we considered showing Stoppeur, his immobilized hitchiker. In the end, however, Achour did a surprising, unpredictable thing, gathering posters from the city and – adolescent and cave-man style – imprinting his left hand on them for a piece called Ici et autrefois et ailleurs et maintenant. As it turned out, Achour’s work performed a very radical escape – an escape in which, as it turned out, I was eager to take part – from the exhibition’s theme itself.

 

 

Notes

1- A mistake in the announcement effect, the author is applauded as he enters the stage where he joins Boris Achour, instead of welcoming the latter.
2- En français dans le texte.



PLEASE EVERYBODY WELCOME ME IN JOINING BORIS ACHOUR : PENSÉES DISPARATES SUR L’ŒUVRE DE L’ARTISTE, Chris Gilbert, 2005

PLEASE EVERYBODY WELCOME ME IN JOINING BORIS ACHOUR : PENSÉES DISPARATES SUR L’ŒUVRE DE L’ARTISTE[1]

CHRIS GILBERT, 2005


Publié dans Unité, catalogue monographique édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, le FRAC PACA et l’ENSBA.


1. Le travail de Boris Achour est littéraire en un sens et d’une manière qui le placent à l’écart de la plupart de ce qui circule aujourd’hui dans la sphère contemporaine. À cet égard, on pourrait bien sûr affirmer que son travail relève de l’héritage non rétinien de Marcel Duchamp. Mais cette dimension non rétinienne a été souvent comprise comme une sorte de stratégie dont l’intérêt pour le ready-made et l’acte de nomination exclut aussi ces qualités littéraires généralement rassemblées sous le terme de « sensibilité ». On pense à Marcel Broodthaers sous la bannière duquel ces autres attributs littéraires pourraient aujourd’hui être reconquis.

2. Il est important que, comme Duchamp, comme Broodthaers, Achour fasse commerce d’humour – car l’humour constitue en grande partie ce que nous appelons sensibilité, littéraire ou autre. Pourtant, Achour n’appartient pas à leur monde. Il est ailleurs, séparé par un abîme appelé pop culture, et plus précisément pop culture américaine : dans le monde de Tex Avery, d’Hollywood, de Bip-Bip et Coyote, des voitures de luxe et des Lady Di iconiques, toutes références s’amalgamant et se nivelant joyeusement. Le croisement homme de lettres / pop culture peut sembler combinaison bien improbable. Elle l’est. Et n’existe de fait que comme série d’ajustements, des plus minimes aux plus éphémères, lignes que – comme dans les Actions-peu – Achour trace dans son travail.

3. On peut certes voir un lien entre ces deux chaînons que sont la pop culture et les lettres dans l’art conceptuel, et notamment dans le conceptualisme américain. Ce dernier est rarement cité pour ses qualités humoristiques, mais une veine significative d’humour pince-sans-rire court pourtant dans les pratiques de Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Art & Language, fait occasionnellement surface dans l’oeuvre contemporaine de Richard Prince, Maurizio Cattelan ou David Robbins. Achour exploite abondamment le filon : manière de lecture contre-nature du conceptualisme, pour sa saveur autant que pour ses idées.

4. C’est un lieu commun aujourd’hui que d’exhiber le scénario comme archétype du travail de l’artiste, écrivant, réécrivant le scénario d’un monde différent. Pourtant, le scénario le plus radicalement « autre » se déroule toujours dans le monde des relations sociales normatives – homologue qu’il est à la rationalité technocratique de l’industrie culturelle qui le commande et en fait commerce. Afin d’accéder à quelque chose de vraiment autre, de modifier les règles du jeu, il faut regarder du côté des genres subalternes, comme aujourd’hui le roman. Du début au milieu du XXe siècle déjà, il semble que la pratique du roman ait été étroitement liée à une périphérie a-géographique, et que les oeuvres les plus marquantes aient été produites par des figures aussi décentrées que Franz Kafka, Witold Gombrowicz et Robert Musil. C’est ce mode de fonctionnement romanesque qui semble définir les oeuvres les plus solides et les plus mesurées d’Achour.

5. Je ne crois pas qu’il soit possible d’envisager le travail de Boris Achour dans un monde privé d’ennui. L’ennui existe bien sûr en opposition structurelle à l’enthousiasme, en réponse conditionnée au médiatique. Mais, heureusement, il y a dans l’ennui une forme de résistance : quand la culture de consommation dit Attention ! Achetez-mangez-payez ! quelques marginaux philosophes (un peu aussi de chaque marginal philosophe) répondent Ça ne m’intéresse pas et on ne pourra m’obliger à m’y intéresser ! L’ennui est une part positive de l’expérience moderne, ainsi que le défendait Joseph Brodsky et que l’a vécu Andy Warhol. C’est aussi l’espace affectif de l’élan pour une certaine forme de travail créatif, quand tant de choses peuvent occuper l’immense région grise de ce qu’il n’est nécessaire ni de faire ni de voir, mais qui peut tout de même être fait et vu.

6. Madame Bovary est un des premiers personnages littéraires de l’ennui – même si, bien sûr, il en existe de plus anciens. Emma est une banlieusarde avant la lettre[2], chose significative puisque l’ennui est suburbain par essence, tout comme les banlieues sont fondamentalement ennuyeuses (et aspirent pour la plupart à l’être, camouflant l’ennui derrière des mots comme sûreté, sécurité, tranquillité). Peut-être parce que le travail d’Achour opère de ce lieu de l’ennui, de ce sentiment du caractère fondamentalement arbitraire de la plupart des choses de ce monde, ses pièces contiennent-elles souvent une connotation clairement suburbaine. Ce qui relie Sommes (images d’Achour se reposant dans les haies des jardins d’Hollywood), le vidéoclub de Cosmos et le Stoppeur (qu’on attend à la sortie de quelque autoroute entre ville et campagne), c’est le suburbain.

7. On pourrait reformuler nombre de ces distinctions – entre sérieux et humour, rationalité technocratique du scénario et « autres » littéraires, battage médiatique normatif et ennui constructif – en terme d’opposition entre adulte et immature – ou est-ce immature de penser ainsi ? Confronté à ce dilemme, Achour se range sans conteste du côté de l’immature. Revoilà alors Gombrowicz, celui plus précisément de Ferdydurke avec son vieil « écolier » de trente ans en guise de narrateur – et d’allié. Pour Achour comme pour Gombrowicz, l’immature c’est la permission, l’immature c’est l’improbable, l’immature c’est ce qui ne peut être fait (ou conçu) ni juste avant ni juste après être fait.

8. Achour a récemment participé à une série d’expositions que j’ai coorganisée sur le thème de la ligne de vol, de la poétique et de la politique de la fuite. J’avais envie de montrer son Autoportrait en Coyote, dans lequel la silhouette de l’artiste, bras et jambes écartées en référence directe à Wile le Coyote, se dessine dans le mur comme s’il venait tout juste de le traverser. La chose s’avérant irréalisable, nous avons envisagé d’exposer la figure figée du Stoppeur. Mais Achour a finalement proposé quelque chose d’étonnant et d’imprévisible. Il a ramassé des affiches dans la ville et, façon adolescent ou homme des cavernes, a apposé sur chacune l’empreinte de sa main gauche, en une pièce intitulée Ici et autrefois et ailleurs et maintenant. Le travail d’Achour réussissait ainsi une échappée fort radicale – fuite à laquelle j’étais heureux de m’associer – hors du thème même de l’exposition.

 

(traduit de l’anglais par Aude Tincelin)

 

 

Notes

1-Erreur dans l’effet d’annonce, l’auteur se fait applaudir pour son entrée sur le plateau où il rejoint Boris Achour, au lieu d’accueillir ce dernier.
2- En français dans le texte.



SIGNS AND WONDER, Guillaume Désanges, 2005

SIGNS AND WONDER

Guillaume Désanges

2005


Published in the monographic catalogue Unité, 2005, Les Laboratoires d’Aubervilliers, FRAC PACA and ENSBA, 2005.


At first glance we are struck by the radical formal and conceptual heterogeneity of Boris Achour’s work. Videos, sculptures, drawings, paintings, performances, installations, acoustic pieces… the artist draws on more or less the whole gamut of contemporary art’s know-how, and each one of his projects seems to encompass a specific theme by ushering in its own technical logic, adapted to the subject. Contextualized skills, never capitalized and challenged by each new piece. A model trajectory, more billiards than bowling. Zig-zags. Going against the grain of any stylistic logic, Achour seeks ways out of the systems which he sets up. But not so much dodging as a strategy of on-going movement, and dynamic investigation from one work to the next. A nightmare for art criticism with its simplistic tendencies, afraid of nothing quite so much as stylistic and notional indeterminacy. How is such a disparate work to be “globally” broached? An initial proposal: get lost in it. Adopt the disjointed rhythm of the work by exercising the free association of ideas, and single out lines of understanding that are more intuitive than posited a priori in the formless multitude of these forms.

 

FREE ASSOCIATIONS!!!

(Multitude > Série)
So let us start with this idea of multitude. And pick out an initial paradox: even within this striking heterogeneity  – and even if he denies it[1]

Achour’s works often refer to seriality. From the collections of posters (Ici et autrefois et ailleurs et maintenant) to the 200 video jackets (Cosmos), from the photographic series (Sommes) to the action sequences (Actions-peu), and from the sculptural arrangements (Contrôle /Non-stop paysage) to the references to the TV “series” (Zooming / Auto-portrait en coyote). But these repetitive works act like a one-off burst and are never taken up again, as if it were a matter of endlessly starting a new collection. Precarious declensions. Interrupted successions. Change of cast with each episode. This strategy of on-going renewal makes it possible, above all, to keep the work in a state of intentional immaturity, offering the conditions for an immediate and improper relationship to the world. A body of work – and an artist – in “continual formation”. The writer Bruno Schultz defined this wholesome immaturity as the best “laboratory of forms” and a “factory producing sublimation and hierarchization”. So Achour prefers the living exploration of multiple sign systems to the temptations of the one-off system. All such systems being one-off.

(One-offs > Unity)
Henceforth, as the recent and aptly titled piece Unité ! reveals, the unifying factor is at once problematic and fundamental with Achour. His agglomerations operate in the form of the deliberate uniformization of differently made elements of nature. The image of the cosmos, often used by the artist (mainly, it is true, as a reference to Gombrowicz’s eponymous novel), is, in this respect, emblematic, as a formal model of unity within maximum diversity. But also as a paradoxical system of physical equilibrium obtained by the attraction of opposite forces. Through art, Achour seems to be seeking a hypothetical harmony, not to say an alliance of invariably elusive powers, in the chaos of the world’s forms. From this angle, the idea of understanding mentioned earlier is a true cornerstone of Achour’s oeuvre, but well thought out in its polysemy: understanding in the sense of grasping the world in an intelligible way, but equally as much lumping it together, swallowing it, and possessing it in its entirety. This is why, on the basis of the fractal model, each motif is worked at both in the detail and in the mass.

(Masse > Passivity)
What is more, another recurrent image in Achour’s work has to do with passivity, the inertia of bodies, but invariably depicted in a conditional dialectic with the forthcoming action. Traditional forms of repose reveal the dynamic – and thus fantastic – potential of the amorphous. On-off. In other words: the artist either being active in the city (Stoppeur, Actions-peu) or dozing in it (Non-stop paysage). Animated versions of characters against fixed décors (Flash forward). A deserted and ghostly theme park to be stimulated (Jouer avec des choses mortes). A corpse forever getting to its feet (Démeurs). Options for activating-deactivating the object.
Acceleration (Operation Restore Poetry, Totalmaxigoldmachinemegadancehit 2000) and slow motion (Spirale, Brume). Irregularities of the spectacle. Achour depicts the ambivalences of contrasting physiological and mechanical states as if to recall the potential, activatable, tightened energy of the art object (but always in a subsidiary way). Like forms of power at rest, his works are infinitely rechargeable batteries, storers of energy, the reason for which is entirely determined in relation to a delayed action.

(Action > Work)
This inchoate principle is possibly the echo of the artist’s professional stance. Achour, who is consumer and active worker turn by turn, is also an absorber of references – nurturing himself on the ideas and forms which surround him – with an interventionist goal. But likewise: in a form of depletion. Achour is neither a mere manipulator nor a giver of orders; he is essentially an unremitting constructor, taking things right to the limit, pulling no punches, and never delegating skill. Do it myself. The finished look of his works makes these traces of a manual treatment of matter always perceptible. Craftsmanlike. In his Pensée Sauvage – titled The Savage Mind in English – Claude Lévi-Strauss established an illuminating distinction between the projected, distant knowledge of the engineer and the primal, immediate science of the handyman. Precisely, while the former resorts to an infinite number of “concepts” to question the works, it is on the basis of the finite number of accessible “signs” that the latter operates, thwarting the obstacles of physics to construct his models. Signs – entities hovering between image and idea – as the basic material, whose “possibilities always remain limited by the particular history of each piece and by those of its features which are already determined by the use for which it was originally intended.”[2]. This is how Achour works, operating by way of autonomous signifiers, ontologically already determined, and manoeuvring with “earlier ends which are called upon to play the part of means”[3].

For Lévi-Strauss, moreover, it is the combinatory speculative model which guarantees the link between the exact and natural sciences and mythical thoughts. Isomorphism of systems: do-it-yourself and magic (= art) proceed from one and the same machinery of observation and composition of signs.

(Myth > Fiction)
Achour has an off-kilter relationship with fiction, which might be more accurately described as de-synchronized. Intrigued by the emotional effectiveness of “entertainment” (“Why don’t contemporary artists do contemporary things? Like music videos, for example! Cartoon flashes for downloading! Parlour games, and TV shows.[4]

”), the artist-cum-scenographer, props man, set designer, stagehand, stage manager, focuses on the offscreen elements of the spectacle. Off-centering on (material) containers rather than (narrative) contents. The credits and storyboard without the film, the empty can and the videoless jacket, the zoom without any interior shot, the silhouette embedded in the wall, the slogan-free advertising image (Un monde qui s’accorde à nos désirs) and the ad-free slogan (I LOVE): all intransitive signs, orphaned gimmicks detached from their scenario-oriented teleology but which, by way of metonymic reduction, reveal over-defined forms like an autonomous essence. “Pure” sensations. Revisions of the classics. Brume: return to the usual gestures of the gangster movie, with its urban-kitsch-Asian tendency. Languor, postmodern décor, guns, sneakers and leather jackets, but without any more plot than that. General “shady goings-on”. Achour scripts art forms by de-scripting forms of entertainment. His interest in popular culture has, at the end of the day, to do less with what is signified (be it anthropologically or culturally) than with signifiers (visual equivalents of “acoustic images”). Free signifiers, infinitely associable archetypes which, displayed as such, join together the at once attractive and frustrating characters of trailers for tales that will not be told.

(Frustration > Fetishism)
Through this implementation of a basic absence – of content and screenplay – Achour sketches a subtle comparison between artwork and fetish. Works that may be understandable as replacements for a host of missing objects, bestirring a libidinal type of imagination broached in a more or less allusive way (the thematic fetishist jackets of the Cosmos series, the joysticks, the glasses of milk overflowing, the gigantic sausage), via the use of certain materials (the women’s tights in Jouer avec des choses mortes, the black plastic wrapped tight around a kiddy ride in Sans titre (Kiddy Ride), and in the actual exhibition of an eager paedophilia. But in Achour’s work, this soft spot for the symbolism and repressedness of forms points as much to a sexualized transactional relationship to the object (or the goods) as to a merrier, more jubilant return to idolatry. Fan of. Whereas the prehistoric imprints of hands on the mainstream posters in Ici et autrefois et ailleurs et maintenant reveal the repressed primitivism of the icons of the subculture, the metaphor-sculptures of Jouer avec des choses mortes, manipulated by strange worshippers, gradually lose their cultural reference and – in absurdity – regain a cult-based function. Totemic updatings of everyday objects. “Myths and rites are far from being, as has often been held, the product of man’s ‘myth-making faculty *’ [The phrase is from Bergson, op. cit. “fonction fabulatrice” (translator’s note)], turning its back on reality. Their principal value is indeed to preserve until the present time the remains of methods of observation and reflection which were (and no doubt still are) precisely adapted to discoveries of a certain type : those which nature authorised from the starting point of the speculative organization and exploitation of the sensible world in sensible terms.”[5] Spontaneous and uncontrollable generations of forms of primary art in the heart of capitalist society. This fetishist inclination also resides, with Achour, in a deliberately extreme artificiality of the works, whose machinery is never concealed. The texture of the recent films (Brume, Spirale, Jouer avec des choses mortes), whose imagery appears intentionally filtered, slowed down, and almost irreal, demonstrates a new symbolic artificiality. Let us bear in mind that the veil represents, for Lacan, the final degree of fetishism, “that upon which this relation to a beyondness, which is essential to any establishment of the symbolic relation, can in some way be pictured as an imaginary capture, as a place of desire.”[6]

 

(Desire > Desire)
The various forms of popular culture – and Mike Kelley is not about to contradict us – stem from regression, collective fantasy and the crystallization of desires alike. The subcultural references which inform Achour’s work, no matter how trivial they may appear – the pizza, the flashing light, the marker, the Lambada – are themselves thus merely sums of production systems, and desires (… and frenzy, Gilles Deleuze would add). In this sense, if the works do indeed spur on some of our most basic instincts, it is invariably with an assumed joyousness. In sensuality and in immediacy. In a state of wonder at the perceptible more than for a politically-intended denunciation, Achour singles out the miraculous appearance of finished forms of popular culture in the chaos of the world. In so doing, the artist indicates both a sincere intellectual – and almost didactic (see his numerous discussions with “experts” on the subjects in his works) – interest, and an unfailing love for these ends of semiotic sequences. Paradox? Herein, perhaps, resides the most optimistic and discreetly powerful aspect of the work: in this benevolence, this fundamental agreement with things which alone permits a real critical efficiency.

ART ATTACKS!

Having come to the end of this mental stroll which has helped us, in a not very orderly way, to single out these few vanishing lines, I should like to come back, for the next part of this essay, in a different way, but in the light of these initial instructions, to the specific stance of Achour’s oeuvre in the art arena. Stance, references, inspirations, tributes and transactions: the work lies determinedly at the heart of a problematically posited and complex relationship with the history of forms. An aspect which it seems all the more necessary to develop because commentaries have often, I believe, sidestepped the real sense at work in this active dialogue between the artist and his own field of intervention.

First and foremost, therefore, let us be wary of certain appearances: the strategy which guides Boris Achour’s work should be sought more in relation to the demiurgic than in evasion and non-choice. Achour contrasts the temptation of resignation with the posture of a director. A dominant pattern of behaviour that assumes its share of positive pretentiousness. See Cosmos, 200 video jackets made by the artist, all different, all empty, and all certified with the words: “A film by Boris Achour”. Otherwise put: a chimeric attempt to put together and sign ALL cinema (action, science-fiction, documentaries, guides, comedies etc.) by an all-knowing and supreme ultra-filmmaker. Plug and Play: video game joysticks simply connected to a wall, inviting the player, with a dash of imagination, to steer reality. Life Simulator. Démeurs is a chute set up the wrong way round. An elementary trick, but “super-power”: indefinitely granting the return to grace, putting the amorphous back together again. Operation Restore Poetry: an infernal machine doling out, in an authoritarian way, affirmative slogans like so many missions to be accomplished. Busy programme for an artistic, para-military-type involvement. In this light, the apparently slight and ironical upheavals of the Actions-peu – a baguette stuck to a post, Suchard chocolates placed on a metal cupboard, etc. – stem from another demonstration of full power. Interventions in the city – a determinedly radical approach – which are so many directed scenographies, whose reception has undoubtedly suffered from too much importance being attached to the “Peu/Few” and not enough to the “Action”. Actions-peu? Actions-peut (= Actions-May (be)). We find a comparable vague desire for control in Achour’s soft spot for décors, sets, maquettes and models, and games, down to the final cosmogonic ambition: the creation of entire worlds (lake, torrent, spring, rock, etc in the exhibition Non-stop Paysage). Generally speaking, by increasing the number of forms, media, methods of intervention, and cultural chords, it is the whole world that the artist seems to be laying claim to. Envisaging all configurations so that nothing eludes his control. And if this kind of formal indeterminacy may seem modest – no signature, an intentional absence of style – , it points, rather, to a calling for artistic ubiquity. Being ever-present in the art arena, and even forming an artists’ group completely on your own (somewhere between Art & Language and Présence Panchounette).

Achour’s formal and notional syncretism, as we have seen, goes astray in its tendency towards cultural levelling, which puts the trivial and the sacred on a terrain of equality. “Always vulgar, never art.” Unlikely – and subversive – associations from the Cosmos boxes to the installation Flash forward, which exposes the scattered pieces of an animated drawing to the impossible script which combines the sordid news item, Bruce Nauman and secretaries in the service sector. All so many collage operations which issue less from an indifferent postmodern merger than from an aesthetic and political grammar akin to Situationist combinations (anticipating the slogans of May ’68), which mixed utopia and wit by way of the association of subculture and philosophy. Without any hierarchy. It is enlightening that the work is littered with allusions to the Polish writer Witold Gombrowicz. By the way in which the “thumb-twiddling” characters in Gombrowicz’s novels formulate, as if to wile away the time, complex but irrational intellectual manoeuvres based on common-or-garden situations, Achour seems to strive to imagine micro-scenarios describing not very disconcerting formal links. Actually, while the sequence of his pieces seems to form an exploded and illogical body of proposals, it is possible, at the end of the day, that, like any screenplay, it complies with a fictional determinism. Let us imagine it. The plot, carried on from piece to piece, seems to result from science-fiction or fantasy. Script: the slow and subtle revelation of a ghostlike presence of contemporary art forms at the heart of our everyday life. Invasion of Sculpture Snatchers. Achour seems keen to try and secretly prepare our eye and the way it looks for an aestheticization that is endemic in our immediate worlds: as if, on some not too distant day, we should be surrounded by familiar forms which have imperceptibly changed into the relentless style of Minimal Art.

“This is almost contemporary art.”[7] In Achour’s work, societal and semiological criticism is less subversive than a purely formal questioning of art itself. Art as art as art (before philosophy). His pieces form so many “fiction-objects” revealing the permanence of hallowed forms of art – Minimal and Conceptual in particular – in the most trivial aspects of culture. What does this mean? That these forms of élitist art can in turn become mainstream. Okay. Or alternatively, and more disconcertingly, that they have occult and fictional affinities with everyday, non-artistic objects. Such comparisons are not novel. Back in the 1960s, in his Homes for America, Dan Graham referred to formal coincidences between American suburban city-planning and minimal sculpture[8]. By veering away from the essentialist character of this kind of demonstration, Achour favours the method of spectacularization. Change of décor: while the minimalists advocated, in an emblematic way, the self-referentiality of the work, as they did absolute and non-symbolic objectivity by seriality, Achour submits these same forms to the fictional necessity of a transformation from object to subject. In so doing, he fully realizes, and even goes way beyond the critical vision of someone like Michael Fried, referring minimal works to their aporetic “theatricality »[9].

This subtle revelation of a collective unconscious of objects operates in Achour’s works in accordance with different modalities. First strategy: indexation (and decontextualization). Be re-enacting the emblematic attitude of an artist such as John Baldessari in simply pointing at works[10],, Achour’s work proceeds from a mute and relentless designation of formal connivances between art and life. (De)monstration. Contrôle: urban markers and signs remade out of bathroom porcelain turning into gallery sculptures. John McCracken are you there? Cosmos: an automatic door made of glass and metal working randomly. Larry Bell meets Tinguely. Abri: a bus shelter rebuilt in wood in an art centre. RATP versus Sol LeWitt. Regarde-moi: a blank illuminated sign. In artistic language, pronounced monochrome. “Hey Judd, don’t let us down”. Less a nihilistic hijacking than a provocative visual declaration: the minimal sculpture shares one and the same class aesthetics with the commercial shop sign[11].

Another Achour tactic: change of scale. Tracking shot. An emblematic piece, Zooming: movement from a wide shot of the building (television classic of the series link-shot, of the Dallas or Friends type) to a tight shot of the grid formed by the windows (artistic classic of abstract composition, neo-plasticist tendency or Op Art). Revelation in depth, from macro to micro, artistic motifs at the heart of the popular ideogram. Same movement, but reversed, with Cosmos: the mass of video boxes (Video 7 jacket style) forming, in their alignment over 40 metres of laminated shelving, a perfect, straight form typical of minimal sculpture. Achour was akin, here, to a conceptual Tony Cragg: use of cultural remnants adrift and creating a controlled form. And fearsomely seductive. A re-interpretation, 20th Century Fox version, of 16th century Italian grotesques: an apparently rational set obtained by the aberrant arrangement of popular and/or vulgar forms. Anti-fractal changes of scale, like the giant fences of Jouer avec des choses mortes and Cosmos: a giant head, pink, with no organs, rotating on its own axis while softly singing the Lambada. You can imagine the unlikely dialogue: “From afar, you remind me of Henry Moore; up close, to Kaoma”.
The third way of unveiling ideal forms of art at the heart of the humdrum: action. In this light, the Actions-peu can be likened to an actual exercise making an inventory of art history within the public place, using slight arrangements to do so, needless to say. Beneath the paving stones, Carl Andre. Spherical markers on the ground (James Lee Byars), the chevron stuck to the tree trunk (arte povera), a mobile made of plastic bags (Calder), displaced flower troughs (land art), etc. The Aligneur of Pigeons, a method for arranging birds with the help of polenta, for its part makes it possible to trace, in an ecological way, a Piero Manzoni-style line in the urban space[12]. Ditto with Les Femmes riches sont belles: words embroidered on the back of a jacket which the artist wears in a showy way in front of de luxe shop windows. The sociological – and slightly coarse – provocation might well mask a more subtle allusion to the textual forms of conceptual art (Kosuth/Wiener tendency). Following this idea, it is not so much bourgeois shoppers – and their purchases – who are being fingered by Achour as certain habits of the 1960s, by way of a pernicious formal comparison between conceptual slogans and the logos of upmarket signs (the words reproduced on the jacket in the same type size as the Chanel logo)[13].

All these interventions can be read as so many manoeuvres to reveal the potential of a “museum-development” of the street. Last example, more ambiguous and nevertheless edifying: Sommes, a series of photographs showing the artist asleep on his feet, his head laid on the hedges of a middle-class American suburb. (Soft) denunciation of the prosperous languor of a certain bourgeois model? Better: by passively hugging these perfectly trimmed hedges, the artist surreptitiously brings them back to their pure ergonomic form. Lastly, these décor features are not being questioned as much as signified (the cosy, boring world of residential housing) as reduced to their actual form, stylized and perfectly geometric, akin, once again, to minimal sculpture. So, an implicit but insolent observation: minimal art is also made to be slept on. The drowsy attitude of the character, far from revealing any kind of resignation, thus represents a strange, though silent, aggression. It is not the siesta activity that is minimal; it is the very shape of the bushes.

In an exemplary manner, Boris Achour’s work shows how the forms of a work, at times contingent upon particular economies assumed for want of being premeditated, must be observed with reservation. If we have managed to liken the artist to certain artistic approaches advocating discretion, humility, micro-resistance, and even “weakness”, by a minimal interference with signs of the real too numerous and powerful to be grappled with head on (etc, etc), it is probably time to review this position. From his early days, it is with a truly demiurgic posture that Achour has been arranging his pieces (like in a game of chess), proposing, by way of successive touches and never-ending displacements, a scripting of art forms within a state of permanent indeterminacy between tribute and impertinence. And with the implicit design of reconciling, in the form of a hoax, if need be, the apparently antagonistic logics of art and culture. An ambitious project.

 

 

Notes

1- Interview with Eric Mangion in Semaine, Editions analogues, April 2004.
2- Claude Lévi-Strauss, The Savage Mind, Chicago, University of Chicago Press, 1970, p. 19.
3- Ibid, p.35.
4- Boris Achour, in “Il est fini le temps des cathédrales”, in the magazine Trouble, no.3, spring-summer 2003
5- C. Lévi-Strauss, op.cit., pp 16.
6- Jacques Lacan, Séminaire IV: La Relation d’objet, 30 January 1957 session. Published by Le Seuil, Paris, 1998.
7- Mimie Mathy, in the TV serie Joséphine, ange gardien, quoted by Eric Troncy in “how art is perceibved (today)? : hatred of art starts here”, in Beaux-Arts Magazine Special issue: Qu’est-ce que l’art aujourd’hui?/What is Art Today?, June 2002, pp.40-41.
8- Dan Graham , Homes for America (1966-67), collage of words and photographs which originally appeared in Arts Magazine, Dec.66-Jan.67, no.41.
9- Michael Fried, Art and Objecthood, Chicago University Press, 1998
10- John Baldessari, A Person Was Asked to Point, 1969, a series of photographs depicting an outstretched finger pointing to banal objects.
11- All these invitations to look at the way forms of art are introduced here, there and everywhere calls to mind that funny joke which consisted in trying to find contemporary art forms in the city. “Oh… a Buren!” (blinds on private homes). “Hey, is that a Flavin you’ve got on the ceiling?” Caricatural, often silly, always jubilant.
12- …and potentially obtain a piece of merda de piccione (pigeon shit)
13- Même démarche avec INDEX (2000, ongoing), une phrase “Printemps – été…”, peinte au mur : rencontre connivente entre l’art conceptuel et la mode.

 

 

(translated from french by Simon Pleasance)

 



SIGNS AND WONDER, Guillaume Désanges, 2005

SIGNS AND WONDER

Guillaume Désanges

2005


Publié dans Unité, catalogue monographique édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, le FRAC PACA et l’ENSBA, 2005.


L’œuvre de Boris Achour frappe au premier abord par sa radicale hétérogénéité formelle et conceptuelle. Vidéos, sculptures, dessins, peintures, performances, installations, pièces sonores… c’est presque toute la gamme des savoir-faire de l’art contemporain qui est sollicitée par l’artiste, dont chaque projet paraît circonscrire un propos spécifique induisant sa propre logique technique, adaptée au sujet. Des compétences contextualisées, jamais capitalisées et remises en cause à chaque nouvelle pièce. Trajectoire modèle billard plus que bowling. Zigzags. À l’encontre de toute logique stylistique, Achour cherche des échappatoires aux systèmes qu’il met en place. Moins esquive, pourtant, que stratégie du déplacement perpétuel, de l’investigation nerveuse d’une œuvre à l’autre. Un cauchemar pour la critique d’art à tendance synthétique, qui ne craint rien plus que l’indétermination stylistique et notionnelle. Comment aborder « globalement » un travail si disparate ? Une première proposition : s’y perdre. Battre au rythme disjonctif de l’œuvre par l’exercice de la libre association d’idées, en dégageant des lignes d’appréhension plus intuitives que posées a priori dans la multitude informe de ces formes.

 

LIBÉREZ LES ASSOCIATIONS !

(Multitude > Série)
Commençons donc par cette idée de multitude. Pour dégager un premier paradoxe : au sein même de cette hétérogénéité criante – et même s’il s’en défend[1] – les travaux d’Achour renvoient souvent à la sérialité. Des collections d’affiches (Ici et autrefois et ailleurs et maintenant) aux 200 jaquettes de films vidéo (Cosmos), des séries photographiques (Sommes) aux suites d’actions (Actions-peu), des agencements sculpturaux (Contrôle / Non-Stop Paysage) aux références à la « série » télé (Zooming / Autoportrait en coyote). Mais ces travaux répétitifs agissent en rafale unique et ne sont jamais repris, comme s’il s’agissait de commencer sans cesse une nouvelle collection. Déclinaisons précaires. Successions interrompues. Changement de casting à chaque épisode. Cette stratégie du renouvellement permanent permet surtout de maintenir l’œuvre dans une immaturité volontaire, offrant les conditions d’un rapport immédiat et impropre au monde. Une œuvre – et un artiste – en « formation continue ». Cette salutaire immaturité, l’écrivain Bruno Schultz la définissait comme le meilleur « laboratoire de formes », « usine à sublimation et à hiérarchisation ». À la tentation du système unique, Achour privilégie donc l’exploration vive de multiples systèmes de signes. Tous uniques.

 

(Uniques > Unité)
Dès lors, comme la récente pièce justement intitulée Unité ! le révèle, la propriété unifiante est à la fois problématique et fondatrice chez Achour. Ses agglomérations opèrent sous la forme de l’uniformisation délibérée d’éléments de nature et de facture diverses. L’image du cosmos, largement empruntée par l’artiste (il est vrai principalement en référence au roman éponyme de Gombrowicz), est à cet égard emblématique, en tant que modèle formel de l’unité dans la diversité maximale. Mais aussi comme paradoxal système d’équilibre physique obtenu par l’attraction de forces contraires. À travers l’art, Achour semble chercher une hypothétique harmonie, voire une alliance des puissances, toujours fugitives, dans le chaos des formes du monde. Dans cette perspective, l’idée de compréhension évoquée plus haut est véritablement fondatrice de l’œuvre achourienne, mais bien envisagée dans sa polysémie : comprendre, au sens de saisir le monde de manière intelligible, mais tout autant l’agglomérer, l’avaler, le posséder dans sa globalité. C’est pourquoi, selon le modèle fractal, chaque motif est travaillé à la fois dans le détail et dans la masse.

 

(Masse > Passivité)
D’ailleurs, une autre image récurrente dans l’œuvre d’Achour concerne la passivité, l’inertie des corps, mais toujours figurée dans une dialectique conditionnelle avec l’action à venir. Des formes transitionnelles du repos révélant le potentiel dynamique – et donc fantastique – de l’amorphe. On-Off. Soit : l’artiste actif dans la ville (Stoppeur, Actions-peu) ou en train d’y somnoler (Sommes). Une exposition activée par intermittence avant de retomber dans la léthargie (Non-stop paysage). Des animations de personnages sur décors fixes (Flash Forward). Un parc d’attraction désert et fantomatique à stimuler (Jouer avec des choses mortes). Un cadavre qui ne cesse de se redresser (Démeurs). Options d’activation-désactivation de l’objet. Accélération (Operation Restore Poetry, Totalmaxigoldmachinemegadancehit2000) et ralentis (Spirale, Brume). Intermittences du spectacle. Achour représente les ambivalences d’états physiologiques et mécaniques opposés comme pour rappeler l’énergie potentielle, activable, tendue de l’objet d’art (mais toujours de manière subsidiaire). Puissances en repos, ses œuvres sont des batteries rechargeables à l’infini, accumulatrices d’énergie dont la raison est entièrement déterminée en rapport à une action différée.

 

(Action > Travail)
Ce principe inchoatif est possiblement l’écho d’un positionnement professionnel de l’artiste. Alternativement consommateur et travailleur actif, Achour est un absorbeur de références – se nourrissant des idées et des formes qui l’entourent – dans une visée interventionniste. Mais également : dans une forme d’épuisement. Ni simple manipulateur ni donneur d’ordres, Achour est fondamentalement un constructeur acharné, jusqu’au-boutiste, sans délégation de compétence. Do it myself. L’aspect fini de ses réalisations garde toujours perceptibles ces traces d’un traitement manuel de la matière. Artisanal. Dans La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss établit une éclairante distinction entre la connaissance projetée, distante, de l’ingénieur et la science première, immédiate, du bricoleur. Précisément, tandis que le premier recourt à un nombre infini de « concepts » pour interroger l’univers, c’est à partir d’un nombre fini de « signes » à portée de main que le second opère, déjouant les obstacles de la physique pour construire ses modèles. Des signes – entités vacillantes entre image et idée – comme matériau de base, dont les « possibilités demeurent limitées par l’histoire de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé »[2]. Ainsi travaille Achour, opérant par le biais de signifiants autonomes, ontologiquement déjà déterminés, manœuvrant avec « d’anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens »[3]. Pour Lévi-Strauss, d’ailleurs, c’est ce modèle spéculatif combinatoire qui assure le lien entre les sciences exactes et naturelles et les pensées mythiques. Isomorphisme des systèmes : le bricolage et la magie (= l’art) procèdent d’un même mécanisme d’observation et de recomposition des signes.

 

(Mythe > Fiction)
Achour entretient un rapport décalé, on dirait plus précisément désynchronisé, à la fiction. Fasciné par l’efficacité émotionnelle de l’entertainment (« Pourquoi les artistes contemporains ne font-ils pas des choses contemporaines ? Comme par exemple des clips vidéo ! Des animes flash à télécharger ! Des jeux de société, des shows télévisés.[4] »), l’artiste-scénographe, accessoiriste, décorateur, machiniste, régisseur, se concentre sur les hors-champs du spectacle. Décadrage sur les contenants (matériels) plus que les contenus (narratifs). Le générique ou le story-board sans le film, le boîtier vide et la jaquette sans la vidéo, le zoom sans le plan d’intérieur, la silhouette incrustée dans le mur, l’image publicitaire sans slogan (Un monde qui s’accorde à nos désirs), ou le slogan sans la pub (I LOVE) : autant de signes intransitifs, gimmicks orphelins détachés de leur téléologie scénaristique mais qui, par réduction métonymique, révèlent comme une essence autonome de formes surdéterminées. Des sensations « pures ». Révisions des classiques. Brume : retour sur les gestes usuels du film de gangsters, tendance urbano-kitscho-asiatique. Langueur, décor postmoderne, flingues, baskets et blousons de cuir, mais sans plus d’intrigue. « Embrouille » généralisée. Achour scénarise les formes artistiques en déscénarisant des formes de l’entertainment. Son intérêt pour la culture populaire concerne finalement moins les signifiés (anthropologiques ou culturels) que les signifiants (équivalents visuels des « images-acoustiques »). Des signifiants libres, archétypes infiniment associables qui, exposés tels quels, agrègent les caractères à la fois attractifs et frustrants des bandes-annonces d’histoires qu’on ne racontera pas.

 

(Frustration > Fétichisme)
À travers cette mise en œuvre d’une absence fondamentale – de contenu, de scénario – Achour esquisse un subtil rapprochement entre l’œuvre d’art et le fétiche. Des œuvres possiblement appréhensibles comme substituts d’une multitude d’objets manquants, suscitant un imaginaire de type libidinal abordé de manière plus ou moins allusive (les jaquettes fétichistes thématiques de la série Cosmos, les joysticks, le verre de lait débordant, la saucisse géante), via l’utilisation de certaines matières (les collants féminins de Jouer avec des choses mortes, le plastique noir moulant un manège enfantin de Sans titre (Kiddy Ride) ou dans l’exhibition même d’une iconophilie avide. Mais chez Achour, ce penchant pour la symbolique et le refoulé des formes signe autant un rapport transactionnel sexualisé à l’objet (ou à la marchandise) qu’un retour, plus joyeux, jubilatoire, à l’idolâtrie. Fan de. Alors que les empreintes préhistoriques de mains sur les posters mainstream de Ici et autrefois et ailleurs et maintenant révèlent le primitivisme refoulé des icônes de la sous-culture, les sculptures-métaphores de Jouer avec des choses mortes, manipulées par d’étranges adorateurs, perdent peu à peu leur référence culturelle pour reconquérir – dans l’absurde – une fonction cultuelle. Actualisations totémiques des objets quotidiens. « Loin d’être, comme on l’a souvent prétendu, l’oeuvre d’une “fonction fabulatrice” tournant le dos à la réalité, les mythes et les rites offrent pour valeur principale de préserver jusqu’à notre époque, sous une forme résiduelle, des modes d’observation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des découvertes d’un certain type ; celles qu’autorisait la nature, à partir de l’organisation et de l’exploitation spéculatives du monde sensible en termes de sensible. »[5] Générations spontanées et incontrôlables de formes d’art premier au cœur de la société capitaliste. Ce penchant fétichiste réside aussi, chez Achour, dans une artificialité volontairement outrancière des œuvres, dont les mécanismes ne sont jamais cachés. La facture des récents films (Brume, Spirale, Jouer avec des choses mortes) dont l’image apparaît volontairement filtrée, ralentie, presque irréelle, fait montre d’une nouvelle artificialité symbolique. Rappelons que le voile représente, chez Lacan, le dernier degré du fétichisme « celui sur lequel peut en quelque sorte s’imager, c’est-à-dire s’instaurer comme capture imaginaire, comme place du désir, cette relation à un au-delà qui est fondamental de toute instauration de la relation symbolique.»[6]

 

(Désir > Désir)
Les formes de la culture populaire – Mike Kelley ne nous contredira pas – relèvent à la fois de la régression, du fantasme collectif et de la cristallisation de désirs. Les références subculturelles qui informent le travail d’Achour, aussi triviales apparaissent-elles – la pizza, le gyrophare, la borne, la lambada – ne sont donc elles-mêmes que des sommes de systèmes de production, de désirs (… et de délires, ajouterait Gilles Deleuze). En ce sens, si ces œuvres aiguillonnent certes certains de nos instincts les plus basiques, c’est toujours avec une jubilation assumée. Dans la sensualité et l’immédiateté. Dans un émerveillement au sensible plus que pour une dénonciation à visée politique, Achour pointe l’apparition miraculeuse de formes abouties de la culture populaire dans le chaos du monde. Ce faisant, l’artiste fait signe à la fois d’un sincère intérêt intellectuel – quasi didactique (cf. ses nombreuses discussions avec des « experts » autour des sujets de ses pièces) – et d’un indéfectible amour pour ces fins de chaînes sémiotiques. Paradoxe ? Là peut-être réside l’aspect le plus optimiste et discrètement puissant du travail : dans cette bienveillance, cet accord fondamental avec les choses qui seul permet une véritable efficience critique.

 

ART ATTACKS !

Parvenu au terme de cette déambulation mentale qui a permis de dégager de manière désordonnée ces quelques lignes de fuite, je souhaiterais revenir pour la suite du texte, d’une autre manière mais à la lumière de ces premiers enseignements, sur le positionnement singulier de l’œuvre achourienne dans le champ de l’art. Positionnement, références, inspirations, hommages ou transactions : l’œuvre est résolument au cœur d’une relation problématisée et complexe avec l’histoire des formes. Un aspect qu’il semble d’autant plus nécessaire de développer que les commentaires ont souvent escamoté, je crois, le véritable sens à l’œuvre dans ce dialogue actif de l’artiste avec son propre champ d’intervention.

Défions-nous donc d’abord de certaines apparences : la stratégie qui oriente le travail de Boris Achour est plus à rechercher du côté du démiurgique que dans l’esquive ou le non-choix. À la tentation démissionnaire, Achour oppose une posture de metteur en scène. Un comportement dominant qui assume sa part de positive prétention. Voir Cosmos, deux cents jaquettes vidéo réalisées par l’artiste, toutes différentes, toutes vides, et toutes certifiées : « Un film de Boris Achour ». Soit : une tentative chimérique d’agréger et de signer TOUT le cinéma (action, science-fiction, documentaire, guides, comédie, etc.) par un ultracinéaste omniscient, suprême. Plug and Play : des manettes de jeu vidéo simplement reliées à un mur, invitant, avec un peu d’imagination, à piloter le réel. Life Simulator. Démeurs : une chute montée à l’envers. Astuce élémentaire, mais « superpouvoir » : accorder indéfiniment le retour en grâce, redresser l’amorphe. Operation Restore Poetry : une machine infernale débitant autoritairement des slogans affirmatifs comme autant de missions à accomplir. Programme chargé pour un engagement artistique de type paramilitaire. Dans cette perspective, les perturbations apparemment légères et ironiques des Actions-peu – une baguette de pain scotchée sur un poteau, des rochers Suchard posés sur une armoire métallique, etc. – relèvent d’une autre démonstration de pleine puissance. Des interventions dans la ville – démarche volontaire et radicale – qui sont autant de scénographies dirigées, dont la réception a certainement souffert d’une trop grande importance accordée au « Peu » et pas assez à l’« Action ». Actions-peu ? Actions-peut. C’est une comparable velléité de contrôle qu’on retrouve dans la prédilection d’Achour pour les décors, maquettes, jeux, jusqu’à l’ultime ambition cosmogonique : la création d’univers entiers (lac, torrent-fontaine, rocher de l’exposition Non-stop paysage). De manière générale, en multipliant les formes, les médiums, les modes d’intervention, les registres culturels, c’est le monde entier que l’artiste semble revendiquer. Envisager toutes les configurations afin que rien n’échappe à sa maîtrise. Et si une telle indétermination formelle peut sembler modeste – pas de signature, absence volontaire de style -, elle fait plutôt signe d’une vocation à l’ubiquité artistique. Être omniprésent dans le champ de l’art, voire former un groupe d’artistes à soi tout seul (entre Art & Language et Présence Panchounette).

Le syncrétisme formel et notionnel d’Achour, on l’a vu, déroute dans sa tendance à l’arasement culturel, qui place sur un terrain d’égalité le trivial et le sacré. « Toujours vulgaire, jamais art.» Des associations improbables – et subversives – des boîtiers de Cosmos à l’installation Flash Forward qui expose les éléments épars d’un dessin animé à l’impossible scénario mêlant le fait divers sordide, Bruce Nauman et des secrétaires du tertiaire. Autant d’opérations de collage qui procèdent moins d’une indifférente fusion post moderne que d’une grammaire esthético-politique proche des combinaisons situationnistes (anticipant les slogans de 1968) qui mélangeaient utopie et humour à travers l’association de la sous-culture et de la philosophie. Sans hiérarchie. Il est éclairant que l’œuvre soit parsemée d’allusions à l’écrivain polonais Witold Gombrowicz. À la manière dont les personnages « désœuvrés » des romans de Gombrowicz élaborent, comme pour passer le temps, des manœuvres intellectuelles complexes mais irrationnelles à partir de situations banales, Achour semble s’attacher à imaginer des micro-scénarii dérivant de correspondances formelles à peine troublantes. De fait, si la suite de ses pièces paraît constituer un corpus éclaté et illogique de propositions, elle obéit peut-être finalement, comme tout scénario, à un déterminisme fictionnel. Imaginons. L’intrigue, poursuivie de pièce en pièce, relèverait de la science-fiction ou du fantastique. Script : la lente et subtile révélation d’une présence spectrale de formes artistiques contemporaines au cœur de notre vie quotidienne. L’invasion des profanateurs de sculptures. C’est à une esthétisation endémique de nos univers immédiats qu’Achour semble vouloir préparer secrètement notre regard : comme si, un jour prochain, nous devions être entourés de formes familières ayant imperceptiblement mutés dans le style implacable de l’art minimal.

« On frôle l’art contemporain»[7] : chez Achour, la critique sociétale ou sémiologique est moins subversive qu’une interpellation purement formelle de l’art lui-même. Art as art as art (before philosophy). Ses pièces constituent autant d’« objets-fictions » révélant la permanence de formes consacrées de l’art – minimal et conceptuel, particulièrement – dans les aspects les plus triviaux de la culture. Qu’est-ce que cela signifie ? Que ces formes d’art élitiste peuvent à leur tour devenir mainstream. OK. Ou bien, plus troublant, qu’elles entretiennent des affinités occultes et fictionnelles avec des objets quotidiens, non-artistiques. De tels rapprochements ne sont pas inédits. Dans les années 1960, déjà, Dan Graham désignait dans son Homes for America des coïncidences formelles entre l’urbanisme banlieusard américain et la sculpture minimale[8]. Divergeant du caractère essentialiste d’une telle démonstration, Achour privilégie le mode de la spectacularisation. Changement de décor : alors que les minimaux prônaient de manière emblématique l’auto-référentialité de l’œuvre, l’objectivité absolue et non-symbolique par la sérialité, Achour soumet ces mêmes formes à la nécessité fictionnelle d’une transformation de l’objet en sujet. Ce faisant, il réalise pleinement, et même dépasse outrageusement la vision critique d’un Michael Fried, renvoyant les œuvres minimales à leur aporétique « théâtralité »[9].

Cette révélation subtile d’un inconscient collectif des objets s’opère chez Achour selon diverses modalités. Première stratégie : indexation (et décontextualisation). Rejouant l’attitude emblématique d’un John Baldessari pointant simplement du doigt des objets[10], le travail d’Achour procède d’une muette et implacable désignation de connivences formelles entre l’art et la vie. (Dé)monstration. Contrôle : des bornes de signalisation urbaine remodelées en porcelaine sanitaire devenant sculptures pour galerie. John McCracken, es-tu là ? Cosmos : une porte automatique en verre et métal fonctionnant de manière aléatoire. Larry Bell meets Tinguely. Abri : un abribus reconstruit en bois dans un centre d’art. RATP versus Sol LeWitt. Regarde-moi : une enseigne lumineuse vierge. En langage artistique, prononcez monochrome. « Hey Judd, don’t let us down. » Moins un détournement nihiliste qu’une provocante déclaration visuelle : la sculpture minimale partage avec l’enseigne commerciale une même esthétique de classe[11].

Autre tactique achourienne : le changement d’échelle. Travelling. Pièce emblématique, Zooming : passage d’un plan large du bâtiment (classique télévisuel du plan-raccord de séries, type Dallas ou Cosby Show) à un plan serré sur le quadrillage formé par les fenêtres (classique artistique de la composition abstraite, tendance néoplasticiste ou Op Art). Révélation en profondeur, du macro au micro, de motifs artistiques au cœur de l’idéogramme populaire. Même mouvement, mais inversé, avec Cosmos : la masse des boîtiers vidéo (tendance jaquettes Vidéo 7) formant, dans leur alignement sur 40 mètres d’étagères en mélaminé, une forme parfaite et droite caractéristique de la sculpture minimale. Achour s’apparenterait ici à un Tony Cragg conceptuel : utilisation de résidus culturels à la dérive pour générer une forme maîtrisée. Et redoutablement séductrice. Une réinterprétation, version Century Fox, des grotesques italiens du XVIe siècle : un ensemble apparemment rationnel obtenu par l’ordonnancement aberrant de formes populaires et/ou vulgaires. Changements d’échelle anti-fractals, comme les barrières géantes de Jouer avec des choses mortes ou encore Cosmos : une tête géante, rose et sans organes, qui tourne sur elle-même en chantant doucement la Lambada. On imagine l’improbable dialogue : « De loin, tu me rappelles Henry Moore, de près Kaoma.»

Troisième mode de dévoilement de formes idéales de l’art au cœur du quotidien : l’action. Dans cette optique, les Actions-peu peuvent être assimilées à un véritable exercice d’inventaire de l’histoire de l’art au sein de l’espace public, moyennant certes de légers agencements. Sous les pavés, Carl André. Les bornes sphériques au sol (James Lee Byars), le chevron scotché au tronc d’arbre (Arte povera), un mobile en sacs plastique (Calder), des bacs à fleurs déplacés (Land Art), etc. L’Aligneur de pigeons, une méthode pour ordonner les volatiles à l’aide de polenta, permet quant à lui de tracer, de manière écologique, une ligne à la Piero Manzoni dans l’espace urbain[12]. Idem avec Les Femmes riches sont belles : une phrase brodée au dos d’une veste que l’artiste arbore ostensiblement devant des vitrines de boutiques de luxe. La provocation sociologique – un peu grossière – pourrait bien masquer une allusion plus fine aux formes textuelles de l’art conceptuel (tendance Kosuth / Weiner). Suivant cette idée, c’est moins les acheteuses bourgeoises qui seraient pointées par Achour que certaines pratiques des années 1960, par le biais d’un pernicieux rapprochement formel entre slogans conceptuels et logos d’enseignes haut de gamme (la phrase reproduite sur la veste dans le même corps en réserve que le logo Chanel)[13]. Toutes ces interventions peuvent être lues comme autant de manœuvres pour révéler la potentialité d’un « devenir-musée » de la rue. Dernier exemple, plus ambigu et néanmoins édifiant : Sommes, une série de photographies montrant l’artiste dormant debout la tête posée sur les haies d’une banlieue « middle class » américaine. Dénonciation (molle) de la langueur prospère d’un certain modèle bourgeois ? Mieux : en étreignant passivement ces haies parfaitement taillées, l’artiste les ramène subrepticement à leur pure forme ergonomique. Finalement, ces éléments de décor ne sont pas tant interrogés comme signifiés (l’univers pavillonnaire cosy et ennuyeux) qu’en tant que réduits à leur forme même, stylisée et parfaitement géométrique, proche, une fois encore, de la sculpture minimale. Alors, implicite mais insolent constat : l’art minimal est aussi fait pour qu’on dorme dessus. L’attitude somnolente du personnage, loin de révéler une quelconque démission, représente donc une singulière, quoique muette, agression. Ce n’est pas l’activité de sieste qui est minimale, c’est la forme même des buissons.

Le travail de Boris Achour signale de manière exemplaire comment les formes d’une œuvre, parfois contingentes à des économies particulières assumées à défaut d’être préméditées, doivent être observées avec réserve. Si on a pu assimiler l’artiste à certaines démarches artistiques prônant la discrétion, l’humilité, la micro-résistance, voire même la « faiblesse », par un parasitage minimal sur les signes du réel trop nombreux et puissants pour être combattus frontalement (etc. etc.), il est vraisemblablement temps de réviser cette position. Depuis ses débuts, c’est avec une posture véritablement démiurgique qu’Achour dispose ses pièces (comme aux échecs), proposant, par touches successives et incessants déplacements, une scénarisation des formes de l’art dans une indétermination permanente entre hommage et impertinence. Et avec pour dessein implicite de réconcilier, sous la forme du canular s’il le faut, les logiques apparemment antagonistes de l’art et de la culture. Ambitieux projet.

 

 

Notes

1- Entretien avec Éric Mangion in Semaine, Éditions Analogues, avril 2004.
2- Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. p.32.
3- Ibid, p.35.
4- Boris Achour, in « Il est fini le temps des cathédrales », in revue Trouble, n°3, printemps-été 2003.
5- Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. pp.29-30.
6- Jacques Lacan, Séminaire IV : La Relation d’objet, Séance du 30 Janvier 1957. Édité chez Seuil, Paris, 1998.
7- Extrait de la série Joséphine, ange gardien, interprétée par Mimie Mathy, cité par Éric Troncy dans « Comment l’art est perçu (aujourd’hui) ? : la haine de l’art commence ici », in Beaux-Arts Magazine Hors Série : Qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? / What is art today?, juin 2002, pp. 40-41.
8- Dan Graham, Homes for America (1966-1967), collage de textes et photographies ayant originellement paru dans Arts Magazine, déc. 66 – jan. 67, n° 41.
9- Michael Fried, Art and Objecthood, Chicago University Press, 1998.
10- John Baldessari, A Person Was Asked to Point, 1969, série de photographies représentant un doigt tendu désignant des objets banals.
11- Toutes ces invitations à regarder comme les formes de l’art sont partout insérées rappellent cette bonne blague qui consiste à tenter de retrouver des formes de l’art contemporain dans la ville. « Oh ? un Buren ! » (stores d’hôtels particuliers), « Tiens, tu as un Flavin au plafond ? ». Caricatural, souvent bête, toujours jubilatoire.
12- …et potentiellement d’obtenir una merda de piccione.
13- Même démarche avec INDEX (2000, ongoing), une phrase “Printemps – été…”, peinte au mur : rencontre connivente entre l’art conceptuel et la mode.

 



WELCOME / FUCK OFF ! INTERVIEW WITH FRANÇOIS PIRON, 2005

WELCOME / FUCK OFF ! INTERVIEW WITH FRANÇOIS PIRON

2005


Published in the monographic catalogue Unité, Les Laboratoires d’Aubervilliers, FRAC PACA and ENSBA, 2005.


François Piron: So that we can pinpoint the kind of links existing between some of your pieces, we could start in a genealogical way. The obvious thing for anyone seeing your work as a whole for the first time – in this catalogue, for example – is that it has never had any stylistic unity. Each one of the pieces has its very own identity, and this fact it seems to me, reveals a desire for appropriateness or inappropriateness in relation to a certain “topicality” of art. I get the feeling that the diversity of your pieces is also connected with the plurality of the artist figures you are keen to get across.

Boris Achour: This absence of any stylistic, formal unity is so self-evident that every time I show my work to people who aren’t acquainted with it, this is the first thing I tell them, as if to get things the right way round from the word go – both as a given fact, or a definite assertion, and also almost by way of an apology on my part.

FP: This is an inevitable problem set. From a pragmatic viewpoint, we might say that it’s a weak point because there’s lack of identification, and because it’s hard to understand and gain access to the work. But with regard to so many serial, mass-produced models in art, leaving branches and fakes and forgeries on one side, it’s a strong point, underpinning this basic heterogeneity.

BA: In any event, it’s a pivotal feature of my work, and one that convinced me to choose this title of “Unity” for the catalogue. It’s a title which is incidentally also the title of a series of recent pieces. As far as the idea of reactivity between pieces is concerned, this was essentially how it was between the Actions-peu – produced over a lengthy period between 1993 and 1997, during which that was virtually all I did – and my first show at the Chez Valentin Gallery. At that particular time I was keen to react to the image that I was already starting to get stuck with as a result of Actions-peu, the image of someone doing things in public places and creating things that were ephemeral, poor, and discreet. From the outset I wanted to shatter all that, for example by producing Contrôle, which consists of sculptures and precious objects, cold, beautiful, polished, shiny, and clean, which make direct reference to a minimal aesthetic, and which clearly asserted their commodity status. In this instance, actually, there was evidently a direct and obvious determination to make a break. But in my subsequent work, I don’t think there has been this determination to make my pieces reactive in relation to each other.

FP: So as of now, how do you think this works between two consecutive projects?

BA: Even if, with time, a set of pieces has been formed, and even if lines of thought have been worked out and various things brought together, I still don’t reckon on anything being established or fixed. The things are there, I made them, I’m familiar with them, they’re part and parcel of my praxis and my history, but each new piece is almost like a new departure. The absence of style is part of a set of on-going shifts and displacements.

FP: I’m tempted to repeat my question, but your answer has to do with the autonomous identity of each piece, much more flagrant than with a lot of other artists.

BA: Yes, it’s at once something totally assumed and asserted, as well as something that in part eludes me.

FP: When and in what context did you decide to regard your work as the beginning of an oeuvre – a body of work?

BA: Two things, as powerful as they are naïve, lie at the root of the fact that I’m an artist. One has to do with refusal and rejection, the other with attraction. At a very early stage I viscerally rejected a certain type of studies, along with certain professions and lifestyles, because there was something very glaringly standard about them. In a way that was symmetrical with this refusal and rejection, I was interested in comic strips and drawing, essentially, as well as volumetric constructions, maquettes, and so on. All this quite simply prompted me to go to an art school, attracted by something, though I wasn’t too sure what it was, because I could only imagine it in a very vague way. At that time, I felt that art was essentially a place offering a tremendous amount of freedom, and I felt that this couldn’t exist anywhere else. That was what attracted me, that possibility of creating tremendous freedom.

FP: So when you were done with art school, you were quite sure that was how you’d carry on?

BA: Yes, it happened without any help from me, like something incredibly obvious. I was just quite sure that I wanted to do something which I didn’t really have any idea about, as yet. I knew there were certain forms which attracted me and certain artists who attracted me, and I simply wanted to do what they were doing. Like a teenager who’s a fan of rock music, but instead of just listening to it, he actually starts making music.

FP: The first work you decided to keep, the Actions-peu, is actually a reaction to a situation, as well as to a certain way of thinking about art?

BA: The reaction factor in the Actions-peu is pretty important, and it functions at several levels. First and foremost, it’s a reaction to actual studio activity, and at that time the studio didn’t suit me, either as such, or, and above all, with regard to what I was producing. I spent two years in my studio, going round in circles, making things that I found really awful. And hardly anybody ever came by the studio, so nobody saw what I was up to. And because things you don’t see don’t exist, the Actions-peu were primarily a reaction to the fact that my work wasn’t being looked at, and then a reaction to a sensation of total confinement. What was crucial at that particular moment was quite simply that my work did actually exist because people were seeing it, even if they didn’t know it was art. What mattered to me was that something existed, that it released energy and produced an effect. So I left the studio and went out into the street, and, in an extremely simple and intuitive way, I started to organize and disorganize things in space. And it was as a result of that work, and as a result of looking at it – still all on my own – that I became aware, after a while, of the sculptural aspects present in the work, whereas at the outset I certainly didn’t look at it from that angle. And later on this would lead me to other works like Contrôle and Abri.

FP: You decided to do something in the street, that fiercest of places in terms of indifference…

BA: Because I didn’t have access to places where people put art on view, I went where there were people, it was as simple as that. I was saying that the Actions-peu were a reaction to my studio activity, but they were also a reaction to a line of thinking to do with what public places and public sculpture are – who organizes them, who arranges them, who’s responsible for them, who’s entitled to do things to them, or not, and how they do them. Nobody asked anything of me, and I commissioned my own public sculpture, which I made with my own means, and at that time I didn’t have two pennies to rub together.

FP: The Actions-peu have had a certain amount of critical success and in France they’ve become an emblematic work of the early 1990s, that post-utopian period when people were interested in the “interstices” of politics, in a modest and somewhat “disillusioned” way. After the fact, though, we can see that this is a simplistic view of your intentions. But perhaps you also had scores to settle with the political attitudes often contained in the idea of doing things in public places, most of them hailing from a reading of Situationism.

BA: I discovered art under the twofold influence of avant-garde radicalness and modernist messianism. As a teenager and student, I was rather classically attracted by those movements which wanted to turn the world into something that was freer, more beautiful, and more poetic. But their diehard factor and their nihilism, essentially in the writings of Debord, incidentally, where art can only exist in its own excess, by exceeding or going beyond itself – that is, in its abolition as commodity, all those extremist and dogmatic aspects really didn’t suit me in the end of the day. And after a few years, mourning for an art which would revolutionize the world, plus my refusal and rejection of nostalgia, cynicism and formalism became simultaneously formalized in my work. Even if this was relatively unworked-out at the time, it’s something that lay at the heart of the Actions-peu, something which nowadays seems to me to be much more important than any relationship to public places. At that time I used to talk about that work as if it were some kind of “Soft guerilla warfare”.

FP: How do you define formalism?

BA: First and foremost, let’s be quite clear about one particular point: above all else, I create forms and I want them to be beautiful and powerful. What I feel to be formalist is forms which only refer to themselves, or alternatively only to other art forms. These are forms which have no necessity, and are completely dead, merely juggling with signs and re-combining them. Formalist artists are those who create forms whose sole aim is to look like contemporary art, or resemble the idea of contemporary art that artists create for themselves.

FP: You talk about mourning for avant-garde attitudes, but at the same time, as far as we can see, you aren’t completely turning your back on them.

BA: What I think I’m essentially keeping, in terms of avant-garde attitudes, is a certain vehemence in my assertions. If we regard Modernism as a long-drawn-out movement of conquest, aimed at freeing forms, and making them autonomous, with a belief in progress, we can contrast it with the avant-gardes of the early 20th century, like some anarchic guerilla campaign that’s non-linear and devoid of history. On the one hand there’s a belief, in Art and in Progress, and on the other these notions are prey to crisis and doubt. Otherwise put, we might say that the avant-gardes tend to be aligned with desire, while modernism tends to be aligned with will. What matters to me, today, is the act of creating which encompasses these attempts, while remaining aware of their theoretical and political dead-ends, and doing something about it. Always with a desire for an art which will nevertheless change the world, but which will also, and nevertheless, be sold in galleries, and end up in museums, and the like. These are inner contradictions, still complicated to deal with.

FP: These contradictions reveal a desire not to prompt any belief in radical, ideological grand designs – and a desire not to let yourself nurture any such belief. This also involves drawing conclusions from what has always been going on in history. With Conceptual Art, for example. I think that from the late 1980s on, for example, people started to have a clearer vision of what happened to Conceptual Art, by separating the reality from the argument of the artists actually involved in Conceptual Art: institutional criticism, dematerialization, and so on. People started to be able to see a fetishistic, museumized it, included within the market system, and, for all that, this in no way detracted from the poetic and offensive dimensions of the works produced by these artists. One term that still seems to me to be valid when it comes to describing your attitude is mistrust – mistrust of any kind of absolute belief in a given system, or ideological creed. The sole risk inherent in this attitude is possibly withdrawal…

BA: Withdrawal isn’t necessarily something negative. In any event, the term “mistrust” seems to me to be especially apt for one particular period of my work, around the time of the exhibition Oui, in 1997. At the same time, I produced that little leaflet which borrowed the form and style of those witchdoctors’ leaflets that are handed out at Metro exits, in which I introduce myself as an “artist unknown the world over” who “can’t do anything”. Once again, I think inner contradictions crop up at a very early stage. On the one hand I called my first show Oui – yes to what?… we might perhaps talk about this – and at the same time I introduce myself as someone who’s powerless.

FP: Even if Oui is a doubting yes, it’s still an affirmation. Does this type of title have a connection with the idea of going beyond the critical stage, beyond the artist who says no?

BA: That “yes” was a reaction to lots of “nos” that I was seeing in art at that particular time. Those positions of refusal, rejection and withdrawal still hold true today, and not only in art, incidentally. That yes was also an affirmation per se, a general guideline. And needless to say, that yes included the yes to doubts, the yes to contradictions, and the yes to a desire to work in public places, as well as the yes to selling works in galleries, the yes to making beautiful polished porcelain sculptures, and the yes to taping plastic bags on an air vent. It was a yes to mixtures and to heterogeneity.

FP: Let’s come back to the fact that the Actions-peu swiftly became archetypal of a certain politics of weakness.

BA: It’s true that the Actions-peu have been much interpreted and commented upon from this angle and I think I’ve also played on that a bit. There’s no doubt that at the time I was aware of those notions of interstice and disappearance, and I was aware that a certain desire for erasure existed in me, that occurs for example in Artiste BORIS ACHOUR and Une Sculpture. And at the same time in Actions-peu, there is “little” and “few”, but there is also “action”, and as Guillaume Désanges has observed, it is above all the word “peu/little” or “peu-few” that has been retained, and rarely the word “action”. Whereas for me it’s always been 50/50, both at once. Action does indeed mean that a subject acts, even if the Actions-peu are presented as anonymous and ephemeral.

FP: The Actions-peu aren’t a disappearance, they’re an appearance: they don’t head towards nothing, they start from nothing, which is quite different. The same ambivalence applies to the Artiste BORIS ACHOUR: it’s the disposable, throwaway object if ever there was, and at the same time it’s a CV. It’s the affirmation of an identity…

BA: And then introducing myself as “unknown the world over” is already a claim and an example of false modesty. It’s obviously saying that I really want to be known the world over.

FP: That leaflet included a quote from Bruce Nauman, which, for me, is significant, because Nauman is the artist who has never really been involved in any movement or group, and who has always reacted to his artistic surroundings. Just when everybody was leaving their studios and producing happenings and Land Art, he, for his part, went for the “studio artist” option, at the risk of being accused of being a reactionary. He’s also the artist who adopts the authority of the auteur’s word, saying: “Pay Attention Motherfuckers”, “it’s me talking now”.

BA: At the time of the Actions-peu, I was actually being strongly influenced by Bruce Nauman, whom I discovered immediately after I left art school. He is quoted in this leaflet, and even more directly in a piece I made for the exhibition Oui. This piece is a reversal of his Self-Portrait as a Fountain, where I’ve got my head under the water, and I’m blowing air. I think this was a rather obvious and brutal way of pointing to a connection and its switch. But we can also talk of non-influences as much as reactions. Around the period when I was at art school, between 1986 and 1991, the prevailing phenomena were free figuration (figuration libre), Anselm Kiefer, the transavanguardia, and neo-geo. I felt totally removed from all that and had no interest in it whatsoever. It was not until a while later that I managed to find affinities with people who were geographically and generationally closer, like Philippe Parreno and Thomas Hirschhorn.

FP: I think that some of the influences you lay claim to, like Nauman and Robert Filliou, don’t have to do so much with affinities of forms as with artist figures.

BA: They’re impressive guardian-like figures, with all that that implies in terms of elation and, at times, weightiness. But actually the influences are not very formal at all. With Bruce Nauman I see above all singularity and solitude. Above all, it’s their ideas about art that interest me, their way of thinking and their way of living their artistic praxis.

FP: You’ve often emphasized two literary references, Robert Musil and Witold Gombrowicz. I find this quite illuminating because the common denominator shared by these two authors is the fact that they are “begetters of worlds”, and their ambition is to create an overall cosmogony in their writing. With a completely contrasting position, nonetheless. On the one hand, Musil creates a world in the accepted sense of a plurality of voices, a polyphony which, according to him, can’t be turned into something abstract; Musil says that you can’t find an absolutely singular voice, and that people talk through the words of others. And on the other hand, Gombrowicz experiences this same situation in a much more conflictual way, and puts up with this polyphony like something polluting his subjectivity. Gombrowicz asserts that it is important to fight against the words of others, and reinterpret the world in a singular, almost paranoid way – in the solitary sense of the thing. I get the impression that you’ve borrowed from both writers, at once aware of the acceptance and having a desire for refusal.

BA: When I decided to get out of my studio and make the Actions-peu, the question was instantly raised about recording that work, and my initial reaction was not to record it. I wanted that work to be a kind of free act, beyond history, apart from the market. A pure gesture. But that only lasted a few moments, for the simple reason that I was an artist, and I had to keep some trace of it. Otherwise it was the act of a madman, not an artist. An artistic act is the idea of a possible transmission of something to other people, the idea of a communication, and possibly an exchange. Whatever else, it’s the desire and attempt not to be totally solitary. To answer your question more directly, I’d say that I’m in a midway position in relation to Musil’s and Gombrowicz’s conception of the subject. And by midway I mean something like a boiling-point of contradictions, definitely not something calm, restful and stockstill, I mean it like a place of tension into which I put what I believe in and what I’m heading towards, as well as what I don’t like, however, things I don’t agree with and things I disapprove of. For me, all this has to be part of the work. Générique is a fine example where this point is concerned, both in the overtly manipulatory filming device and in the spoken text itself. This text permanently wavers between the statement of a subjective voice and media-related and cultural jamming. In this work what is clearly involved is the function of art as a tool used to construct a subject, just as much as the transformation of this notion of self-construction into a cultural dictate. The indecisiveness of Générique seems to me to be much more interesting than any acceptance or any refusal.

FP: Your work also contains a commentary on the position of art in culture. You’re quite lucid about the fact that art is totally incorporated in culture, and that there’s no way out of this situation. What’s more, it’s not desirable, barring being blinded by nostalgia. As a result of this I sense in your work an aggressiveness towards the position of an art that comes across as critical of culture.

BA: This incorporation of art within culture is actually undeniable, and produces problematic and interesting effects. It seems to me that apart from a rather rare reaction, involving a total rejection of culture and market alike – in a nutshell, a denial of reality – and entailing an almost nil visibility and the impossibility of making a financial livelihood from your art, artists are left with just two options. Either they play the integration game all the way to the hilt, and become mere producers of cultural objects designed to fill museums, fairs, magazines and biennials; or they only partly accept all this, and here things seem to me to become interesting, because a tension has perforce to be created. The conflict between the artist’s desire for freedom and singularity and his institutionalization, by both culture and market, can turn out to be extremely rich and productive, artistically speaking, if it is embraced and used as a driving force behind the work, rather than as an element of resistance. This is what Warhol managed to implement in such an exemplary way. Otherwise, I’m not interested in art which has its sights trained directly on criticism and politics. In addition to its frequent formal and conceptual poverty, this art seems to me above all to be thoroughly ineffectual as far as the anticipated goals are concerned.

FP: Quite a few forms of contemporary praxis, which we might call post-Pop, rely on the appropriation of mass-cultural signs, and are aimed at effects of recognition and connivance, which, to my way of thinking, tend to artificially soothe conflictual relations between art and culture. And I think your work is never seeking a mode of connivance with the onlooker. The signs that you import and use are invariably problematic.

BA: The things I use are problematic both as signs and for their own particular qualities, their forms and their histories. If they – by which I mean them or the use made of them – do seem problematic, this is because they are by nature complex, or alternatively because the manipulations they are subject to, and their association with other elements, lead to their decontextualization and the exacerbation of qualities that are an intrinsic part of these objects. The flowers made of wire and tights in Jouer avec des choses mortes are acknowledged as the product of creative craftsmanship, mother’s day presents, or bakery window decorations – so already culturally devalued forms – and what is more, their slight oversizedness and their brownish colour range tug them towards something lewd and obscene that is not naturally associated with childhood or creative leisure activities. The Lambada tune hummed by a large pink shape in Cosmos is used because it’s at once a worldwide hit, a digest of adulterated exoticism and eroticism, the music for a fizzy drink advertisement, and an acoustic object which, has spread to dime store spinning tops and dolls, but also quite simply because the fact of humming it turns it into a rather quiet and tender nursery rhyme.

FP: Back in the early days, each piece you came up with was very individualized, addressed directly at the onlooker, with whom you made a date which was met in quite a classic way in a relationship to the work, in the present. And I think that this has recently become more complicated…

BA: Actually, I started off making autonomous pieces, even if I attached a great deal of importance, in my first solo shows, to the relations which can exist not only inside one and the same piece, but also between the different pieces. This importance that I attach to the exhibition also stems from the attention I pay both to the objects I use, and to this determined desire never to regard them as neutral. The form of the exhibition is itself one of the non-neutral ingredients of present-day art. In my recent shows, the onlooker is not longer confronted by one or more objects, but immersed in a space and a time where many stimuli exist side by side – these stimuli may involve sound, light, and/or visuals, and diverse effects of materials, colours, scales, type-sets and so on may be at work in them… This is why I regard my latest exhibitions like landscapes, a term which refers both to an extremely classical and codified notion of art history, but is above all, for me, something within which you move about. I don’t regard the landscape as something you place yourself opposite to, and observe, but rather as a space in which you happen to be and inside which you move about. And this movement entails a time-frame. The fact of making what I call landscapes means that the features they are made up of form an ensemble while at the same time retaining an autonomy. This also makes it possible to juggle with things near and far, and with scales.

FP: The time-frames have also become more complex now that your relationship to the work has shifted towards a relationship to the exhibition. In this latter, the objects which make up the exhibition lose their autonomy and turn into transitive markers that the viewer will have to put together. The meaning and the affects tend to be situated more in the relationships and the co-existence of the elements. In this sense, I won’t describe your recent exhibitions as environments or installations. What’s involved is more a way of thinking about the exhibition, where you put the onlooker in a space-time context that has many different dimensions. It’s no longer the here and now of the work; it plays with waiting and expectation, time limits, and effects of echoes and reverberations.

BA: I think questions about time have been present in my work for a long time, be it in all those looped videos like Démeurs, Zooming and Passage, or, in a different way, in pieces like Rempli, Stoppeur and Sommes, which were frozen time-frames. But as you observe, these problem sets are actually becoming more and more complex, and this process is happening at the same time as a shift is going on from the relationship to the work to a relationship with the exhibition. When you talk about this reduced autonomy of the elements which go to make it, and this need to put them all together to have access to meaning and affects, I get the impression that I’m hearing you describe Gombrowicz’s Cosmos. In the novel, the various elements and clues are only meant to assume their meaning in the way they are inter-related. Obviously enough, the line is being constantly broken, there are leaks everywhere, and the resolution is being forever pushed aside, so that in the end it never comes to anything. This description could just as well apply to the exhibition Non-stop paysage, which combined pieces of a certain age and others created for the occasion, all with very different textures. It was a transposition of the video-clip format to the format of an exhibition: every quarter of an hour, for four minutes – the average length of a song – the exhibition came to life, light sculptures flashed, an automatic door opened and closed at random, and everything was driven by a huge, organ-less head hanging upside down and spinning on its own axis while humming the Lambada. The walls were painted all over in the colours of those Japanese shops that are open around the clock. There was another time-frame, more steeped in metaphor, that linked up with the first. And depending precisely when the onlooker arrived, he or she would find themselves in front of inert sculptures, or else in the thick of an improbable son-et-lumière show. In Jouer avec des choses mortes, in addition to the sculptures the exhibition included a one-hour film, projected on to one of the sculptures, which showed people handling them in the actual exhibition space. By way of the film, the nature of the sculptures became blurred, and they turned into kinds of props with many different functions. And viewers ended up in a somewhat ill-defined space-time where the images seemed to stem from an event that was more forthcoming that past. Several time-frames existed side by side: the time-frame of the stroll through the exhibition venue, the time-frame that each viewer allotted to the screening of the film, and, last of all, the time-frame of the film itself. In a general way, the time limits, twists and turns, and time-related echoes of these exhibitions create effects of floating and indecision for the spectator, and these effects complement the one that I want to produce through the heterogeneity of the materials, the differences in scale, and the saturation of signs.

FP: They require the onlooker to undertake a reconstruction with regard to a whole set of things which come across as being intentionally eclectic.

BA: The idea of deconstruction has been very present in my latest works, and it was the obvious and pivotal subject of the exhibition titled Flash forward. For a long time I refused to admit to the reactive part of my work, but that was because I saw it solely as something negative. But reactivity also means constructing on deconstruction. What you were saying about my work being a reaction to a given context – more or less immediate, more or less broad, more or less artistic, more or less political – is simply an attempt to understand the conditions of a position within a period. For me, this involves proposing actually within a piece or exhibition something that has to do with deconstruction, and at the same time involves simultaneous reconstruction. For me, the one cannot do without the other. Flash forward was split into two rooms: in the first, all you could see was pictures, and you weren’t to know that this was a deconstruction, until you’d seen the same things, in the second room, being put together and overlaid in an animated film, in a kind of combinatorial chaos, with neither beginning nor end. If I conceive of a show like a landscape, this also has a great deal to do with the décor, and with the idea of confronting onlookers with the work’s production process. This process is deconstructed, laid out, and reconstructed at the same time.

FP: Conceiving of the exhibition in these terms also helps to see it in the form of a spectacle, or show. Non-stop paysage and Jouer avec des choses mortes both summon such referents as the theme park, the end-of-term school show, the shopping mall, the television set, and so on. Over and above their formatting, and the impoverishment of their imagination, which, whatever anyone might say, everyone is thoroughly aware of, these spaces do, in spite of everything, convey an idea of festiveness and togetherness. And so they are also places of happiness. Incorporating these references in your work also means emphasizing a share of supposed entertainment…

BA: Precisely. Even if Operation Restore Poetry tended to empty the room of viewers rather fast, because of the volume of the sound, this is no longer the same type of rejection at all as the full hand of Rempli or the sofa which you can’t sit down in. I actually think that for some time my work has been developing an aspect bound up with entertainment, and that a playful aspect has appeared which didn’t exist at the outset. I’m very fond of the idea that minority art works with culturally majority forms, not to criticize them but to crystallize their strangest aspects and come up with alternative extensions, kinds of parallel worlds, a bit like what David Lynch did with Twin Peaks. The notion of entertainment, in art, like the notion of decoration, incidentally, is sullied by suspicions of impurity, and just as it is nowadays admitted that art may quote culturally devalued forms, so it seems to me that a truly entertaining art is invariably received in a problematic way.

FP: Let’s talk about your work method. You produced Jouer avec des choses mortes at the Laboratoires d’Aubervilliers, and I remember how you changed the project as you went along – the film with the sculptures being handled by people wasn’t part of the initial project.

BA: My way of working isn’t a result of studio activities, or, at best, has very little to do with that. Things are constructed almost in real time at the moment of the exhibition. And this way of working perforce entails a form of reactivity, because, in practice, I only work on the basis of contexts which are exhibition proposals. And between the original idea and its execution and realization there can be quite a long time lapse. As a rule, the longer the time lapse, the more the project evolves and changes. Material restrictions are added to the whole thing, so you have to juggle with all that. It’s a way of operating that I like a lot, even if it’s sometimes quite stressful.

FP: At the same time, it’s hard to say that you’re really reacting to exhibition proposals, because you don’t provide any answer to a context, and you’re not in the logic of the project, either…

BA: This is quite simply because an invitation to an exhibition is a kind of trigger, or tripping device. And because what I’ve been doing for a while now calls for a certain demonstration, or unfurling, in space, it’s only when there’s an exhibition that the things I want to try out can become visible. In Non-stop paysage there was a whole set of modules which were laid out. Some already existed, and were of a certain age, and others had been made for the exhibition. In Jouer avec des choses mortes there were modules, too, but they had all been made for the occasion. In the end of the day, however, it all comes to the same thing, in so much as it’s a matter of putting things together. This relation can only exist in a space of a certain size. And often, in fact, the pieces and exhibitions introduce new desires, new questions, and now ideas which will be developed at a later stage. And if the gestation period is quite long, they will even be developed actually within a project, as was the case with Jouer avec des choses mortes.

FP: This issue of connections and relations and associative functioning crops up again and again in your work: a kind of “horizontal”, non-hierarchic deployment of disparate things. The archetypal piece of this method of conglomeration is the Cosmos video club.

BA: At the very beginning it was a question of editing and montage. There are always at least two things that are associated: a column of plastic bags on an air vent, and aluminium foil on a post in the Actions-peu. In Contrôle, I put a form and a material together; in Abri, a form and a material from the public place end up together… in the early works, this montage was synthesized in one piece. It was subsequently spread out, and unfolded. Today it is still being synthesized in pieces, but it also exists in the relationship between pieces, so it’s become fractalized.

FP: Montage is the symbolic form of the avant-gardes! In your early pieces like Contrôle, the montage played a more discursive part than it does today. There was something explicit in the assembly of a form and a material. Today, the fractalization and expansion of forms means that you can completely explode the idea of a message.

BA: I really hope that there’s never been any message…

FP: It was possible to read pieces like Contrôle and Abri using the yardstick of a relationship to social conditioning, to the alienation of the normative order… All the same, this wasn’t a far-fetched interpretation. If only by virtue of their title, these pieces clearly prompt this kind of reading.

BA: Maybe, but nevertheless it was a matter of colours, forms and materials, and connections between these elements. This said, I think that at that particular time I agreed less readily to talk in these terms about the formal aspect of my work, and I think I had a tendency to favour those political aspects. Since then, the work has evolved, and I feel freer…

FP: I think you’ve gradually accepted the idea of personal imagination. If we talk of collage and montage, with all that these words presuppose by way of heterogeneity and non-hierarchization, we are nevertheless prompted to raise the question of the iconographic choices you make, for example for Flash forward: how does this work, qualitatively and quantitatively?

BA: Quantitatively, I often try to introduce systems involving overload, excess and saturation. It’s a fairly simple but invariably effective method of going beyond the authority of the Work, of the Piece, but it’s also the assertion of a determined desire not to fight against the superabundance of signs and images, but rather to play with it. In Cosmos, for example, this gives 200 video cassette boxes placed side by side on a shelf 40 metres/130 feet long. Or the 100 extracts of dance music, lasting a few seconds each, assembled one after the other in Totalmaxigoldmachinemegadancehit2000. There’s also another way of dealing with the quantitative aspect, the way I did in Zooming, and in all my loop-based videos. These videos give rise to a suspended time, there is no progress in time. It’s another way of increasing the number of elements and putting them all on one and the same level. Now, from a qualitative viewpoint, I think that what’s involved above all, and once again, is common elements, even if they come from different arenas. To take one or two examples from Flash forward, who could forget the live image of that little Colombian girl who lay dying for several days in front of all the world’s cameras, and what art-lover isn’t familiar with Bruce Nauman’s Self-Portrait as a Fountain, and who would miss the association between yellow-coloured faces and the Simpson family? In a general way, the images that I use waver between general and particular. They hold good for themselves, but they have also become cultural signs, and icons.

FP: I regard the smooth, polished texture of the images in Flash forward exactly as I do the perpetual zoom forward of Zooming, which never moves through any window that would permit a narrative to begin, as relations to the surface of things. Which is to say that each eventually interchangeable image merely re-states the same surface as the previous one. This never goes any deeper.

BA: There’s even more obvious going on with Ici et autrefois et ailleurs et maintenant. This piece is made up of a very large number of teenage bedroom posters, on which negative hand prints are drawn, with a marker pen. There is at once a covering up of the image, a negative appearance of the hand, and a caress of this image. This is something that’s extremely naïve, a possibility of belief in the image. As if by touching the image you could touch what it represents, all those objects of desire: motorbike, coke bottle, pin-up, Michael Jackson, Che Guevara, and kitten…

FP: This is an extremely fetishist piece, because the hand refers to rock painting as the origin of art, like a very first trace of human gesture. A fetish is a dead object that is loaded with a power, to make it alive, and this belief is enacted in this piece. Regarding the image, I’d like to bring in Remix de la performance Jaizu de Chris Burden, that performance you put on, whose intentions are explicit in the title. Jaizu is described by Chris Burden as follows: “Dressed in white and wearing sun-glasses, I was sitting opposite the entrance door. Visitors were admitted one by one. They had a feeling that I was looking at them, but in fact the sun-glasses had been painted black on the inner surfaces, and I was more or less blind. I sat there motionless, not saying a word, throughout the whole performance. A lot of people tried to engage me in conversation: one person behaved aggressively towards me, and another started sobbing hysterically.” The documents about this performance consist of this factual description and a photograph. Here I’m interested less in the question of the remix than in the fact that it’s not a matter of repeating the experiment set up by Burden, but simply of working with the image we have of things. It would probably have been ridiculous to try and recreate the performance, so you just reproduced the picture and performed with the same sun-glasses with the painted lenses, sitting on a chair but in front of an audience, like a deceptive spectacle.

BA: I had a desire to test this experiment with passiveness in front of an audience, and feel the absence of communication, not to say aggressiveness that could come across. It also interested me to play with the radical nature of that performance art of the 1970s, but to play with it through the image as go-between. I was referring the onlooker more to a déjà vu than to the actual here-and-now-ness of a situation. The experience we have of 99% of art comes about by way of reproductions, catalogues, the Internet… There are thousands of works that I’ve never seen, and which I’m nevertheless acquainted with through their reproduction. They’ve given me the reality of their image. So when I say that I make reference to works, I’m often referring to images of those works rather than to the works themselves.

FP: This is something that you’ve assimilated, including in the way you produce forms and objects, which are conceived like images.

BA: This is because I essentially use things which are already known and familiar to us. From this point of view, whether they have volume or not is actually of little importance. This is why I don’t like using the term “popular culture” to talk about my work; I prefer the term “common culture”.What I use is common, both in the sense of banal, but also of a common belonging. When something is an image, or has become an image, it’s lost its vital substance, and this is actually one of the issues that interested me in Jouer avec des choses mortes. The dead aspect of these objects resulted in part from their overall look, already there, and it was reinforced by their image status.

FP: I’ve got several other topics to talk about, but we can deal with them all by talking about just one piece. Let’s take the Stoppeur, which encompasses several factors of interest to me. To begin with, I’d like us to discuss its title, and the relationship it develops with language. In the way you title your works and, in a more general way, use language in your work, you make use of what I’d call an intransitivity. What’s more, you often use direct, deictic terms (Oui and Ici et autrefois et ailleurs et maintenant…), which, when decontextualized, involve this same intransitive relationship to language by preferring the performative statement over a language of communication. This relationship to language also prefers an imperative of action over its possible objective: this would be desire, rather than the object of desire.

BA: Like my pieces, my titles often summon up several sources, and several worlds. For Stoppeur, it’s very straightforward: it’s one half of a hitch-hiker (French auto-stoppeur), so a hitch-hiker without a car) But this title also has to do with Duchamp’s Stoppages-étalon, the Standard Stoppages. Un monde qui s’accorde à nos désirs is also half a quotation. The first half of Bazin’s sentence is missing, so it would otherwise read: “Le cinéma substitue à notre regard… un monde…”, “The cinema replaces our gaze with a world that matches our desires”. I think this intransitivity that you describe tallies with what I used to call an attempt “to go towards” and push away at one and the same time, which occurs in pieces like Stoppeur, Scrupule, Rempli and even Les Femmes riches sont belles. I didn’t put it at the level of language, but directly at the level of the meaning of the pieces themselves.

FP: The figure of the Stoppeur is ambiguous: we don’t know who is being “stopped”. We can also understand auto-stoppeur as a reflexive term: the “stopper” who is “stopping” himself, or the hitch-hiker hitching a ride from himself. The figure of the auto-stoppeur/ hitch-hiker is an unstable one, but it is at the same time motionless. Is he someone who can “stop” something else, or someone who “stops” himself? It’s a very strong figure: the auto-stoppeur/ hitch-hiker is someone who asks for something but has no change; he demands absolute trust, with no guarantee.

BA: This is all that art asks for. Not only a belief, but a total commitment, on the part of artist and viewer alike. Everything you say is an interpretation of this work which I agree with, but I don’t feel like stating a preference for one meaning in particular. It’s me “stopping” – i.e. hitching a ride from – myself, me “stopping” the gaze, me who’s “stopped” because I’ve turned into a poster, an image with a connotation vaguely to do with advertising.  And this picture contains what we were talking about just now: the flatness of the image, its surface, its link with desire and death.

FP: For me, the Stoppeur is a piece which works like an enigmatic, stylistic, rhetorical figure. It is neither an allegory, nor a metaphor. You summon the onlooker to look at the image as such, and he can recognize the figure, he knows what it is, but at the same time, what is he being summoned to by looking at it?

BA: The only “good” onlooker or viewer is the one who lets him/herself be invaded by the image and by what it contains in terms of trouble and disorder, and strangeness. It’s a bit the same question that applies for the Actions-peu. What value do these works have when someone passing in the street sees them? When someone who doesn’t receive them as art comes across them? In this case, in addition to the imaginary share they give rise to, what matters most to me is the way they upset the apple cart, as it were – disturbing the order of things.
There’s a constant factor in everything I’ve done in public places: be it with the Actions-peu, Les Femmes riches sont belles, Stoppeur, or Ghosty, there’s nothing to say that art is involved when such works are seen by passers-by. It’s just a question of something that’s not quite right, a disorder. the fact that these works are not received as being art allows a possibly more neutral and essential way of looking at them, freed from the questions usually associated with art in public places, as well as its social role, its relation to politics, and the way it is incorporated in a site… When passers-by come upon Ghosty, a guy wearing a mask who says nothing, I don’t know what they feel, but I really don’t think that they’re imagining that art is involved.

FP: Especially the people who phoned the police station!

BA: And the people who wanted to smash his face in! Some guy got out of his car and wanted to hit him. I think Ghosty came about as a result of a comeback of aggressiveness.

FP: Several pieces like Ghosty, Jaizu and the Sommes develop a figure of passiveness. I’m also thinking of the head of Cosmos, autistic and humming, and what Robert Filliou said, which you quoted in the first issue of Trouble [Paris-based art magazine first published in 2002]: “Sit quietly doing nothing” [“Rester tranquillement assis sans rien faire”]. Michael Fried talked about Tony Smith’s sculptures in terms of human presences. For you, what’s involved is a reversal of this statement, where you regarded the human presences like minimal sculpture. Something passive, indifferent, polished and reflecting. This could almost be a definition of sculpture according to Donald Judd.

BA: Once more, there’s a degree of reactivity. For Ghosty, Jaizu and Hypnos, it’s partly a matter of thwarting a request in a slightly silly way. I was invited to a performance festival. Everyone had a quarter of an hour, and took their turn, with people waving their arms here, there and everywhere… I, personally, came up with the idea of hypnotizing everybody, with me in charge of everything for a quarter of an hour. When the moment arrived, needless to say, nothing happened, and the evening carried on without further ado. Ghosty was created in response to an invitation to a sculpture biennial in the public place, where each artist would place his work in a corner – with the work shown on a plan so as to create a route in the city. On the one hand, therefore, there’s a naughty boy reaction – where the boy decides to stay stockstill when it’s suggested he puts on a performance, and also prefers to create a character and have him walking round the city for three months, when it’s suggested he make a public sculpture.

FP: Disappointment is also a stimulus.

BA: A slightly immature desire not to want to play the game. A punk the wrong way round: instead of making a fuss and breaking everything, I don’t move. This could possibly be expressed in another way: these pieces are pauses. Sommes is also a moment of calm, a quiet sculpture. Even if I regard these photos as being extremely violent. Violent in the way they agree to espouse the form. The violence of Ghosty lies in his silence, and his expressionless face, the fact that he doesn’t respond to things being asked of him, and that he’s beyond sociability. When I redo Burden’s Jaïzu performance, there’s a respectful silence to begin with, but after a few minutes, you start to hear the noises of chairs, throats being cleared, and then people start to laugh in an awkward way, until such time as they’re really fed up because it’s boring looking at someone who’s not moving. It creates a situation of violence, especially when there’s just one person facing a group. What you call a passiveness, and what I’d tend to call a withdrawal, is a way of giving rise to situations of tension.

FP: This asocial situation is as well a viewpoint on the auteur’s position. It’s a kind of amorality.

BA: It’s above all an attempt to be in a permanent to-and-fro between norm and subversion. In art, as elsewhere, subversion is always quite swiftly assimilated, and at times the passiveness is considerably more pronounced and effective than action and provocation. And this figure of passiveness and withdrawal seems to me to be quite effective in the deceptive subversion that it gives rise to. Here we’re touching on a point that is, in my view, essential, and it has to do with present-day relations between the artist and society. There’s a huge fantastic projection of society onto the artist, by way of an effect of proxy and catharsis: society invariably transfers its inhibitions and its forms of repression onto the artist, urging him to be free, unusual, critical, rebellious, different, and someone who produces something new, so stopping it from becoming as much itself. And even if these exhortations are today no longer earmarked solely for artists, because everyone is now being called upon “to be themselves”, to “realize” themselves, and be “unusual”, I think that the figure of the artist concentrates them and crystallizes them to a very considerable degree. The artist is a proletarian person whose powerful unusualness and singularity are extolled by society. And because it seems to me to be impossible to deny and refuse this state of things, the sole solution seems to me to be to play and juggle with it. And here we come back to the motionlessness, inertia and passiveness of Ghosty, the Stoppeur, and the Autoportrait en Coyote

FP: These are catalyst figures: they give off virtually nothing, but they condense things, like black holes.

BA: Yes, they are almost neutral elements which permit a reaction to take place. My most recent works, like, for example, Jouer avec des choses mortes put the onlooker in a position that is quite close to such notions. It is no longer me or the work stemming from this nature, but the onlooker who finds himself withdrawing, into a somewhat passive position, not to say one of exclusion. This also goes for the automatic door in Cosmos: it is autonomous, it opens and closes, whether an onlooker is there or not. This notion has perhaps been slightly altered: at one moment, it was directly incorporated within the work, but now it has shifted to being an address to viewers.

FP: The automatic door also in the end of the day contains a violent element: in a way it is saying: “Welcome, fuck off”.

BA: That might be a good title for this interview, mightn’t it? Welcome-Fuck off!

 

 

(translated from french by Simon Pleasance)

 



WELCOME / FUCK OFF ! ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS PIRON, 2005

WELCOME / FUCK OFF ! ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS PIRON

2005


Publié dans Unité, catalogue monographique édité par Les Laboratoires d’Aubervilliers, le FRAC PACA et l’ENSBA, 2005.


François Piron : Afin de préciser la nature des liens entre certaines de tes pièces, nous pourrions commencer de manière généalogique. L’évidence pour quelqu’un qui voit pour la première fois l’ensemble de ton travail, par exemple dans ce catalogue, est qu’il n’a jamais eu d’unité stylistique. À chacune des pièces est conférée une identité propre : cet état de fait est lié, il me semble, à une volonté d’adéquation ou d’inadéquation par rapport à une certaine « actualité » de l’art. J’ai le sentiment que la diversité de tes pièces est aussi liée à la pluralité des figures d’artiste que tu veux transmettre.

Boris Achour : Cette absence d’unité stylistique et formelle est tellement indéniable que chaque fois que je présente mon travail à des personnes qui ne le connaissent pas, c’est la première chose que je dis, comme pour mettre les choses au point : à la fois comme un constat, une affirmation forte, mais aussi presque comme pour m’en excuser.

FP : C’est une problématique inévitable. D’un point de vue pragmatique, on pourrait dire que c’est une faiblesse parce qu’il y a manque d’identification, difficulté de compréhension, d’accès au travail. Mais, au regard de tant de modèles en série dans l’art, sans compter les succursales et les contrefaçons, c’est une force de tenir cette hétérogénéité de principe.

BA : C’est en tout cas un point nodal de mon travail, et qui m’a décidé à choisir ce titre d’Unité pour le catalogue, titre qui est par ailleurs celui d’une série de pièces récentes. Concernant l’idée de réactivité entre les pièces, cela a été essentiellement vrai entre les Actions-peu – dont la réalisation s’est étalée sur une longue période, entre 1993 en 1997, pendant laquelle je n’ai fait pratiquement que cela – et ma première exposition à la galerie Chez Valentin. À ce moment, j’ai voulu réagir à l’image qu’on commençait déjà à me coller par rapport aux Actions-peu, celle de quelqu’un qui intervenait dans l’espace public pour y faire des choses éphémères, pauvres et discrètes. J’ai voulu dès le début casser cela en réalisant par exemple Contrôle, qui sont des sculptures, des objets précieux, froids, beaux, lisses, propres, qui renvoient directement à une esthétique minimale, et affirmant clairement leur statut de marchandise. Il y avait à l’évidence une volonté directe et claire de rupture. Mais par la suite, je ne crois pas qu’il y ait cette volonté que mes pièces soient réactives les unes par rapport aux autres.

FP : Comment penses-tu dès lors que cela fonctionne entre deux projets consécutifs ?

BA : Même si, avec le temps, un ensemble de pièces s’est constitué, des réflexions se sont élaborées, des éléments s’articulent entre eux, je ne considère cependant quoi que ce soit comme étant acquis. Les éléments sont là, je les ai faits, je les connais, ils font partie de ma pratique et de mon histoire, mais chaque nouvelle pièce est presque comme un nouveau départ. L’absence de style fait partie d’un jeu de déplacement permanent.

FP : J’insiste, mais ta réponse va dans le sens de cette identité autonome de chaque pièce, beaucoup plus flagrante que chez bien d’autres artistes.

BA : Oui, c’est à la fois totalement assumé et affirmé, mais aussi quelque chose qui m’échappe en partie.

FP : Quand et dans quel contexte as-tu décidé de considérer ton travail comme le début d’une œuvre ?

BA : Deux éléments, tous deux aussi forts que naïfs, sont à l’origine du fait que je suis artiste : l’un serait du côté du refus et l’autre de celui de l’attirance. Il y a eu chez moi, très tôt, un refus viscéral d’un certain type d’études, de métier ou de style de vie ressentis comme très violemment normatifs. Symétriquement à ces refus, existaient des intérêts pour la bande dessinée et le dessin essentiellement, mais aussi pour les constructions en volume, les maquettes, etc. Tout cela m’a assez simplement amené à étudier dans une école d’art, attiré par quelque chose que je n’imaginais que très vaguement. À cette époque, je ressentais l’art essentiellement comme un territoire de très grande liberté, que je ne sentais pas pouvoir exister ailleurs. C’était cela qui m’attirait, cette possibilité de fabriquer une très grande liberté.

FP : Tu as donc, à l’issue de tes études aux Beaux-Arts, la conviction de vouloir continuer.

BA : Oui, cela s’impose tout seul, comme une énorme évidence. J’ai juste la conviction que je veux faire quelque chose dont j’ignore à peu près tout. Je connais des formes et des artistes qui m’attirent et j’ai juste envie de faire comme eux. Comme un ado fan de rock qui, au lieu de simplement en écouter, va se mettre à faire de la musique.

FP : Le premier travail que tu décides de conserver, les Actions-peu, est bien une réaction par rapport à une situation, et aussi par rapport à une certaine manière de considérer l’art ?

BA : La part de réaction dans les Actions-peu est effectivement importante, et elle opère à plusieurs niveaux. C’est tout d’abord une réaction par rapport à la pratique même de l’atelier, qui à cette époque ne me convient ni en tant que telle ni, et surtout, dans ce que je produis. Je passe deux ans dans mon atelier, j’y tourne en rond, je fais des trucs que je trouve très mauvais et donc personne ne voit ce que je fais. Et comme ce qui n’est pas vu n’existe pas, les Actions-peu sont avant tout une réaction à l’absence de regard sur mon travail et ensuite à une sensation d’enfermement total. Ce qui est primordial à ce moment, c’est tout simplement que mon travail existe parce que des gens le voient, même s’ils ne savent pas que c’est de l’art. Ce qui m’importe c’est que quelque chose existe, que cela dégage une énergie, que cela produise un effet. Donc, je sors de l’atelier, je vais dans la rue, et de manière extrêmement intuitive et simple, je me mets à organiser ou à désorganiser des choses dans l’espace. Et c’est en faisant ce travail et en le regardant – toujours tout seul – que je me rends compte au bout d’un certain temps des aspects sculpturaux qui y sont présents, alors qu’au début je ne le considérais pas du tout sous cet angle. Ce qui m’amènera plus tard à d’autres travaux comme Contrôle ou Abri.

FP : Tu as choisi de faire quelque chose dans la rue, l’endroit le plus violent en termes d’indifférence.

BA : Comme je n’ai pas accès aux endroits où l’on montre de l’art, je vais là où il y a des gens, tout simplement. Je disais que les Actions-peu étaient réactives à ma pratique d’atelier, mais elles le sont également par rapport à une réflexion sur ce que sont l’espace et la sculpture publics : qui les organise, qui les ordonne, qui les prend en charge, qui a le droit ou pas d’y intervenir et comment. Personne ne me demande rien et je me passe ma propre commande de sculpture publique, que je réalise avec mes propres moyens, financièrement nuls.

FP : Les Actions-peu ont connu une certaine fortune critique et sont devenues en France une œuvre emblématique du début des années 1990, période post-utopique, s’intéressant aux « interstices » du politique, de manière modeste, quelque peu « désenchantée ». Néanmoins, a posteriori, on constate que c’est une vision quelque peu réductrice de tes intentions. Mais peut-être avais-tu des comptes à régler également avec les attitudes politiques souvent contenues dans l’idée d’intervention dans l’espace public, issues pour la plupart d’une lecture du situationnisme.

BA : J’ai découvert l’art sous la double influence de la radicalité des avant-gardes et du messianisme moderniste. Adolescent et étudiant, j’étais assez classiquement attiré par ces mouvements qui voulaient transformer le monde en quelque chose de plus libre, de plus beau et de plus poétique. Mais leur part jusqu’au-boutiste, leur nihilisme, essentiellement chez Debord d’ailleurs, où l’art ne peut exister que dans son dépassement, c’est-à-dire dans son abolition en tant que marchandise, tous ces aspects extrémistes et dogmatiques ne me convenaient finalement pas. Et après quelques années, se sont simultanément formalisés dans mon travail le deuil d’un art qui révolutionnerait le monde et le refus de la nostalgie, du cynisme et du formalisme. Même si c’était relativement peu formulé à l’époque, c’est quelque chose qui se trouvait au cœur des Actions-peu, et qui aujourd’hui me semble bien plus important que le rapport à l’espace public. À cette époque, je parlais de ce travail comme d’une « guérilla douce ».

FP : Quelle est ta définition du formalisme ?

BA : Tout d’abord, il faut bien s’entendre sur un point : je crée avant tout des formes et je veux qu’elles soient belles et puissantes. Ce que je ressens comme formalistes, ce sont des formes qui ne renvoient qu’à elles-mêmes, ou alors seulement à d’autres formes artistiques. Ce sont des formes sans nécessité et complètement mortes, qui ne font que jouer avec des signes et les recombiner. Les artistes formalistes sont ceux qui créent des formes qui n’ont d’autre but que de ressembler à de l’art contemporain, ou à l’idée que ces artistes s’en font.

FP : Tu parles de deuil des attitudes des avant-gardes, mais en même temps, visiblement, tu n’y renonces pas totalement.

BA : Ce que je pense essentiellement conserver des avant-gardes, c’est une certaine violence de l’affirmation. Si l’on considère le Modernisme comme un long mouvement de conquête pour l’émancipation des formes, pour leur autonomisation, avec une croyance dans le progrès, on peut lui opposer les avant-gardes du début du XXème siècle comme une guérilla anarchique, non linéaire et déshistoricisée. On a d’un côté une croyance, en l’Art et en le Progrès, et de l’autre une mise en crise et en doute de ces notions. En d’autres termes, on pourrait dire que les avant-gardes sont plutôt du côté du désir et le modernisme de la volonté. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de créer en prenant en compte ces tentatives, en étant conscient de leurs impasses théoriques et politiques, et de faire quelque chose avec cela. Avec toujours le désir d’un art qui va néanmoins changer le monde, mais qui va néanmoins être vendu dans des galeries, et qui va néanmoins être muséifié, etc. Ce sont des contradictions internes, toujours complexes à gérer.

FP : Ces contradictions révèlent une volonté de ne pas laisser croire – ni se laisser croire – à des grands schémas idéologiques radicaux. C’est aussi tirer les conclusions de ce qui s’est toujours passé dans l’histoire. Par exemple avec l’art conceptuel : je pense qu’à partir de la fin des années 80, on a par exemple commencé à avoir une vision plus claire de ce qu’il est advenu de l’art conceptuel, en distinguant la réalité du discours de ses acteurs mêmes : la critique institutionnelle, la dématérialisation, etc. On a commencé à pouvoir voir un art conceptuel fétichiste, muséifié, inclus dans le système marchand et pour autant, cela n’enlève rien aux dimensions poétiques et offensives des travaux de ces artistes. Un terme qui me semble toujours valide pour évoquer ton attitude est celui de défiance : envers toute croyance absolue en un certain système, ou credo idéologique. Le seul risque de cette attitude est peut-être le retrait.

BA : Le retrait n’est pas forcément quelque chose de négatif. En tout cas, le terme de défiance me semble particulièrement approprié à une période de mon travail, notamment au moment de l’exposition Oui, en 1997. Au même moment, je fais ce petit tract qui reprend la forme et le style de ceux des marabouts qui sont distribués aux sorties de métro, où je me présente comme un « artiste inconnu dans le monde entier » et qui « ne peut rien ». Encore une fois, je pense que les contradictions internes sont là très tôt : d’un côté j’appelle ma première exposition Oui – oui à quoi, on pourra peut-être en parler – et en même temps je me présente comme quelqu’un d’impuissant.

FP : Oui, même si c’est oui au doute, est néanmoins une affirmation. Est-ce que ce choix de titre a un lien avec un dépassement du stade critique, de l’artiste qui dit non ?

BA : Ce « oui » venait en réaction à beaucoup de « non » que je voyais dans l’art à ce moment-là. Ces positions de refus, de rejet ou de repli sont toujours vraies aujourd’hui, et pas uniquement dans l’art d’ailleurs. Ce oui était également une affirmation en tant que telle, une orientation générale. Et bien sûr, ce oui incluait le oui aux doutes, le oui aux contradictions, le oui à l’envie de travailler dans l’espace public mais également le oui à vendre des œuvres dans les galeries, le oui à faire des belles sculptures lisses en porcelaine et le oui à scotcher des sacs plastiques sur une grille d’aération. C’était un oui aux mélanges et à l’hétérogène.

FP : Revenons au fait que les Actions-peu ont été rapidement archétypales d’une certaine politique de la faiblesse.

BA : C’est vrai que les Actions-peu ont été beaucoup lues et commentées sous cet angle et je pense en avoir aussi un peu joué. Il est certain qu’à l’époque j’étais sensible à ces notions d’interstice et de disparition et qu’existait chez moi une certaine volonté d’effacement, que l’on retrouve par exemple dans Artiste Boris Achour ou dans Une sculpture. En même temps dans les Actions-peu, il y a « peu » mais il y a aussi « action » et, comme l’a noté Guillaume Désanges, c’est surtout le terme « peu » qui a été retenu et rarement celui d’« action ». Alors que pour moi cela a toujours été fifty-fifty, les deux en même temps. Action signifie bien qu’un sujet agit, même si les Actions-peu se présentent comme anonymes et éphémères.

FP : Les Actions-peu ne sont pas une disparition, mais une apparition : elles ne tendent pas vers le rien, elles partent de rien, c’est tout à fait différent. Même ambivalence pour le dans Artiste Boris Achour c’est le document jetable par excellence, et en même temps c’est un CV. C’est l’affirmation d’une identitéÉ

BA : Et puis se présenter comme « inconnu dans le monde entier » est déjà une revendication et une fausse modestie. C’est clairement dire la volonté d’être connu dans le monde entier.

FP : Dans ce tract figurait une citation de Bruce Nauman, qui est pour moi significative, car Nauman est l’artiste qui ne s’est jamais réellement inscrit dans aucun mouvement ni groupe, et qui a toujours été réactif vis-à-vis de son environnement artistique. Au moment où tout le monde sort de l’atelier, fait des happenings, du Land Art, il choisit quant à lui l’option « artiste d’atelier », au risque de se faire taxer de réactionnaire. Il est aussi l’artiste qui assume l’autorité de la parole de l’auteur, qui dit : « Pay Attention Motherfuckers », « maintenant c’est moi qui parle ».

BA : À l’époque des Actions-peu, il y a effectivement une influence forte de Bruce Nauman, que j’ai découvert tout de suite après la sortie des Beaux-Arts. Il est cité dans ce tract, et encore plus directement dans une pièce que j’ai faite pour l’exposition Oui. Cette pièce est une inversion de son Autoportrait en fontaine où j’ai la tête sous l’eau et je souffle de l’air. Je pense qu’il s’agissait d’une manière assez évidente et brutale de signifier une filiation et son renversement. On peut aussi parler de non-influences tout autant que de réactions. Autour de la période de mes études, entre 1986 et 1991, triomphent la Figuration Libre, Anselm Kiefer, la Trans-Avant-Garde, le Neo-Geo. Je me sens totalement éloigné de tout cela et cela ne m’intéresse pas du tout. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’arrive à trouver des affinités avec des gens géographiquement et générationnellement plus proches, comme Philippe Parreno ou Thomas Hirschhorn.

FP : Je crois que les influences que tu revendiques, comme celle de Nauman ou de Robert Filliou, ne tiennent pas tant à des affinités de formes, mais plutôt à des figures d’artiste.

BA : Ce sont des figures tutélaires imposantes, avec tout ce que cela a d’exaltant et parfois de pesant. Mais effectivement les influences ne sont que très peu formelles. Chez Bruce Nauman, je vois avant tout la singularité et la solitude. Ce sont avant tout leurs idées de l’art qui m’intéressent, leur manière de penser et de vivre leur pratique artistique.

FP : Tu as souvent mis en avant deux références littéraires, Robert Musil et Witold Gombrowicz. Je trouve cela assez éclairant parce que ces deux auteurs ont comme point commun d’être des « générateurs de mondes », d’avoir l’ambition de créer une cosmogonie globale dans leur écriture. Avec néanmoins un positionnement complètement opposé. Musil crée un monde dans l’acceptation de la pluralité des voix, d’une polyphonie dont il dit qu’on ne peut pas en faire abstraction, qu’on ne peut trouver une voix absolument singulière et qu’on parle à travers les mots et les paroles des autres. Et Gombrowicz, qui vit cette même situation de manière beaucoup plus conflictuelle, subit cette polyphonie comme une pollution de sa subjectivité. Gombrowicz est dans l’affirmation qu’il faut lutter contre la parole des autres, et réinterpréter le monde d’une manière singulière, presque paranoïaque – au sens solitaire de la chose. J’ai l’impression que tu as pris des deux, à la fois dans la conscience de l’acceptation et dans le désir du refus.

BA : Quand j’ai décidé de sortir de l’atelier et de faire les Actions-peu, la question de l’enregistrement s’est immédiatement posée et ma première réaction a été de ne pas en faire. Je voulais que ce soit une sorte d’acte libre, hors de l’histoire, hors du marché, hors des galeries. Pur geste. Mais cela n’a duré que quelques instants pour la simple raison que si j’étais artiste, je devais en garder une trace. Sinon, c’était un acte de fou, pas d’artiste. Un acte artistique est l’idée d’une possible transmission aux autres, d’une communication, et peut-être d’un échange. C’est en tout cas la volonté, la tentative de ne pas être totalement solitaire. Pour te répondre plus directement, je dirais que je suis par rapport aux conceptions du sujet chez Musil et Gombrowicz dans une position médiane. Et je l’entends comme un point de bouillonnement des contradictions, certainement pas quelque chose de calme, de reposé ou d’arrêté. Je l’entends comme un lieu de tension dans lequel je mets ce en quoi je crois et vers quoi je veux tendre, mais aussi ce qui me déplaît, ce avec quoi je ne suis pas d’accord et que je réprouve. Tout cela pour moi doit faire partie du travail. Générique est exemplaire sur ce point, tant dans le dispositif de tournage ouvertement manipulatoire que dans le texte qui oscille en permanence entre énoncé d’une voix subjective et brouillage médiatique ou culturel. Il est dans cette œuvre clairement question de la fonction de l’art comme outil de construction d’un sujet, tout autant que de la transformation de cette notion de construction de soi en impératif culturel. L’irrésolution dans laquelle se tient Générique me semble bien plus intéressante que tout acceptation ou tout refus.

FP : Ton travail contient également un commentaire sur la position de l’art dans la culture. Tu es lucide sur le fait que l’art est totalement intégré dans la culture, et qu’il n’y a pas d’échappatoire à cette situation. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable, sauf à être aveuglé par la nostalgie. Par là même, je ressens dans ton travail une agressivité à l’endroit d’un art qui se positionnerait comme critique envers la culture.

BA : Cette intégration de l’art à la culture est effectivement indéniable et produit des effets problématiques et intéressants. Il me semble qu’à part une réaction assez rare qui serait celle d’un refus total de la culture et du marché, en gros un déni de réalité, qui implique une visibilité quasi nulle et l’impossibilité de vivre financièrement de son art, il reste deux possibilités aux artistes. Soit ils jouent complètement ce jeu de l’intégration et deviennent de simples producteurs d’objets culturels destinés à remplir les musées, les foires, les magazines et les biennales, soit ils ne l’acceptent que partiellement ; cette position devient intéressante parce qu’il y a forcément une tension qui se crée. Le conflit entre le désir de liberté, de singularité de l’artiste et son institutionnalisation par la culture et le marché, peut s’avérer extrêmement riche et productif, artistiquement parlant, s’il est assumé et utilisé comme élément moteur du travail, plutôt que comme élément de résistance. C’est ce qu’a su exemplairement mettre en œuvre Warhol. Sinon l’art à visée directement critique ou politique ne m’intéresse pas. Outre sa fréquente pauvreté formelle et conceptuelle, cet art me semble surtout totalement inefficace quant aux objectifs escomptés.

FP : Nombre de pratiques contemporaines, que l’on pourrait qualifier de post-pop, reposant sur l’appropriation de signes de la culture de masse, visent à des effets de reconnaissance et de connivence, qui à mon sens tentent de pacifier artificiellement des rapports conflictuels entre art et culture. Et je pense que ton travail ne recherche jamais un mode de connivence avec le spectateur. Les signes que tu importes et utilises sont toujours problématiques.

BA : Les éléments que j’utilise le sont à la fois en tant que signes mais également pour leurs qualités propres, leurs formes ou leurs histoires. S’ils semblent, eux ou leur utilisation, problématiques, c’est parce que leur nature est complexe, ou bien parce que les manipulations qu’ils subissent ou leur association avec d’autres éléments leur confèrent une position d’étrangeté, un statut ambigu. Au-delà de l’effet quasi immédiat de reconnaissance, apparaissent des sentiments de malaise, de trouble qui sont le plus souvent dus à la décontextualisation et à l’exacerbation de qualités intrinsèques à ces objets. Les fleurs en fil de fer et collant de Jouer avec des choses mortes sont reconnues comme de l’artisanat créatif, cadeau de fête des mères ou décoration de vitrine de boulangerie – donc d’ores et déjà des formes culturellement dévaluées – et de plus, leur léger surdimensionnement et leur gamme de couleur marronasse les tire vers un obscène peu naturellement associé à l’enfance ou aux loisirs créatifs. L’air de la Lambada murmuré par une grosse forme rose dans Cosmos est utilisé à la fois parce que c’est un hit mondial, un condensé d’exotisme et d’érotisme frelaté, la musique d’une publicité pour une boisson gazeuse, un objet sonore que l’on retrouve jusque dans des toupies ou des poupées de bazar, mais également tout simplement parce que le fait de le fredonner le transforme en une comptine assez tendre et calme.

FP : Au début de ton travail, chaque pièce que tu conçois est très individualisée, avec une adresse directe au spectateur à qui tu donnes un rendez-vous, qui s’actualise de manière assez classique dans une relation face à l’œuvre, au présent. Et je pense que cela s’est complexifié récemment.

BA : Effectivement, je commence par réaliser des pièces autonomes, même si, dès les premières expositions personnelles, j’ai accordé beaucoup d’importance aux relations qui peuvent exister non seulement à l’intérieur d’une pièce, mais également entre les pièces. Cette importance donnée à l’exposition provient aussi de l’attention que je porte aux objets que j’utilise et à cette volonté de ne jamais les considérer comme neutres. La forme de l’exposition est elle-même une des composantes, non-neutre, de l’art actuel. Dans mes expositions récentes, le spectateur n’est plus face à un ou plusieurs objets, mais se trouve immergé dans un espace et dans un temps où coexistent de multiples stimuli, qui peuvent être sonores, lumineux, visuels, et où opèrent divers effets de matériaux, de couleurs, d’échelles, de typographies. C’est pour cela que je considère mes dernières expositions comme des paysages, terme qui renvoie à la fois à une notion extrêmement classique et codifiée de l’histoire de l’art, mais qui est surtout pour moi quelque chose à l’intérieur duquel on se déplace. Je ne considère pas le paysage comme quelque chose en face duquel on se place et que l’on observe, mais comme un espace à l’intérieur duquel on se trouve et où l’on se déplace. Et ce déplacement induit une temporalité. Le fait de réaliser ce que j’appelle des paysages permet que les éléments qui le constituent forment à la fois un ensemble tout en gardant leur autonomie. Cela permet également de jouer avec le proche et le lointain, et avec les échelles.

FP : Les temporalités se sont également complexifiées maintenant que ton rapport à l’œuvre s’est déplacé vers un rapport à l’exposition. Les objets qui constituent l’exposition perdent de leur autonomie pour devenir des jalons que le spectateur devra assembler. Le sens et les affects se situent davantage dans les rapports et la coexistence des éléments. En ce sens, je ne qualifierais pas tes expositions récentes d’environnements ou d’installations. Il s’agit davantage d’une pensée de l’exposition, où tu places le spectateur dans un espace-temps à multiples dimensions. Ce n’est plus le « ici et maintenant » de l’œuvre ; cela joue avec de l’attente, du délai, des effets d’échos ou de réverbérations.

BA : Je crois que les interrogations sur le temps sont depuis longtemps présentes dans mon travail, que ce soit dans toutes ces vidéos fonctionnant en boucle comme Démeurs, Zooming ou Passage, ou encore, de manière différente, dans des pièces comme Rempli, Stoppeur ou Sommes, qui étaient des temporalités gelées. Mais comme tu le notes, il y a effectivement une complexification de ces problématiques qui est simultanée d’un déplacement du rapport à l’œuvre vers un rapport à l’exposition. Quand tu parles de cette moindre autonomie des éléments qui la constituent et de cette nécessité de les assembler pour avoir accès à du sens et à des affects, j’ai l’impression de t’entendre décrire Cosmos de Gombrowicz. Dans le roman, les éléments, les indices ne sont censés prendre leur sens que dans leur mise en relation. Bien évidemment la ligne est constamment brisée, cela fuit de partout, la résolution est sans cesse repoussée, pour finalement ne jamais aboutir. Cette description pourrait également être celle de l’exposition Non-stop paysage qui combinait des pièces plus ou moins anciennes avec d’autres créées pour l’occasion, toutes de factures très différentes. Non-stop paysage était une transposition du format du vidéo-clip en celui d’une exposition : tous les quarts d’heure, durant quatre minutes – la durée moyenne d’une chanson – l’exposition s’animait, des sculptures lumineuses clignotaient, une porte automatique s’ouvrait et se fermait aléatoirement, le tout piloté par une tête géante sans organe suspendue à l’envers et tournant sur elle-même en chantonnant la Lambada. Les murs étaient entièrement peints aux couleurs de ces magasins japonais ouverts 24h/24. C’était une autre temporalité, plus métaphorisée, qui venait s’associer à la première. Et le spectateur, selon le moment auquel il arrivait, se trouvait face à des sculptures inertes ou bien au cœur d’un improbable son et lumière. Dans Jouer avec des choses mortes, outre des sculptures, l’exposition comprenait un film d’une heure, projeté sur l’une d’elles, qui présentait des personnages les manipulant dans l’espace même de l’exposition. De par le film, la nature des sculptures se brouillait, et elles devenaient des sortes d’accessoires aux fonctions multiples. Et le spectateur se trouvait dans un espace-temps assez indéfini où les images semblaient relever davantage d’un événement à venir plutôt que passé. Plusieurs temporalités coexistaient : celle de la déambulation dans l’espace d’exposition, celle que chaque spectateur accordait au visionnage du film et enfin celle du film lui-même. D’une manière générale, les délais, les torsions et les échos temporels de ces expositions créent des effets de flottement et d’indécision pour le spectateur qui complètent ceux que je veux produire grâce à l’hétérogénéité des matériaux, les différences d’échelles ou la saturation de signes.

FP : Elles nécessitent du spectateur un travail de reconstruction vis-à-vis d’un ensemble qui s’énonce comme délibérément hétéroclite.

BA : La notion de déconstruction a été très présente dans mes derniers travaux, et c’était le sujet évident et central de l’exposition intitulée Flash Forward. Si j’ai longtemps refusé d’admettre la part réactive de mon travail, c’est parce que je la concevais uniquement comme quelque chose de négatif. Mais la réactivité, c’est aussi construire sur la déconstruction. Ce que tu disais de mon travail comme réactivité à un contexte donné – plus ou moins immédiat, plus ou moins large, plus ou moins artistique, plus ou moins politique – c’est simplement essayer de comprendre les conditions d’une position au sein d’une époque. Il s’agit pour moi de proposer à l’intérieur même d’une pièce ou d’une exposition quelque chose qui soit de l’ordre de la déconstruction, et en même temps de l’ordre de la reconstruction simultanée. Pour moi, l’un ne doit pas aller sans l’autre. Flash Forward se divisait en deux salles : dans la première, on voyait uniquement des tableaux et on ne pouvait pas savoir qu’il s’agissait d’une déconstruction avant d’avoir vu dans la seconde les mêmes éléments s’agencer et se superposer dans un film d’animation, dans une espèce de chaos combinatoire, sans début ni fin. Si je conçois une exposition comme un paysage, cela a également beaucoup à voir avec le décor et avec l’idée de mettre le spectateur face au processus de production de l’œuvre. Ce processus est déconstruit, mis à plat et il est reconstruit en même temps.

FP : Penser l’exposition dans ces termes permet aussi de la considérer sous la forme d’un spectacle, d’un show. Non-stop paysage et Jouer avec des choses mortes convoquent des référents comme le parc d’attractions, le spectacle scolaire de fin d’année, le centre commercial, le plateau de télévision, etc. Au-delà de leur formatage, de la pauvreté de leur imaginaire, dont, quoi qu’on en dise, tout le monde est parfaitement conscient, ces espaces véhiculent, malgré tout, une idée du festif et de la fédération. Et ce sont donc aussi des endroits de bonheur. Intégrer ces références dans ton travail revient aussi à accentuer une part de divertissement assumé.

BA : Tout à fait. Même si Operation Restore Poetry avait plutôt tendance à faire sortir assez rapidement les spectateurs de la salle à cause de son volume sonore, ce n’est plus du tout le même type de rejet que la main bouchée (Rempli) ou que le canapé dans lequel on ne peut pas s’asseoir (Scrupule). Je crois effectivement que mon travail développe depuis quelque temps un aspect lié à l’entertainment, au divertissement et qu’est apparu un aspect ludique qui n’existait pas au début. J’aime beaucoup l’idée que l’art, minoritaire, travaille des formes culturellement majoritaires, pas pour les critiquer mais pour en cristalliser les aspects les plus étranges et en proposer des prolongements alternatifs, des sortes d’univers parallèles, un peu comme ce qu’a fait David Lynch avec Twin Peaks. Dans l’art, la notion de divertissement, comme celle de décoratif d’ailleurs, est entachée de soupçons d’impureté et autant il est aujourd’hui admis que l’art puisse citer des formes culturellement dévaluées, autant il me semble qu’un art réellement divertissant est toujours reçu de manière problématique.

FP : Parlons de ta méthode de travail. Tu as produit Jouer avec des choses mortes aux Laboratoires d’Aubervilliers, et je me souviens que tu as transformé le projet en cours de route : le film comportant les sculptures manipulées par des personnages ne faisait pas partie du projet initial.

BA : Ma manière de travailler ne relève pas ou très peu de la pratique d’atelier. Les choses se construisent presque en temps réel au moment de l’exposition. Et cette manière de travailler induit forcément une forme de réactivité, parce que je ne travaille pratiquement qu’en fonction de contextes qui sont des propositions d’exposition. Et entre l’idée originelle et sa concrétisation se passe un temps plus ou moins long. En général, plus ce temps est long, plus le projet évolue et se transforme. En outre viennent se greffer les contraintes matérielles, et donc il faut jouer avec tout cela. C’est une manière de fonctionner que j’aime beaucoup, même si c’est parfois assez stressant.

FP : En même temps, il est difficile de dire que tu opères vraiment en réactivité à des propositions d’exposition, parce que tu ne fournis pas une réponse à un contexte, tu n’es pas non plus dans la logique du projet.

BA : C’est simplement qu’une invitation à une exposition est une sorte de déclencheur. Et comme ce que je fais depuis quelque temps nécessite un certain déploiement dans l’espace, c’est seulement à l’occasion d’une exposition que ce que j’ai envie d’expérimenter peut devenir visible. Dans Non-stop paysage, il y avait tout un ensemble de modules qui était agencé. Certains étaient préexistants, plus ou moins anciens, et d’autres avaient été réalisés pour l’exposition. Dans Jouer avec des choses mortes, il y avait également des modules, mais qui avaient tous été réalisés pour l’occasion. En fin de compte, cela revient au même dans la mesure où il s’agit de mettre ensemble des choses. C’est uniquement dans le rapport que ces choses existent, et c’est uniquement dans un espace assez conséquent que ce rapport peut exister. Et effectivement, souvent, les pièces et les expositions entraînent de nouvelles envies, de nouvelles interrogations ou de nouvelles idées qui se déploieront plus tard. Voire, si le temps de gestation est assez long, qui se déploient à l’intérieur même d’un projet, comme cela a été le cas pour Jouer avec des choses mortes.

FP : Cette question des rapports et du fonctionnement associatif est une récurrence dans ton travail : une forme de déploiement « horizontal », non hiérarchique, d’éléments disparates. La pièce archétypale de ce mode d’agglomération est le vidéoclub Cosmos.

BA : Dès l’origine, il s’agit de montage. Il y a toujours au moins deux choses qui sont associées : une colonne de sacs plastique sur une bouche d’aération ou du papier aluminium sur un poteau dans les Actions-peu. Dans Contrôle, c’est une forme et un matériau que j’associe ; dans Abri, une forme et un matériau de l’espace public qui se retrouvent ensemble. Dans les premiers travaux, ce montage était synthétisé dans une pièce. Ensuite, cela s’est déployé, déplié. Aujourd’hui, il est toujours synthétisé dans les pièces, mais en plus il existe dans le rapport des pièces entre elles, il s’est fractalisé.

FP : Le montage est la forme emblématique des avant-gardes ! Dans tes premières pièces comme Contrôle, il jouait un rôle plus discursif qu’aujourd’hui. Il y avait une volonté de signifier, quelque chose d’explicite dans l’assemblage d’une forme et d’un matériau. Aujourd’hui, la fractalisation et l’expansion des formes permettent que tu puisses complètement exploser l’idée d’un message.

BA : J’ose espérer qu’il n’y a jamais eu un message.

FP : On pouvait lire Contrôle ou Abri à l’aune d’un rapport au conditionnement social, à l’aliénation de l’ordre normatif. Ce n’est quand même pas une interprétation farfelue. Ne serait-ce que par leur titre, elles induisent clairement ce type de lecture.

BA : Peut-être, mais c’était quand même avant tout des couleurs, des formes, des matières et des rapports entre ces éléments. Cela dit, je pense qu’à cette époque, j’assumais moins facilement de parler ainsi de l’aspect formel de mon travail et que j’avais tendance à privilégier ces aspects politiques. Depuis, le travail a évolué, et je me sens plus libre.

FP : Je pense que tu as accepté progressivement l’idée d’un imaginaire personnel. Si l’on parle de collage et de montage, avec tous leurs présupposés d’hétérogénéité et de non-hiérarchisation, on est néanmoins amené à se poser la question des choix iconographiques que tu effectues, par exemple pour Flash Forward : comment cela marche qualitativement et quantitativement.

BA : Quantitativement, j’essaie souvent de mettre en place des systèmes de surcharge, d’excès ou de saturation. C’est une manière assez simple mais toujours efficace de dépasser l’autorité de l’œuvre, de la Pièce. C’est aussi l’affirmation d’une volonté de ne pas lutter contre la surabondance de signes et d’images mais plutôt d’en jouer. Cela donne par exemple, dans Cosmos, deux cents boîtiers de cassettes vidéo placés côte à côte sur une étagère de quarante mètres. Ou encore la centaine d’extraits de quelques secondes de dance music montés les uns à la suite des autres dans Totalmaxigoldmachinemegadancehit2000. Il y a encore une autre manière de traiter le quantitatif, comme dans Zooming, et toutes mes vidéos qui fonctionnent en boucle. Ces vidéos génèrent un temps suspendu, il n’y a pas de progression temporelle. C’est une autre manière de multiplier les éléments et de les mettre au même niveau. Maintenant, d’un point de vue qualitatif, je pense qu’il s’agit encore une fois avant tout d’éléments communs, même s’ils proviennent de champs différents. Pour prendre des exemples tirés de Flash Forward, qui ne se souvient de l’image de cette petite Colombienne qui a agonisé en direct pendant plusieurs jours devant les caméras du monde entier, quel amateur d’art ne connaît l’Autoportrait en fontaine de Bruce Nauman et qui ratera l’association entre des visages jaunes et la famille Simpson ? D’une manière générale, les images que j’utilise oscillent entre générique et singulier. Elles valent à la fois pour elles-même mais sont également devenues des signes culturels, des icônes.

FP : Je considère la facture lisse des images de Flash Forward, tout comme le zoom avant perpétuel de Zooming, qui ne franchit jamais la fenêtre ce qui permettrait à une narration de débuter, comme des rapports avec la surface des choses. C’est-à-dire que chaque image, finalement interchangeable, ne fait que redire la même surface que la précédente. Cela ne s’approfondit jamais.

BA : C’est encore plus évident avec Ici et autrefois et ailleurs et maintenant. Cette pièce est constituée d’un très grand nombre de posters de chambres d’ados sur lesquels sont dessinées au marqueur des empreintes négatives de mains. Il y a à la fois un recouvrement de l’image, apparition en négatif de la main, mais aussi une caresse de cette image. C’est quelque chose d’extrêmement naïf, une possibilité de croyance en l’image. Comme si, en touchant l’image, on pouvait toucher ce qu’elle représente, tous ces objets de désir : moto, bouteille de coca, pin-up, Michael Jackson, Che Guevara ou chaton…

FP : C’est une pièce extrêmement fétichiste, parce que la main renvoie à l’origine pariétale de l’art, comme trace première du geste humain. Le fétiche, c’est un objet mort que l’on charge pour lui conférer un pouvoir, pour le rendre vivant, et cette croyance est jouée dans cette pièce. Dans un rapport à l’image, je voudrais évoquer Remix de la performance Jaïzu de Chris Burden, cette performance que tu as réalisée et dont les intentions sont explicites dans le titre. Jaïzu est décrite par Chris Burden comme suit : « Vêtu de blanc et portant des lunettes de soleil, j’étais assis en face de la porte d’entrée. Les visiteurs étaient admis à entrer un par un. Ils avaient le sentiment que je les observais, mais en fait les lunettes de soleil avaient été peintes en noir sur les faces intérieures et j’étais virtuellement aveugle. Je suis resté immobile et muet pendant toute la durée de la performance. Beaucoup de gens essayaient d’engager la conversation avec moi : l’une d’elles m’agressa et une autre éclata en sanglots hystériques. » Les documents sur cette performance sont cette description factuelle et une photographie. Il ne s’agissait pas pour toi de reproduire l’expérience de Burden, de reconstituer son contexte, mais uniquement de travailler avec l’image que l’on a des choses. Tu l’as donc effectuée, avec des lunettes opacifiées, assis sur une chaise, mais devant un public, comme un spectacle déceptif.

BA : J’avais envie de tester cette expérience de passivité face à un public, de ressentir l’absence de communication, voire d’agressivité qui pouvait s’installer. Cela m’intéressait aussi de jouer avec la radicalité de la performance des années 1970, mais au travers de la médiation par l’image. Je renvoyais le spectateur plus à un déjà-vu qu’à la réelle actualité d’une situation. L’expérience que nous avons de 99% de l’art se fait au travers de reproductions, par les catalogues, par Internet. Il y a des milliers d’œuvres que je n’ai jamais vues et que pourtant je connais par leur reproduction. Elles m’ont apporté la réalité de leur image. Donc, quand je dis que je fais référence à des œuvres, c’est souvent aux images de ces œuvres plutôt qu’aux œuvres elles-mêmes.

FP : C’est quelque chose que tu as assimilé, y compris dans ta manière de produire des formes et des objets, qui sont pensés comme des images.

BA : C’est parce que j’utilise essentiellement des éléments qui nous sont déjà connus et familiers. De ce point de vue, qu’ils soient en volume ou pas n’a en effet que peu d’importance. C’est pour cela que je n’aime pas utiliser le terme de « culture populaire » pour parler de mon travail mais plutôt celui de culture commune. Ce que j’utilise est commun, à la fois au sens de banal, mais aussi d’une appartenance commune. Quand quelque chose est une image, ou est devenu une image, il a perdu de sa substance vitale, et c’est effectivement une des questions qui m’intéressaient dans Jouer avec des choses mortes. L’aspect mort de ces objets provenait en partie de leur aspect générique, déjà-là, et il était renforcé par leur statut d’image.

FP : J’ai plusieurs autres sujets de conversation, mais on peut les aborder en parlant d’une pièce : prenons Stoppeur, qui réunit plusieurs aspects qui m’intéressent. Dans un premier temps, j’aimerais qu’on parle de son titre et du rapport au langage qu’il développe. Dans ta manière de titrer et d’utiliser le langage plus généralement au sein de ton travail, tu uses de ce que j’appellerais une intransitivité. Par ailleurs, tu emploies souvent des termes déictiques (Oui ou Ici et autrefois et ailleurs et maintenant), qui, décontextualisés, engagent ce même rapport intransitif au langage en privilégiant l’énoncé performatif plutôt qu’un langage de communication. Ce rapport au langage privilégie également un impératif de l’action sur son éventuel objectif: ce serait le désir, plutôt que l’objet du désir.

BA : Mes titres, comme mes pièces, convoquent souvent plusieurs sources, plusieurs univers. Pour Stoppeur, c’est très simple : c’est la moitié d’un auto-stoppeur, un stoppeur sans auto. Mais ce titre a aussi à voir avec les Stoppages-étalon de Duchamp. Un monde qui s’accorde à nos désirs est aussi la moitié d’une citation, il manque le début de la phrase de Bazin qui est « le cinéma substitue à notre regard». Je crois que cette intransitivité que tu décris correspond à ce que moi j’appelais une tentative « d’aller vers » et de repousser en même temps, qu’on retrouve dans des pièces comme Stoppeur, Scrupule, Rempli, ou encore Les Femmes riches sont belles. Je ne la placerais pas au niveau du langage mais directement au niveau du sens des pièces elles-mêmes.

FP : La figure du Stoppeur est ambiguë : on ne sait pas qui est stoppé. On peut aussi entendre « auto-stoppeur » comme un terme réflexif : le stoppeur qui se stoppe lui-même. La figure de l’auto-stoppeur est une figure instable, mais en même temps immobile. Est-ce celui qui peut stopper quelque chose d’autre, ou celui qui se stoppe lui-même ? C’est une figure très forte : l’auto-stoppeur est celui qui demande, mais qui n’a aucune monnaie d’échange ; il demande la confiance absolue, sans garantie.

BA : C’est tout ce que demande l’art. Non pas une croyance, mais un engagement total, de la part de l’artiste comme du spectateur. Tout ce que tu dis est une interprétation de ce travail avec laquelle je suis d’accord, mais je n’ai pas envie de privilégier un sens en particulier. C’est moi qui me stoppe, qui stoppe le regard, qui suis stoppé en étant devenu un poster, une image à connotation vaguement publicitaire. Cette image contient ce dont on parlait tout à l’heure : la planéité et la surface de l’image, le rapport que cela induit au désir et à la mort.

FP : Le Stoppeur est pour moi une pièce qui fonctionne comme une figure de style énigmatique. Ce n’est ni une allégorie, ni une métaphore. Tu appelles le spectateur à considérer l’image en tant que telle, il peut en reconnaître la figure, il sait ce que c’est, mais en même temps, à quoi est-il convoqué en la regardant ?

BA : Il n’y a de « bon » spectateur que celui qui se laisse envahir par l’image et par ce qu’elle porte comme dérangement, comme étrangeté. C’est un peu la même question que pour les Actions-peu. Quelle valeur ces travaux ont-ils quand quelqu’un qui passe dans la rue les voit ? Quand quelqu’un qui ne les reçoit pas comme de l’art les rencontre ? Dans ce cas, outre la part d’ imaginaire qu’ils génèrent, c’est la valeur de perturbation de l’ordre qui m’importe le plus. Il y a une constante dans tout ce que j’ai réalisé dans l’espace public : que ce soit avec les Actions-peu, Les Femmes riches sont belles, Stoppeur ou Ghosty, rien n’indique qu’il s’agisse d’art quand ils sont perçus par des passants. Il s’agit juste de quelque chose qui ne va pas, d’un dérangement. Le fait que ces œuvres ne soient pas reçues comme étant de l’art permet un regard peut-être plus neutre et plus essentiel, d’où sont évacuées les questions habituellement associées à l’art dans l’espace public, comme son rôle social, son rapport au politique, son inscription dans un site, etc. Quand des passants croisent Ghosty, un type qui porte un masque et qui ne dit rien, je ne sais pas ce qu’ils ressentent mais je ne pense vraiment pas qu’ils s’imaginent qu’il s’agit d’art.

FP : Sans doute pas ceux qui appelaient le commissariat.

BA : Ni ceux qui voulaient lui casser la gueule ! Un type était descendu de voiture et voulait le frapper. Je pense que c’était un retour de l’agressivité que générait Ghosty.

FP : Plusieurs pièces comme Ghosty, Jaïzu ou les Sommes, développent le motif de la passivité. Je pense aussi à la tête de Cosmos, autiste et chantonnante, ou encore à cette phrase de Robert Filliou que tu citais dans le premier numéro de la revue Trouble : « Rester tranquillement assis sans rien faire ». Michael Fried parlait des sculptures de Tony Smith en termes de présences humaines. Pour toi, il s’agit d’un renversement de cet énoncé, où tu considérerais les présences humaines comme de la sculpture minimale. Quelque chose de passif, d’indifférent, de lisse ou de réfléchissant. Cela pourrait presque être une définition de la sculpture selon Donald Judd.

BA : Il y a encore une fois une part de réactivité. Pour Ghosty, Jaïzu ou Hypnos, il s’agit en partie de contrecarrer un peu bêtement une demande. On m’invite à un festival de performance, chacun a un quart d’heure, tout le monde passe à tour de rôle, des types gesticulent dans tous les sensé. Moi je propose d’hypnotiser tout le monde et que, pendant un quart d’heure, ce soit moi qui contrôle tout. Le moment venu, bien entendu, il ne se passe rien, la soirée continue comme si de rien n’était. Ghosty a été créé à l’invitation d’une biennale de sculpture dans l’espace public où chaque artiste va poser son travail dans un coin, indiqué sur un plan afin de créer un parcours dans la ville. Il y a donc pour une part une réaction de méchant gamin qui, lorsqu’on l’invite à faire une performance, décide de rester immobile, ou qui, quand on lui propose de faire une sculpture publique, préfère créer un personnage et le faire se promener trois mois dans la ville.

FP : Décevoir, c’est aussi stimuler.

BA : Une volonté, un peu immature, de ne pas vouloir jouer le jeu. Un punk à l’envers : au lieu de gueuler et de tout casser, je ne bouge pas. On peut sans doute l’exprimer autrement : ces pièces sont des pauses. Sommes est aussi un moment de quiétude, une sculpture calme. Même si je considère ces photos comme extrêmement violentes. Violentes dans l’acceptation d’épouser la forme. La violence de Ghosty est son mutisme, son visage inexpressif, le fait qu’il ne réponde pas aux sollicitations, qu’il soit hors-sociabilité. Quand je refais la performance Jaïzu de Burden, au début il y a un silence respectueux mais au bout de quelques minutes, il commence à y avoir des bruits de chaises, des raclements de gorge, des rires gênés jusqu’à ce que les gens soient vraiment excédés parce que c’est ennuyeux de regarder quelqu’un d’immobile. Cela crée une situation de violence, surtout quand une seule personne fait face à un groupe. Ce que tu appelles une passivité, et que moi je nommerais plutôt un retrait, est une manière de provoquer des situations de tension.

FP : Cette asocialité est un point de vue sur la position d’auteur. C’est une sorte d’amoralité.

BA : C’est surtout une tentative d’être dans un va-et-vient permanent entre la norme et la subversion. Dans l’art comme ailleurs, la subversion est toujours plus ou moins rapidement assimilée, et parfois la passivité est bien plus violente et effective que l’action ou la provocation. Et cette figure de la passivité, du retrait, me paraît assez efficace dans la subversion déceptive qu’elle produit. On touche là à un point qui me semble essentiel, celui des rapports actuels entre l’artiste et la société. Il y a une énorme projection fantasmatique de la société sur l’artiste, par un effet de procuration et de catharsis : la société transfère toujours sur l’artiste ses inhibitions, ses refoulements, en l’enjoignant d’être libre, singulier, critique, rebelle, différent, producteur de nouveauté, afin d’éviter qu’elle ne le devienne elle-même. Et même si ces injonctions ne sont plus aujourd’hui réservées au seul artiste, puisque chacun est désormais sommé « d’être lui-même », de se « réaliser », d’être « singulier », je crois que la figure de l’artiste les concentre et les cristallise à un très haut degré. L’artiste est un prolétaire dont la société loue la force de singularité. Et comme il me semble impossible de nier et de refuser cet état de fait, la seule solution me semble être d’en jouer. Et l’on en revient à l’immobilité, l’inertie et la passivité de Ghosty, du Stoppeur, ou de l’Autoportrait en Coyote.

FP : Ce sont des figures catalytiques : elles n’émettent presque rien, mais elles condensent, comme des trous noirs.

BA : Oui, ce sont des éléments presque neutres qui permettent à une réaction d’avoir lieu. Mes travaux les plus récents, comme par exemple Jouer avec des choses mortes, placent le spectateur dans une position assez proche de ces notions. Ce n’est plus moi ni l’œuvre qui relèvent de cette nature, mais le spectateur qui se trouve en retrait, dans une position assez passive, voire d’exclusion. C’est également vrai pour la porte automatique Cosmos : elle est autonome, elle s’ouvre et se ferme, qu’un spectateur soit là ou pas. Cette notion s’est peut-être un peu transformée : à un moment, elle était directement inscrite dans l’œuvre, maintenant elle s’est déplacée dans une adresse au spectateur.

FP : La porte automatique contient aussi finalement une violence : elle dit en quelque sorte « welcome », et « fuck off ».

BA : Cela pourrait être un bon titre pour l’entretien, Welcome /Fuck off !
 

 



INTERVIEW WITH ÉRIC MANGION, 2004

INTERVIEW WITH ÉRIC MANGION

2004


Published in Semaine magazine, Analogues éditions, 2004.


ERIC MANGION: In a nutshell, you could say that Cosmos is a video store. However, once you pay attention to its form and content, it seems more like a trompe l’oeil or simulacrum of a video store, rather than a « store » as such.

BORIS ACHOUR: The term « simulacrum » bothers me. Firstly, because when it’s used in the field of art, I find it impossible to avoid associating it with the name of Baudrillard, whose theses on the supposed end of the real and of art I don’t share at all. Secondly, and less anecdotally, trompe-l’œil and simulacra refer to appearance, illusion, a hidden reality that is external to the work, if not completely non-existent. However, despite the absence of cassettes in the cases, and therefore despite the non-existence of the films advertised on the jackets, there is absolutely no deception as far as I’m concerned. It’s not a question of making a « fake » video club, nor of displacing a ready-made form in the manner of Guillaume Bijl, but of using and combining forms for their plastic, cultural or symbolic potential. Cosmos is first and foremost an assemblage sculpture, combining various elements. The video club is one of them, and its role is not to represent an object or a place, but to generate plastic and social forms, order and classification.

EM: What do you mean by assemblage sculpture? And what are these various combined elements?

BA: To answer this question, it’s necessary to mention Gombrowicz’s novel of the same name, which is the origin of the Cosmos we’re talking about, and to start talking about the relationship between the two. (For the sake of clarity, I’ll write « Cosmos » as Gombrowicz’s novel, and Cosmos as mine). « Cosmos » is a novel that narrates and, in its writing, experiments with relationships as such, as well as with the impossibility of deducing meaning from them. The author assembles and combines facts, figures, styles, body parts and characters in a text akin to an Agatha Christie-type mystery novel, without ever elucidating or interpreting the world. « Cosmos » (which means « order » in Greek) materializes the end of positivism, the death of God and the impossibility of any synthesis. But it materializes all this with humor, jubilation and ferocity, and by proving, despite this impossibility, that it is conceivable to continue proposing what Gombrowicz calls an « attempt to organize chaos », an attempt that can also be called art. To conclude this aside, I’d like to say that my discovery of Gombrowicz, and particularly of « Cosmos » and « Ferdydurke », resonated with many of my works and concerns. And so, having decided to experiment with what an adaptation of a novel in plastic form could be, it was only natural that the form and method of construction of this adaptation should be linked to that of the adapted object. This is how the term « assemblage sculpture » came about. In fact, it would be more accurate to speak of « copied and pasted », since all these jackets were created using Photoshop and Illustrator software, commonly used by graphic designers, and the images used were almost all found on the Internet. Each dust jacket is therefore an assembly, or copy-paste, of heterogeneous elements (photos of actors, artists, friends, philosophers, musicians, etc., as well as typographic elements, drawings and texts). The covers are then assembled together, creating formal and visual links, and reusing images, motifs and logos. But this notion of assemblage, of « making things go together » is also found in the combination of forms referring to certain minimal or conceptual works with forms from popular culture.

EM: What are these references to minimal and conceptual works, and how does Cosmos echo them?

BA: Cosmos functions in a fractal way, in that certain structural elements of the piece can be found at different scales. For example, an artist like Lawrence Weiner, whose work I love enormously, can be present in different ways. He may be an actor in one of the Cosmos films, the form of his wall writings may be used as the graphic element of a dust jacket, or, as Émilie Renard has analyzed, the very form of Cosmos may be seen as the realization of the Weinerian statement « MANY COLORED OBJECTS PLACED SIDE BY SIDE TO FORM A ROW OF MANY COLORED OBJECTS ». We could always stay with Weiner and say that the potential aspect of Cosmos films refers to his formula that it is equivalent whether the work is realized or not. From a more formal point of view, the long, 40-metre shelf containing the 200 boxes bears a certain resemblance to structures by Judd or Lewitt. But Judd and Lewitt have long since been reinterpreted by clothing-store interior designers and kit-furniture manufacturers. Generally speaking, I don’t work by direct reference to other works or artists, but rather by integration and slow digestion of various elements, of which contemporary art is only one component. I apprehend these very diverse elements with a view to de-hierarchizing not the works or the artists, but the visual and cultural signs they produce along with their works. So, rather than references to this or that minimal sculpture or conceptual proposition, it’s their transformation into cultural signs that Cosmos seems to me to echo. Not so much to deplore it, as to try to go beyond it and play with it.

EM: It’s striking to note that Cosmos focuses on covers rather than content. Is this part of your desire to « de-hierarchize not works or artists, but the visual and cultural signs they produce »?

BA: Indeed, a film is usually considered more important than its poster or the cover of its video box, so there’s an inversion here of the work/packaging relationship. Reversing this also makes it possible, with a great economy of means, to offer potential films. The box and jacket become projective supports for the viewer, objects that allow us to develop our imaginations.

EM: Indeed, we have the impression that Cosmos was conceived as a space of infinite fictional possibilities. A Borgesian video club, in fact. Yet the emptiness (or vacuity) of the content also reminds us that culture can also be a matter of image, casting and trailers – in short, of appearance, rather than strict productions or « creations ». Isn’t Cosmos intended to function as a reflection between these two a priori opposed parameters of culture?

BA: Without sounding too Warholish, I’d say we’ve known for some time that there’s nothing behind the surface of images. So why should there be anything in a box or under a dust jacket? In my work, I try to « deal » with what might be called « dominant cultural forms ». These forms interest me precisely because they are dominant, and therefore shape and fascinate us. They are so powerful and omnipresent that they often present themselves as the only possible alternative, just as liberalism presents itself as the only conceivable form of governance. Debord said that one of the strengths of the Spectacular Society was that it managed to persuade us that, in it, « Everything that happens is good, and everything that is good happens ». And what strikes me as extremely remarkable, far more than the omnipotence of these cultural forms, is the desire for alienation and submission to control that exists in so many individuals in a totally integrated way. So I try to go beyond this stage of fascination and play with this power. We’re back to this desire to propose a « deformed » imaginary, while integrating not only the signs but also the modes of dissemination of what alienates. And if I use the term « dealer », it’s in complete acceptance of the negative connotations that can be associated with it: it’s a slightly rotten market, but one that I don’t think art can escape from if it wants to have anything to do with the world. Not to deny emptiness and appearance, but to integrate them into the work seems to me to be fairer and riskier than ignoring or disdaining them. It’s not a question of saying that Loana is the end of reality, or conversely that the only interesting and valid art form today is reality TV, but rather of dealing with it, at the risk of contradiction and corruption. Once again, it’s all there, Weiner as much as the lame video store down the street that only offers blockbusters. And again, I love Weiner, which doesn’t mean I can’t rent and enjoy some pretty bad movies. Having said that, I also don’t think that the artist is just a manipulator of signs, a navigator in an ocean of cultural forms, but rather that the notion of creation is always being redefined and reinvented. The Greenbergian notion of a self-reflexive, pure and autonomous art is fortunately outdated, and even if the forms created by artists who have stuck to the signs of the dominant culture are regularly caught up and digested by that same culture, it seems to me that it’s a battle worth fighting. And that’s even if there is a soft and poor form of using signs from popular culture, which has already become a new academicism. I sometimes have a rather pessimistic view of art, insofar as it most often ends up devitalized and watered down in Museums and Lagarde et Michard[1]. I think that nothing can fully resist being erased and transformed into a sign or a product, but that despite everything, we have to keep working, simply because we’re alive and we’re now. And of course, Cosmos is also about that.

EM: Isn’t this pessimistic yet realistic vision of art basically a sign of a kind of hypermodernity symptomatic of contemporary aesthetics? I’m thinking in particular of Mike Kelley. Avoiding genres as best he can, he constructs a body of work that ultimately acts as a vast cabinet of curiosities in constant and infinite evolution. « Gothic architecture, cartoons, a strip bar, a Joseph Cornell film and a B horror movie, for example, are not pseudo-trash illustrations for the sake of genre, but elements of the real world that surround him and which he decodes » . The idea of repetition, accumulation or (almost exaggerated) series is important to him. Isn’t this a kind of attitude that goes beyond the fascination or rejection of the Loana syndrome, which he assimilates without complexes or taboos?

BA: Kelley, like many other West Coast artists, constantly analyzes the production of cultural signs as an ideological production. He probes the American psyche and reveals its darkest aspects. Whether he’s working with paintings by serial killers, science-fiction book covers from the 60s or the phenomenon ofrepressed memories, his aim is to delve into the culturally neglected and repressed. So, of course, he decodes, deconstructs and uses « the elements of the real world that surround him ». But what interests me most is what he does with them, because this use of elements that are already there has long been part of twentieth-century art history. And Kelley, like all great artists, is above all an immense producer of forms. There’s a plastic power about him that I admire and envy, combined with a constantly renewed desire to experiment and explore new fields. I’m not sure we in France fully realize what it means to work so close to Hollywood. Loana and the Loft are a lot of fun. Fresh Acconci, which he made with Paul McCarthy, is a sort of Hollywoodized remake of Vito Acconci’s 70s performances, and is a good example of the power of this influence. This video is both an homage and a sacrilege, a kind of « murder of the father », totally unabashed and conscious, since all the Acconcian singularity and pathos are kept at bay by the choice of having these performances performed by actors with porn star looks, in a villa in typical Los Angeles style. Here, the « déjà-là » is twofold. There’s already Acconci, inscribed both in the history of art and in the personal references of Kelley and McCarthy, and there’s already the Californian porn industry, with its smooth, standardized bodies and its nouveau riche decorum, pseudo-mansion villa and Jacuzzi. And there’s a blending, a levelling, and a total assimilation of the elements used, whether they’re art forms inscribed in the history of art or drawn from the most vulgar popular culture. And so, to come back to Cosmos, it’s also the question of what can be done with these elements drawn from multiple, heterogeneous sources that’s important to me. How do you deal with what’s there, how do you try to give a semblance of order to the chaos without being authoritarian, without hindering what’s possible? How do we also deal with the increasing spectacularization of art? And above all, how do we propose an imaginary world that is neither a purely narcissistic emanation of the artist’s ego, nor a complete subjection to the dominant codes?

EM: There are other pieces in your work entitled Cosmos. Is there a formal or conceptual link between them? Can they be considered as a series, or again, as totally heterogeneous elements?

BA: Apart from TV and comics, I don’t really like series. In art, they’re usually strictly declinatory and mercantile, except when they’re totally integrated into the work, as with Warhol of course. I like a certain pop, minimal or conceptual seriality when it challenges the authoritarianism of the Œuvre Unique, which is another form of commercialism. On the other hand, what’s great about TV series or comics, or even literature, is that they allow us to rediscover characters we’ve become attached to, especially when they allow narrative developments that films or full-length albums don’t allow. I love this addiction to TV series that span several years, where you grow old with the characters and become attached to them, even if the quality declines. As far as Cosmos is concerned, I’ve made four of them, all of which have no more connection with each other than the one we’re talking about here and the other pieces of my work. So it’s definitely not a series. The first three were made for an exhibition organized by François Piron in Montreuil. He had invited the same four artists to exhibit three times, for three consecutive months, in the same venue. For the first show, I created a large sculpture hanging from the ceiling, a vague shape of an upside-down pink head, with no eyes, mouth or ears, just a big nose à la Achille Talon, which turned slowly on itself while singing the Lambada. I called it Cosmos somewhat at random, partly because my recent discovery of Gombrowicz’s novel had been a shock, and partly because the shape of this sculpture – and its rotation and its world hit melody – had something planetary about it for me. Secondly, I knew that there were going to be two more parts to this exhibition, and I just decided to call the next two pieces by the same name as the first, feeling that this would create a sufficient link between three pieces that I already knew would formally have little to do with each other. One of the other things that interested and amused me was the slight confusion this common title created. I’m quite fascinated by the power of words over things, and to call three objects by the same name is to make different things partly similar, and thus to create order and disorder at the same time. As for the fourth Cosmos, an automatic supermarket door that opens and closes in a totally random fashion, which was shown at the ARC at the same time as the third Cosmos in François Piron’s Montreuil exhibitions, I also called it that because I couldn’t think of a better idea, and also because it broke the cohesion of the previous three.

EM: Your work is regularly built on paradoxes or slight « confusions ». The things and objects presented seem very obvious at first. Then, very quickly, little random (or at least accidental) mechanisms pervert them in their own functioning, precisely in order to confront what they can produce that is « hazardous ». Is this like Gombrowicz’s aforementioned attempt to organize chaos? Or the logic of Bartleby’s « I would prefer not to »? Or should we conclude that this inclination towards uncertainty is a way of questioning the organizational faculties of the real and the possible?

BA: Uncertainty is above all a way of relating to the world (I can’t find it, I’m looking for it!). It’s a non-authoritarian, non-dogmatic approach that leaves the field of possibilities wide open. For me, uncertainty is not an admission of weakness or retreat, contrary to an analysis that has often been made of my work, of action-peu for example, but simply the result of the choice I’ve made to experiment rather than to ensure. This choice implies imbalance and trial and error, as well as internal contradictions. Hence, for example,Je ne veux tout, a phrase written in luminous diodes on a wooden box, a kind of DIY Jenny Holzer, which for me refers less to Bartleby than to an « oxymoronic » desire for totality: the end of utopias, but the desire to propose imaginations other than the dominant ones. The artists who interest me most are those who work with formats, signs and codes, while genuinely loving the elements they use. When David Lynch made Twin Peaks, it was also because he loved soap operas. When Jim Shaw exhibited his Thrift Store Paintings, it was also because he found them beautiful. And what you call confusion or perverting the work’s functioning surely stems from this aesthetic consideration I have for forms whose ideology I reject. As Thomas Hirschhorn said of the Red Poster, created by the Nazis to discredit Communist resistance fighters: « I don’t understand! I find this poster beautiful! Please help me! Personally, I find the shots in commercials where you see liquid flowing in slow motion, bouncing off the sides of glasses, very beautiful. So I shoot in 35 mm, at 150 fps, Un monde qui s’accorde à nos désirs, where an empty glass slowly fills up with a stream of milk, until it overflows and spills out in a puddle. It’s a prolonged, purposeless commercial that simply goes a few seconds further than we’re used to seeing (the cut before the overflow). A form of formal, erotic time dilation.

 

 

Notes
1-Lagarde et Michard is a multi-volume illustrated textbook of French literature, containing biographies and selected texts by authors, accompanied by notes, comments and questions for students. It has long served as the basis for teaching French in secondary schools in France and other French-speaking countries. (translator’s note)

 



ENTRETIEN AVEC ÉRIC MANGION, 2004

ENTRETIEN AVEC ÉRIC MANGION

2004


Publié dans la revue Semaine, éditions Analogues, 2004


ERIC MANGION : Sommairement, on peut suggérer que Cosmos est un vidéo club. Pourtant, une fois attention portée à sa forme et à son contenu, il semble plutôt que l’on soit dans un trompe l’œil ou un simulacre de vidéo club, plus qu’un «magasin» en tant que tel.

BORIS ACHOUR : Le terme de simulacre me gêne doublement. Tout d’abord parce qu’employé dans le champ de l’art, il me semble impossible d’éviter d’y associer le nom de Baudrillard, dont je ne partage absolument pas les thèses sur une prétendue fin du réel et de l’art. Ensuite, de manière moins anecdotique, trompe-l’œil ou simulacre renvoient à l’apparence, à l’illusion, à une réalité cachée qui serait extérieure à l’œuvre, voire complètement inexistante. Or, malgré l’absence de cassettes dans les boîtiers, donc malgré l’inexistence des films annoncés par les jaquettes, il n’y a pour moi absolument pas de tromperie. Il ne s’agit pas de faire un «faux» vidéo-club, ni de déplacer une forme ready-made à la manière d’un Guillaume Bijl, mais d’utiliser et de combiner des formes pour leurs potentiels plastiques, culturels ou symboliques. Cosmos est avant tout une sculpture par assemblage, qui combine divers éléments. Le vidéo-club est l’un d’eux, et il joue le rôle, non pas d’un objet ou d’un lieu qui serait représenté, mais celui d’un générateur de formes plastiques et sociales, d’ordre et de classement.

EM: Que faut-il comprendre par sculpture par assemblage ? Et quels sont ces divers éléments combinés ?

BA : Pour répondre à cette question, il est nécessaire de mentionner le roman éponyme de Gombrowicz, qui est à l’origine du Cosmos dont nous parlons, et de commencer à parler des rapports entre les deux. (Pour plus de clarté, j’écrirai «Cosmos» le roman de Gombrowicz, et Cosmos, le mien). «Cosmos» est un roman qui raconte et qui expérimente dans son écriture la mise en relation en tant que telle, en même temps que l’impossibilité d’en déduire du sens. L’auteur assemble et combine les faits, les figures, les styles, les morceaux de corps, les personnages, dans un texte qui s’apparente au roman à énigme de type Agatha Christie, sans que jamais ne vienne d’élucidation, sans que jamais ne soit possible d’interprétation du monde. «Cosmos» (qui signifie “ordre“ en grec) matérialise la fin du positivisme, la mort de Dieu et l’impossibilité de toute synthèse. Mais il matérialise tout cela avec humour, jubilation et férocité, et en prouvant malgré cette impossibilité, qu’il est envisageable de continuer à proposer ce que Gombrowicz appelle une «tentative d’organiser le chaos», tentative qu’on peut également appeler art. Pour conclure cet aparté, je dirai que la découverte de Gombrowicz et particulièrement de «Cosmos» et de «Ferdydurke», est entrée en résonance avec beaucoup de mes travaux et de mes préoccupations. Et donc, ayant décidé d’expérimenter ce que pouvait être une adaptation d’un roman sous une forme plastique, il était normal que la forme et la méthode de construction de cette adaptation soit reliée à celle de l’objet adapté. C’est ainsi qu’on en arrive à ce terme de «sculpture d’assemblage». Il serait d’ailleurs plus juste de parler de copié-collé, puisque toutes ces jaquettes ont été réalisées à l’aide des logiciels informatiques Photoshop et Illustrator, couramment utilisés par les graphistes, et que les images utilisées ont quasiment toutes été trouvées sur Internet. Il y a donc assemblage, ou copiage-collage d’éléments hétérogènes à l’intérieur de chaque jaquette (photos d’acteurs, d’artistes, d’amis, de philosophes, de musiciens, etc., mais aussi éléments typographiques, dessins, textes). Il y a ensuite également assemblage des jaquettes entre elles, par création de liens formels, visuels, par réutilisation d’images, de motifs, de logos. Mais cette notion d’assemblage, de «faire aller ensemble» se retrouve également dans la combinaison de formes se référant à certaines œuvres minimales ou conceptuelles avec des formes issues de la culture populaire.

EM : Quelles sont ces références à des œuvres minimales et conceptuelles, et en quoi Cosmos leur fait-il écho ?

BA : Il y dans Cosmos un fonctionnement relevant du fractal, dans la mesure ou certains éléments structurels de la pièce se retrouvent à différentes échelles. Par exemple, un artiste dont j’aime énormément le travail comme Lawrence Weiner, peut être présent de différentes manières. Il peut se retrouver acteur d’un des films Cosmos, la forme de ses écritures murales peut être utilisée comme élément graphique d’une jaquette, ou bien encore, comme l’a analysé Émilie Renard la forme même de Cosmos peut être envisagée comme la réalisation du statement Weinerien « DE NOMBREUX OBJETS COLORÉS PLACÉS CÔTE À CÔTE POUR FORMER UNE RANGÉE DE NOMBREUX OBJETS COLORÉS ». On pourrait toujours rester avec Weiner en disant que l’aspect potentiel des films de Cosmos renvoie à sa formule disant qu’il est équivalent que l’œuvre soit réalisée ou non. D’un point de vue plus formel, la longue étagère de 40 mètres qui contient les 200 boîtiers possède une certaine ressemblance avec des structures de Judd ou de Lewitt. Mais un Judd ou un Lewitt déjà réinterprétés depuis longtemps par les architectes d’intérieur de magasin de fringues ou par les fabricants de meubles en kit. D’une manière générale, je ne fonctionne pas par références directes à d’autres œuvres ou artistes, mais plutôt par intégration et digestion lente d’éléments variés, dont l’art contemporain n’est qu’une des composante. J’appréhende ces éléments très divers, avec la volonté de déhiérarchiser non pas les œuvres ou les artistes, mais les signes visuels et culturels qu’ils produisent en même temps que leurs œuvres. Donc, plus que des références à telle ou telle sculpture minimale ou proposition conceptuelle, c’est à leur transformation en signes culturels que Cosmos me semble faire écho. Pas tant pour le déplorer d’ailleurs, que pour essayer de dépasser le constat et d’en jouer.

EM : Il est frappant de constater que Cosmos privilégie les jaquettes plutôt que les contenus. Cela fait-il partie de cette volonté de «déhiérarchiser non pas les œuvres ou les artistes mais les signes visuels et culturels qu’ils produisent» ?

BA : En effet, un film est habituellement considéré comme plus important que son affiche ou que la jaquette de son boîtier vidéo, et il y a donc ici une inversion du rapport œuvre/emballage. Renverser cela permet en outre, avec une grande économie de moyens, de proposer des films potentiels. Le boîtier et la jaquette deviennent pour le spectateur des supports projectifs, des objets permettant de développer des imaginaires.

EM : On a en effet l’impression que Cosmos a été conçu comme l’espace d’une infinie possibilité de fictions. Un vidéo club borgésien en fait. Pourtant la vacuité (ou la vacance) des contenus nous rappelle également que la culture peut aussi être une affaire d’image, de casting et de bande-annonce, bref d’apparence, plutôt que de strictes productions ou « créations ». Cosmos ne serait-il pas destiné à fonctionner comme un reflet entre ces deux paramètres a priori opposés de la culture ?

BA : Sans trop faire le Warhol, je dirais que nous savons depuis un moment déjà qu’il n’y a rien derrière la surface des images. Alors, effectivement pourquoi y aurait-il quelque chose dans une boîte ou sous une jaquette ? Dans le travail, je m’efforce de «dealer» avec ce qu’on peut appeler «les formes culturelles dominantes». Ces formes m’intéressent justement parce qu’elles sont dominantes, et donc qu’elles nous façonnent et nous fascinent. Elles sont tellement puissantes et omniprésentes qu’elles se présentent le plus souvent comme la seule alternative possible, de même que le libéralisme se présente comme la seule forme de gouvernance envisageable. Debord disait qu’une des forces de la Société Spectaculaire était qu’elle parvenait à nous persuader qu’en elle «Tout ce qui arrive est bon et tout ce qui est bon arrive». Et ce qui me semble extrêmement remarquable, bien plus que l’omnipotence de ces formes culturelles, c’est le désir d’aliénation et de soumission au contrôle qui existe chez tellement d’individus de manière totalement intégrée. Alors, j’essaie de dépasser ce stade de la fascination et de jouer avec cette puissance. On en revient à cette volonté de proposer un imaginaire «déformaté» tout en y intégrant non seulement les signes mais aussi les modes de diffusion de ce qui aliène. Et si j’emploie le terme «dealer», c’est en assumant complètement les connotations négatives qu’on peut y associer : c’est un marché un peu pourri, mais auquel, je pense, l’art ne peut échapper s’il veut un tant soit peu avoir à faire avec le monde. Ne pas nier la vacuité et l’apparence mais les intégrer au travail me semble plus juste et plus risqué que de les ignorer ou les dédaigner. Il ne s’agit pas de dire que Loana c’est la fin du réel, ou à l’inverse d’affirmer que la seule forme d’art intéressante et valide aujourd’hui est la télé-réalité, mais plutôt de faire avec, au risque de la contradiction et de la corruption. Encore une fois tout est là, Weiner comme le vidéo-club tout naze en bas de chez moi qui ne propose que des blockbusters. Et encore une fois j’adore Weiner, ce qui n’empêche pas de louer et d’apprécier de gros mauvais films. Cela dit, je ne pense pas non plus que l’artiste ne soit qu’un manipulateur de signes, qu’un navigateur dans un océan de formes culturelles, mais plutôt que la notion de création est toujours à redéfinir et à réinventer. La notion Greenbergiene d’un art auto-réflexif, pur et autonome est heureusement caduque, et même si les formes créées par les artistes qui se sont coltiné les signes de la culture dominante sont régulièrement rattrapées et digérées par cette même culture, il me semble que c’est un combat qui vaut d’être mené. Et cela même, s’il existe une forme molle et pauvre de l’utilisation de signes issus de la culture populaire, et qui est déjà devenue un nouvel académisme. J’ai parfois une vision assez pessimiste de l’art, dans la mesure où il finit le plus souvent dévitalisé et édulcoré dans les Musées et les Lagarde et Michard. Je pense que rien ne résiste entièrement à l’arasement et à la transformation en signe ou en produit, mais que malgré tout, il faut continuer à travailler, tout simplement parce qu’on est vivant et qu’on est maintenant. Et bien sûr, dans Cosmos, il s’agit également de cela.

EM : Cette vision pessimiste et en même temps réaliste de l’art, n’est-elle pas au fond le signe d’une sorte d’hypermodernité symptomatique de l’esthétique contemporaine ? Je pense notamment à Mike Kelley. Évitant le mieux possible les genres, il construit une œuvre qui, au bout du compte, agit en un vaste cabinet de curiosités en évolution constante et infinie. «L’architecture gothique, le dessin animé, un bar de strip-tease, un film de Joseph Cornell et un film d’horreur de série B, ne sont pas par exemple des illustrations pseudo-trash pour faire genre, mais des éléments du monde réel qui l’entourent et qu’il décode» . L’idée de répétition, d’accumulation ou de série (presque exagérative) est une chose importante chez lui. N’est-ce pas là une forme d’attitude qui du coup dépasse la fascination ou le rejet du syndrome Loana, qui l’assimile sans complexe, ni tabou ?

BA : Kelley, comme beaucoup d’autres artistes de la côte Ouest, ne cesse d’analyser la production de signes culturels en tant que production idéologique. Il sonde la psyché américaine et en révèle les aspects les plus sombres. Qu’il travaille avec des peintures réalisées par des tueurs en série, des couvertures de livres de science-fiction des années 60 ou qu’il s’intéresse au phénomène des repressed memories, il s’agit pour lui de creuser le culturellement négligé et le refoulé. Donc bien évidemment, il décode, déconstruit et utilise «les éléments du monde réel qui l’entourent». Mais ce qui m’intéresse c’est quand même avant tout ce qu’il en fait , car cette utilisation d’éléments déjà-là est depuis longtemps inscrite dans l’histoire de l’art du XXème siècle. Et Kelley, comme tous les grands artistes est surtout un immense producteur de formes. Il y a chez lui une puissance plastique que j’admire et que j’envie, alliée à une volonté sans cesse renouvelée d’expérimenter et d’explorer de nouveaux champs. Je ne suis pas sûr que nous qui sommes en France, réalisions complètement ce que signifie le fait de travailler si près d’Hollywood. Loana et le Loft, à côté, c’est vraiment de la rigolade. Fresh Acconci , qu’il a réalisé avec Paul McCarthy, qui est une sorte de remake Hollywoodisé des performances des années 70 de Vito Acconci est un bon exemple de la puissance de cette influence. Cette vidéo est à la fois un hommage et un sacrilège, une sorte de «meurtre du père» totalement décomplexé et conscientisé, puisque toute la singularité et le pathos «acconcien» sont mis à distance grâce au choix de faire interpréter ces performances par des acteurs au physique de porno star, dans une villa au style typique de Los Angeles. Ici le déjà-là est double. Il y a déjà Acconci, inscrit et dans l’histoire de l’art et dans les références personnelles de Kelley et McCarthy, et il y a déjà l’industrie californienne du film porno avec ses corps lisses et standardisés et avec son décorum beauf nouveau riche, villa pseudo manoir et jacuzzi. Et il y a bien un mélange, une mise au même niveau, et une assimilation totale des éléments utilisés, qu’il s’agisse de formes artistiques inscrites dans l’histoire de l’art ou issues de la culture populaire la plus vulgaire. Et donc pour en revenir à Cosmos, c’est là aussi la question de ce qu’on peut faire avec ces éléments issus de sources multiples et hétérogènes qui m’importe. Comment composer avec ce qui est là, comment essayer de donner un semblant d’ordonnancement au chaos sans être autoritaire, sans entraver les possibles ? Comment également composer avec la spectacularisation de plus en plus grande de l’art ? Et surtout, comment proposer un imaginaire qui ne soit ni pure émanation narcissique du Moi de l’artiste, ni assujettissement complet aux codes dominants.

EM : Il existe d’autres pièces au titre de Cosmos dans votre travail. Ont-elles un lien formel ou conceptuel entre elles ? Peut-on les considérer comme une série, ou là aussi, comme des éléments totalement hétérogènes ?

BA : A part à la télé et en BD, je n’aime pas trop les séries. En art, elles sont le plus souvent strictement déclinatoires et mercantiles, sauf quand elles sont totalement intégrées au travail, comme chez Warhol bien sûr. J’aime bien une certaine sérialité pop, minimale, ou conceptuelle quand elle met à mal l’autoritarisme de l’Œuvre Unique, qui est une autre forme de mercantilisme. Ce qu’il y a par contre de bien dans les séries télé ou dans les BD, voire en littérature, c’est qu’elles permettent de retrouver des personnages auxquels on est attaché, surtout lorsqu’elles autorisent des développements narratifs que ne permettent pas des films ou des albums complets. J’aime beaucoup cette addiction à des séries TV qui s’étendent sur plusieurs années, où l’on vieillit avec les personnages, où l’on s’attache à eux, même si la qualité baisse. En ce qui concerne Cosmos, j’en ai réalisé quatre qui n’ont pas plus de liens entre elles que celui dont nous parlons ici et les autres pièces de mon travail. Donc, il ne s’agit absolument pas d’une série. Les trois premiers ont été faits à l’occasion d’une exposition organisée par François Piron à Montreuil . Il avait invité les quatre mêmes artistes à exposer trois fois, trois mois consécutifs dans un même lieu. Pour la première exposition, j’avais réalisé une grosse sculpture pendue au plafond, une vague forme de tête rose à l’envers, sans yeux ni bouche ni oreille, juste un gros nez à la Achille Talon, qui tournait lentement sur elle même en chantonnant la Lambada. Je l’ai appelée Cosmos un peu au hasard, un peu parce que la découverte récente du roman de Gombrowicz avait été un choc, et aussi parce que la forme de cette sculpture – et sa rotation et sa mélodie hit mondiale – avait pour moi quelque chose de planétaire. Ensuite, je savais qu’il allait y avoir encore deux parties à cette exposition, et j’ai juste décidé d’appeler les deux pièces suivantes du même nom que la première, estimant que cela allait créer un lien suffisant entre trois pièces dont je savais déjà qu’elles n’auraient formellement pas grand chose à voir entre elles. Une des autres choses qui m’intéressait et m’amusait était la légère confusion que ce titre commun créait. Je suis assez fasciné par le pouvoir qu’ont les mots sur les choses, et appeler trois objets par le même nom revient à rendre en partie semblables des choses différentes, et donc à créer en même temps de l’ordre et du désordre. Quant au quatrième Cosmos, une porte automatique de supermarché qui s’ouvre et se ferme de manière totalement aléatoire, et qui était montrée à l’ARC en même temps que le troisième Cosmos des expositions de François Piron à Montreuil, je l’ai également appelée ainsi parce que je n’avais pas de meilleure idée, et aussi parce que cela cassait justement la cohésion des trois précédentes.

EM : Votre travail se construit régulièrement sur des paradoxes ou des légères «confusions». Les choses et les objets présentés semblent très évidents au premier abord. Puis très rapidement, des petits mécanismes aléatoires (ou du moins accidentels) les pervertissent dans leur propre fonctionnement afin justement de confronter ce qu’ils peuvent produire de «hasardeux». Rejoint-on ici la tentative d’organiser le chaos de Gombrowicz évoquée plus haut ? Ou la logique du «I would prefer not to» de Bartleby ? Ou doit-on en conclure que cette inclinaison à l’incertitude est une manière d’interroger les facultés d’organisation du réel et du possible ?

BA : L’incertitude est avant tout une forme de rapport au monde (je ne trouve pas, je cherche !). Une forme non autoritaire, non dogmatique et qui effectivement, laisse les champs des possibles à une ouverture maximale. L’incertitude n’est pas pour moi un aveu de faiblesse ou de retrait, contrairement à une analyse qui a souvent été faite de mon travail, des actions-peu par exemple, mais simplement le résultat du choix que j’ai fait d’expérimenter plutôt que d’assurer. Ce choix implique déséquilibre et tâtonnement, ainsi que des contradictions internes. D’où par exemple Je ne veux tout, phrase écrite en diodes lumineuses sur un caisson de bois , une espèce de Jenny Holzer bricolé, et qui pour moi renvoie moins à Bartleby qu’à un désir «oxymoresque» de totalité : fin des utopies mais désir de néanmoins proposer d’autres imaginaires que ceux dominants. Les artistes qui m’intéressent le plus sont ceux qui travaillent les formats, les signes et les codes tout en aimant réellement les éléments qu’ils utilisent. Lorsque David Lynch réalise Twin Peaks c’est aussi parce qu’il aime les soap-operas. Lorsque Jim Shaw expose les Thrift Store Paintings, c’est aussi parce qu’il les trouve belles. Et ce que vous appelez confusion ou pervertissement du fonctionnement des travaux vient sûrement de cette considération esthétique que j’ai pour des formes dont je réprouve l’idéologie. Comme dit Thomas Hirschhorn en parlant de l’Affiche Rouge, réalisée par les nazis pour discréditer les résistants communistes : «Je ne comprends pas ! Je trouve cette affiche belle ! Aidez-moi !». Moi je trouve très beaux les plans des pubs où l’on voit du liquide couler au ralenti en rebondissant sur les parois des verres. Alors je tourne en 35 mm, à 150 images images/secondes, Un monde qui s’accorde à nos désirs, où un verre vide se remplit lentement d’une coulée de lait, jusqu’à que celle-ci déborde et se répande en flaque. C’est une pub prolongée et sans objet, qui va simplement quelques secondes plus loin que ce que l’on voit habituellement (le cut avant le trop plein). Une forme de dilatation temporelle formelle et érotique.

 

 



ACHOUR? POSSIBLY, Éric Mangion et François Piron, 2002

WORK ASSUMPTIONS

Éric Mangion and François Piron, 2002


Published in Art Press magazine no. 284, November 2002.


On the occasion of three simultaneous exhibitions in Paris – Cosmos at the Palais de Tokyo, Flash Forward at Galerie Chez Valentin and Promotion at Espace Paul Ricard – Éric Mangion and François Piron use a few key words to highlight the complexity and diversity of Boris Achour’s work. His work makes use of uncertainty and dysfunction to question identity, its modes of construction and its multiple conditioning, all the while willingly playing on paradox and the coexistence of possibilities.

ÉM.
The possible is certainly one of the most deeply rooted reading hypotheses in Boris Achour’s work. In Achour’s case, this means not the dictionary notion of the possible (the conceivable, the admissible or the envisageable), but the more philosophical – and more complex – notion espoused by Musil: « the faculty of thinking what could be just as well, and of attaching no more importance to what is than to what is not ». For Boris Achour, this is characterized by a veritable aesthetic program of choice. Je ne veux tout is its symbol. « Choosing not to choose », as he himself puts it. There’s a very fine phrase by Jacques Bouveresse on this subject in L’homme Probable: « it is wiser to decide nothing than to risk making a decision that is too delicate to be really necessary ». Of course, some may see such indeterminacy as cowardice, but on a more aesthetic level, it can also be seen as a refusal of pre-established certainty, a refusal of the demiurgic so dear to the Prometheans. I find, for example, that the pieces Ghosty (a man walking masked in the street with no particular affectation), Mmmmm (a haunting soundtrack spoken by an aphasic man broadcast in the street in the middle of the Printemps de Cahors festival), or even the one he has just produced at the Frac Languedoc-Roussillon, Plug & Play (a simple games console controller fixed to the wall without a screen) sum up this uncertainty of choice very well. The first questions man’s ability to react sensitively. The second, the power of language and image (especially at Printemps de Cahors!). And finally, the meaning of the exhibition « game », and therefore of its validity and strategic stakes. So, more than uncertainty as such, Boris Achour’s work is about the experimental possibility of questioning reality. The occurrence or non-occurrence of an event is in itself already real, just as the absence of necessity is obviously not the same thing as the absence of reason. Organizing chaos

FP.
Boris Achour’s attention to the possible, as « that which could be otherwise », has little to do with the notion of utopia (too lyrical, too grandiloquent), but deals more with the search for a form to organize the chaos of ideas, to resolve the contradictions inherent in will and desire. At the beginning of his work, organization and chaos appear as irreconcilable instances a priori: he provokes minor disorders in the street with Actions Peu, but also aligns pigeons with a rectangular polenta feeder, and reproduces different types of white ceramic urban bollards, which at once speak of the violence of conditioning, and the fascination for order. Cosmos, a collection of videocassette cases that telescope the most heterogeneous signs (discourses, images and figures), takes a different approach. Cosmos is a machine for producing subjectivity, by reprocessing the disparate elements of a common culture; potentially, everything that interests Achour, in various ways, is usable for this work: cultural and social phenomena, works, characters, models of discourse… The juxtaposition of these elements through quotation, detour, pastiche or parody, is a way of accepting everything, not in the sense of an « everything » that would cancel out all differentiation, but rather as a kind of exogenous self-portrait. A kind of adhesion to the world « as it is » can be read in this piece: each jacket adds to the others, in a cumulative and jubilant expansion, with an all-consuming ambition that reminds me of certain artistic projects that touch on infinity: Douglas Huebler’s Variable Piece #70, Fischli & Weiss’ images of the « visible world », Matt Mullican’s taxonomies or Broodthaers’ Museum of Modern Art… In an exhibition in 1999, Boris Achour showed Brian de Palma’s film Scarface, featuring an object emblematic of the hero’s hubris: a globe on which is written: « The World is yours ». A phrase to be placed in perspective with the one on this illuminated billboard, Je ne veux tout, characteristic of this paradoxical logic that can be analyzed in Freudian terms of identity construction (ego/super-ego), but also as the third term of a dialectic that confines the artist between the ivory tower and unconditional commitment. Boris Achour’s « yes » to accepting the world is, of course, pronounced with distance and irony, a « yes » also to overcoming the critical stage that many artists resort to in order to demonstrate their good conscience. L’évidence de l’œuvre.EM. It’s true that there’s a certain kind of evidence in Boris Achour’s work. By self-evident, I mean something that « imposes itself on the mind ». Indeed, we always have the impression that his work is extremely comprehensible. Which is not to say, of course, that it’s demagogic – on the contrary. There’s something very Duchampian about him. In his mode of intelligence, in his way of going straight to the point. In his economy of thought and space. I’m thinking, of course, of Actions-peu (small objects placed around the urban perimeter, always « working » in subtle ways), or Scrupule (that unusable sofa), but also of more recent pieces such as the randomly operating automatic door (Cosmos) shown recently in the Traversées exhibition at the ARC, or the light box Je ne veux tout, which sounds like a veritable ontological manifesto, clearly stated in any case in its form and in its « first-degree » reading. We can even speak of his wit and fulgurance (speed of thought). On the other hand, unlike Duchamp, Boris Achour in no way cultivates esotericism, the learned control of mystery and revelation. I believe that Boris Achour prefers, as he himself says, the notion of a « rendez-vous », an encounter with the visitor. Hence, perhaps, the simple forms that follow, corresponding to an « instant ». In any case, this disposition sets him apart from the sometimes overly complex devices of today’s art.FP. In Boris Achour’s latest film, Spirale, the plot hinges on a mysterious envelope coveted by two rival factions, each distinguished by the way they move: some in a straight line, others in convolutions. Little by little, these different characters seem trapped in their own unique way of thinking, and freeze one after the other, caught in what might be called a « freeze » of time. Boris Achour’s response to the ideology of linear time has always been negative, rejecting the notion of novelty and the amnesiac positivism it implies (I recall that one of his unrealized projects consisted of « Déjà Vu » in neon letters). However, he does not endorse the fatality of the eternal return of the same, and instead promotes a spiral evolution that reconciles these two conceptions (once again we find this notion of choice by cumulation (« and ») rather than separation (« or ») that weaves Achour’s work). The spiral is a mode of evolution that gives the impression of not being one: a stealthy, surreptitious advance that leaves open the possibility of bifurcations, and does not grant itself the status of a model. When he freezes time, Boris Achour makes a pause, a momentary halt in the circulation of signs. I’m not far from thinking that this idea runs through all his work, and the way he conceives his works as frozen instants, from Stoppeur (a poster on which he poses as a hitchhiker) to Sommes (a series of photographs in which he appears asleep on the hedges of American properties), viaAutoportrait en Coyote, a cut-out of himself that suggests he has embedded himself in a wall. All these works, more or less explicitly, can be read as self-portraits, which might seem paradoxical in the work of an artist who is so averse to any signature effect. For him, self-portraiture is not a narcissistic springboard, nor is it psychological in any way. On the contrary, it’s a way of « physically » engaging with questions that have to do with the construction of identity, and the status of the individual in relation to the collective and the societal. Basically, all these self-portraits reveal the same paradoxes: wanting to be here and elsewhere at the same time, wanting to be « inside » and simultaneously « outside ». Boris Achour, an artist of irresolution? Yes, but an irresolution that he shares with the perplexed viewer, neither satisfying nor provoking, neither fulfilling nor abandoning. Achour’s works, I believe, attempt to convey a cognitive process, based on doubt, « self-doubt », and the hope of a permanent modification of one’s presuppositions.

 



HYPOTHÈSES DE TRAVAIL, Éric Mangion et François Piron, 2002

HYPOTHÈSES DE TRAVAIL

Éric Mangion et François Piron, 2002


Publié dans Art Press n° 284, novembre 2002


À l’occasion de trois expositions simultanées à Paris, Cosmos au Palais de Tokyo, Flash Forward à la galerie Chez Valentin et Promotion à l’espace Paul Ricard, Éric Mangion et François Piron tentent à travers quelques mots-clefs de mettre en lumière la complexité et la diversité du travail de Boris Achour. Une œuvre qui use de l’incertitude et du dysfonctionnement pour questionner l’identité, ses modes de construction et ses multiples conditionnements, tout en jouant volontiers du paradoxe et de la coexistence des possibles.

ÉM.
Le possible est certainement l’une des hypothèses de lecture les plus ancrées dans le travail de Boris Achour. Il faut chez ce dernier entendre non pas le possible du dictionnaire (le concevable, l’admissible ou l’envisageable), mais celui plus philosophique – et plus complexe – entretenu par Musil : «la faculté de penser ce qui pourrait être aussi bien, et de ne pas attacher plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas». Cela se caractérise chez Boris Achour par un véritable programme esthétique, celui du choix. Je ne veux tout en est le symbole. «Choisir de ne pas choisir», comme il le dit lui-même. Il y a à ce sujet une très belle phrase de Jacques Bouveresse dans L’homme Probable : «il est plus sage de ne rien décider que de se risquer à prendre une décision qui est trop délicate pour être vraiment nécessaire». Certains évidemment peuvent prendre une telle indétermination pour de la lâcheté, mais sur un plan plus esthétique, cela peut se traduire aussi par le refus de la certitude préétablie, le refus du démiurgique si cher aux prométhéens. Je trouve par exemple que les pièces Ghosty (un homme qui marche masqué dans la rue sans affectation particulière), Mmmmm (une bande-son lancinante prononcée par un aphasique diffusée dans la rue en plein Printemps de Cahors), ou même celle qu’il vient de réaliser au Frac Languedoc-Roussillon, Plug & Play (une simple manette de console de jeux fixée dans le mur sans écran) résument très bien chez lui cette part d’incertitude du choix. La première interroge la faculté de réaction sensible de l’homme. La seconde le pouvoir du langage et de l’image (surtout au Printemps de Cahors !). La dernière enfin, le sens du «jeu» de l’exposition, et donc de sa validité et de ses enjeux stratégiques. Ainsi, plus que l’incertitude en tant que telle, il faut voir chez Boris Achour la possibilité expérimentale de questionner le réel. L’occurrence ou la non-occurrence de l’événement est en soi déjà un réel, tout autant que l’absence de nécessité n’est évidemment pas la même chose que l’absence de raison. L’organisation du chaos
FP.
L’attention que porte Boris Achour au possible, comme «ce qui pourrait être autrement», n’a que peu à voir avec la notion d’utopie (trop lyrique, trop grandiloquente), mais traite davantage de la recherche d’une forme permettant d’organiser le chaos des idées, de résoudre les contradictions inhérentes à la volonté et au désir. Au début de son travail, l’organisation et le chaos apparaissent comme des instances irréconciliables a priori : il provoque de menus désordres dans la rue avec les Actions Peu, mais aligne aussi les pigeons grâce à une mangeoire de polenta rectangulaire, et reproduit différents types de bornes urbaines en céramique blanche, qui tout à la fois disent la violence du conditionnement, et la fascination pour l’ordre. Avec Cosmos, cette collection de boîtiers de cassettes vidéo où se télescopent les signes (discours, images et figures) les plus hétéroclites, il s’agit d’une démarche différente. Cosmos est une machine à produire de la subjectivité, en retraitant les éléments disparates d’une culture commune ; potentiellement, tout ce qui intéresse Achour, à divers titres, est utilisable pour cette œuvre : phénomènes culturels et sociaux, œuvres, personnages, modèles de discours… La juxtaposition de ces éléments par citation, détournement, pastiche ou parodie, est une manière de tout accepter, non pas au sens d’un «tout-venant» qui annulerait toute différenciation, mais plutôt comme une sorte d’autoportrait exogène. Une forme d’adhésion au monde «tel qu’il est» se lit dans cette pièce : chaque jaquette s’ajoute aux autres, dans une expansion cumulative et jubilatoire, avec une ambition dévorante qui m’évoque certains projets artistiques qui touchent à l’infinitude : la Variable Piece #70 de Douglas Huebler, les images du «monde visible» de Fischli & Weiss, les taxinomies de Matt Mullican ou le Musée d’art moderne de Broodthaers… Dans une exposition en 1999, Boris Achour diffusait le film de Brian de Palma, Scarface, dans lequel figure un objet emblématique de l’hubris du héros : un globe terrestre sur lequel est écrit : «The World is yours». Une phrase qui est à mettre en perspective avec celle de ce panneau lumineux, Je ne veux tout, caractéristique de cette logique paradoxale que l’on peut analyser selon les termes freudiens de la construction identitaire (moi/surmoi), mais aussi comme troisième terme d’une dialectique qui cantonne l’artiste entre la tour d’ivoire et l’engagement inconditionnel. C’est évidemment avec distance et ironie que Boris Achour prononce ce «oui» d’acceptation du monde, un «oui» aussi de dépassement de ce stade critique auquel nombre d’artistes ont recours pour manifester leur bonne conscience. L’évidence de l’œuvre.EM. Il y a, c’est juste, une certaine forme d’évidence dans l’œuvre chez Boris Achour. Par évidence, il faut entendre plutôt ce qui «s’impose à l’esprit». On a toujours l’impression en effet que son travail est extrêmement compréhensible. Ce qui ne veut pas dire bien sûr qu’il soit démagogique, au contraire. Il y a quelque chose de très duchampien chez lui. Par son mode d’intelligence, par sa façon d’aller à l’essentiel. Par son économie de la pensée et de l’espace. Je pense évidemment aux Actions-peu (ces petits objets posés dans le périmètre urbain, et qui «fonctionnent» toujours de manière subtile), ou à Scrupule (ce canapé inutilisable), mais aussi à des pièces plus récentes comme la porte automatique au fonctionnement aléatoire (Cosmos) montrée récemment lors de l’exposition Traversées à l’ARC ou le caisson lumineux Je ne veux tout qui sonne comme un véritable manifeste ontologique clairement énoncé en tout cas dans sa forme et dans sa lecture au «premier degré». On peut même à son sujet parler de trait d’esprit et de fulgurance (de rapidité de la pensée). Par contre, contrairement à Duchamp, Boris Achour ne cultive en rien l’ésotérisme, le savant contrôle du mystère et de la révélation. Je crois que Boris Achour préfère comme il le dit lui-même la notion de «rendez-vous», de rencontre avec le visiteur. D’où peut-être les formes simples qui en découlent et qui correspondent à un «instant». Cette disposition le distingue en tout cas de dispositifs parfois trop complexes de l’art d’aujourd’hui.FP. Dans Spirale, le film que vient de tourner Boris Achour, l’intrigue repose sur une enveloppe mystérieuse que convoitent deux factions rivales, qui se distinguent par leur façon de se déplacer : certains avancent en ligne droite, les autres par circonvolutions. Peu à peu, ces différents personnages semblent pris au piège de leur unique mode de pensée, et se figent les uns après les autres, pris dans ce qu’on pourrait nommer un «gel» du temps. À l’idéologie du temps linéaire, Boris Achour a toujours répondu par la négative, se défiant de la notion de nouveauté et du positivisme amnésique qu’elle suppose (je me souviens qu’un de ses projets non réalisés consistait en un «Déjà Vu» en lettres de néon). Pour autant, il ne cautionne pas la fatalité de l’éternel retour du même, et promeut au contraire une évolution en spirale, qui concilie ces deux conceptions (on retrouve une fois encore cette notion du choix par cumulation («et») plutôt que par séparation («ou») qui trame le travail d’Achour). La spirale est un mode d’évolution qui donne le sentiment de ne pas en être une : une avancée furtive, subreptice, qui laisse la possibilité des bifurcations, et qui ne s’octroie pas le statut de modèle. Lorsqu’il gèle le temps, Boris Achour effectue une pause, un arrêt momentané dans la circulation des signes. Je ne suis pas loin de penser que cette idée traverse tout son travail, et la façon qu’il a de concevoir ses œuvres, comme des instants figés, du Stoppeur (une affiche sur laquelle il pose en auto-stoppeur) aux Sommes (une série de photographies où il apparaît endormi sur les haies de propriétés américaines), en passant par l’Autoportrait en Coyote, cette découpe à son effigie qui laisse imaginer qu’il s’est incrusté dans un mur. Autant d’œuvres qui, plus ou moins explicitement, peuvent se lire comme des autoportraits, ce qui pourrait paraître paradoxal dans l’œuvre d’un artiste qui se défie autant de tout effet de signature. L’autoportrait n’est pas pour lui un ressort narcissique, il n’a rien de psychologique, mais est au contraire une manière de s’engager «physiquement» dans des questionnements qui ont trait à la construction identitaire, au statut de l’individu vis-à-vis du collectif et du sociétal. Tous ces autoportraits manifestent, au fond, les mêmes paradoxes : vouloir être ici et ailleurs en même temps, vouloir être «au-dedans» et simultanément «au-dehors». Boris Achour, artiste de l’irrésolution ? Oui, mais une irrésolution qu’il offre en partage à la perplexité du spectateur, qu’il ne souhaite ni satisfaire ni provoquer, ni combler ni abandonner. Les œuvres d’Achour, je crois, tentent de transmettre un processus cognitif, basé sur le doute, «l’auto-défiance», et l’espoir d’une modification permanente de ses présupposés.



BORIS ACHOUR, ECONOMY OF MEANS, 2002, Elisabeth Wetterwald, 2002

BORIS ACHOUR, ECONOMY OF MEANS

Elisabeth Wetterwald, 2002


Published in Parachute n°106, April 2002, Montréal


Based on encounters and multiplicity rather than exclusion and singularity (« and », « with », rather than « or »), on processes rather than results, Boris Achour’s work is like a rough, chaotic path, always moving and re-configuring. There’s no point in looking for systems, logic or principles; Achour does his utmost to thwart, circumvent and undermine them, in the knowledge that the task is arduous, never-ending and always open to error. There’s no end in sight: experimentation is always in progress.

I would prefer not to

Between 1993 and 1997, Boris Achour, who at the time rarely had the opportunity to show his work, regularly created Actions-peu in urban spaces: minimal, humble and derisory interventions, most often conceived with materials found on the spot. A loaf of bread taped to a lamppost, plastic bags stuck over an air vent, polenta seeds placed horizontally in the middle of an alley so as to line up the pigeons that come to peck at them, three Suchard Rochers placed on the edge of an electrical box. Fragile and precarious, these ‘installations’ were either filmed or photographed. Far from what is usually referred to as intervention art, which is generally targeted and assertive, Achour’s micro-actions were like enigmas in the urban landscape: untimely and anonymous appearances of the incongruous in various forms, impromptu manifestations of signifiers that were nonetheless banal and recognisable, but whose meanings remained, to say the least, uncertain. The artist himself described these actions as « soft guerrilla warfare »: a way of combining silence with discourse, action with non-action, meaning with nonsense. « There is hardly a psychological position that, if taken to its logical extreme, would not command respect. Strength can exist in weakness, security in indecision, coherence in inconsistency, and also greatness in mediocrity; cowardice can be courageous, softness sharp as steel, flight aggressive »[1] wrote Gombrowicz.

Achour’s work is undoubtedly based on this alliance of apparently contradictory notions: it is less a question of choosing (between one attitude, one position, one logic or another) than of composing, even if it means having to accept all the opposites. In the same vein, in 1996 the artist staged a performance in which he stood in front of major hotels and luxury shops, wearing a jacket embroidered with the phrase « Rich women are beautiful ». Once again, the signal is contradictory: it is both an appeal that seeks to play on seduction, and its simultaneous denial, given the coarseness of the message. With Sommes (1999), the provocation is silent and minimal: in the photographs, Achour pretends to be sleeping standing up, resting his head on the meticulously trimmed hedges of posh Los Angeles villas: « Western capitalist society pleases me, and I like it too. Western capitalist society pleases and displeases me at the same time; I reject nothing wholesale. Neither resistance nor blissful acceptance. Les Sommes is the epitome of this attitude.[2]

«I would prefer not to»[3]. Achour se comporte comme Bartleby qui, avec sa formule implacable, ne refuse pas plus qu’il n’accepte. Ni négation, ni affirmation, Bartleby élimine d’un même mouvement le préférable et le non-préférable. Il n’y a pas d’autre issue : dire « oui » ou « non » le mènerait à sa perte. « Je ne veux pas de tout dit Boris Achour (inscription qu’il a créée dans des LED en 1999) : choisir de ne pas choisir ; la certitude dans l’indétermination, ou la détermination dans l’incertitude. Bartleby est quasiment muet, Achour assume une certaine passivité. Mais ni l’un ni l’autre ne s’opposent ouvertement au monde : dans leur retrait obstiné, ils en révèlent les imperfections et les mascarades. Ghosty (2000) : un homme marche dans la rue, vêtu d’une sorte de survêtement et d’un masque moulé sur son propre visage. Il n’y a pas d’affectation particulière dans son attitude, pas la moindre bizarrerie dans son comportement. Le seul trouble vient de la réaction des passants, soudain confrontés à quelque chose d’autre, d’inclassable, d’innommable. « J’essaie de proposer des œuvres qui restent irrésolues, voire contradictoires dans leur forme et leur sens, qui produisent un sentiment de doute chez le spectateur, qui reflètent la présence simultanée de plusieurs possibilités »[4]. More than short-circuits, which induce shocks and ruptures, Achour creates minor malfunctions with indeterminacy, enigma and nonsense as his only weapons, « floating signifiers »[5] that manage to disrupt binary systems, despite the modest means employed. The automatic door (Cosmos, 2001) he installed in the Traversées exhibition at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris is emblematic in this respect: placed in the middle of an open space, it operates autonomously and randomly, disconnected from the usual presence trigger. The single door can go unnoticed (when it is willing to remain open, particularly at busy times) or suddenly attract attention by closing in the face of visitors (who, perplexed, step back, then move forward again, wait, trample on it, before resigning themselves to circumventing the recalcitrant object). The single door does as it pleases, creating an untimely but discreet constraint on movement in the exhibition space.

He can do nothing for you

Boris Achour is the anti-Promethean artist par excellence: there is no question of challenging anyone, let alone distinguishing himself by any feats. In 1997, on the occasion of an exhibition, he produced and distributed a leaflet in which he extolled his merits and « powers », in the style of the advertising leaflets of African marabouts: « Artist Boris Achour (Unknown throughout the world). HE CAN DO NOTHING FOR YOU. No catharsis. No sublimation. No floating commas. No transgression. No energy transfer () Can line up pigeons () Don’t contact! ». Achour seems to have no illusions about the power and influence of the artist on the workings of contemporary Western society. For a long time now, artists have no longer been the torch-bearers they once were; they have also been freed from the need for novelty and invention, freed from the idea that creation is only of interest insofar as it is part of a progressive history. They are now aware that, in a world full of uncertainties, it is better not to question the finality of one’s actions and to concentrate on the very substance of the present; to work on one’s own limits rather than envisage a totality that is out of reach. Like many artists of his generation, Achour is less settled in a system of belief (in a better, different or future world) than in a willingness to trust (in himself and in this world); a trust based not on (abstract) faith but on constantly renewed experimentation (Deleuzian ‘sympathy’). Agreeing to put ourselves to the test of reality rather than trying to reconcile our convictions. Learning, not knowing. Becoming a fish: « The essential thing is to make yourself perfectly useless, to become absorbed in the common current, to become a fish again rather than a monster. The only profit, I told myself, that I could gain from the act of writing is to see disappear the barriers that separate me from my fellow man », wrote Henry Miller[6]. Boris Achour is an artist in the middle: in the middle of the world and always in between. As Emmanuelle Lequeux remarked after an interview[7], that his favourite expression was « at the same time ». The AND rather than the OR; simultaneity rather than progression; composition rather than exclusion – « Dehors et dedans », « Ici et maintenant » – are significant examples of this in the titles of exhibitions or pieces he has produced. In 1996, one of his first projects was to introduce book-sculptures into the shelves of certain public libraries in the city of Paris: slightly larger than a paperback, covered in grey cloth; no author, no publisher, no call number. Just a title: « A sculpture ». These objects were placed by the librarians among the works of fiction, and could be borrowed like any other book. This was a way of bringing the « work of art » into an environment where it was not intended to be; it was also a way of reconsidering its status, by making it a free common good available to the public. Another play on the artist’s ‘power’ was the performance he put on in Italy. A leaflet was distributed: « Hypnos. On Saturday 12 May 2001, from 10pm to 10.30pm, Boris Achour will telepathically take control of everyone on board the Bazenne. During this half-hour period, all actions carried out by these people will be solely and entirely of his own volition ». Unexpectedly, nothing very spectacular happened at this rendezvous. The text of the trac scrolled across the video screens, like a trailer (which may or may not have been played), while Achour set about hypnotising the audience with fervour, chatting here and there with a glass in his hand, as he would at any vernissage. In the crowd present, some were waiting for something to happen, others were unaware of the affair, and in any case, it made no difference. Because Boris Achour can’t do anything for us. He can only deal with it. And even then, there’s no question of doing anything in the way of relational aesthetics. « I’m a great believer in this notion of the work of art as a meeting with the person who sees it. But let’s just say that I often manage to make these encounters fail, or to postpone them, to move them elsewhere ». Dehors et dedans (Outside and inside), Oui (Yes), Ici et maintenant (Here and now), Regarde-moi (Look at me), I love (I love ): whether in the titles of his exhibitions or in the titles of his works, Achour makes recurrent use of deictics, words that take on meaning only insofar as they establish spatial or temporal relationships around the subject who is speaking. In principle, when a speaker declares himself, he implicates the other person in front of him, eliciting an enunciation in return. But curiously, Achour makes intransitive use of deictics: his formulas do not necessarily imply a return. Scrupule (1997): installed in an exhibition, a sofa designed in such a way that it is impossible to sit on it. Rempli (1997): a video showing a hand filled with a plaster form stretched out towards the viewer. A gesture towards, but one that simultaneously denies itself, since the request cannot be met as the hand is already full. Totalmaxigoldmachinemégadancehit2000 (2000): in a group exhibition, two loudspeakers broadcast recent hits, but each track is cut off after a few seconds: the ear barely has time to recognise a familiar tune before it stops to make way for another, and it obviously proves impossible to dance to it. Achour does not present himself as a conductor of humanity any more than as an initiator of conviviality. Perhaps the whole interest of his proposals lies in this very singular way of going against all ‘expectations’: he establishes forms of appeal with no object or possible response, he poses enigmas, unresolved things, ‘blanks’ that thwart the expectations of exhibition visitors who, according to well-established principles of identification or verification, often come to look for or recognise what they already know. (Boris Achour doesn’t have a career. He does what he can.)

Same Old Song.

In 1999, he put up posters with no text all over Besançon, showing himself, almost life-size, hitchhiking in front of the camera, against the neutral background of a photo studio (Stoppeur). It’s an image that could resemble any number of others (concert posters, adverts), but for which there is no indication; at the same time, it’s an image that necessarily leaves you perplexed: the hitchhiker is in fact caught up in a paradoxical flux that keeps him in place (in an interior space, petrified in the representation) and that nevertheless commands him to « call out » (the gesture of the thumb stretched out towards a hypothetical other). He also sometimes installs illuminated signs in cities, which resemble commercial or advertising signs, but which remain mysterious because they have no voice: they are devoid of any message. In these actions, Achour attempts to remove the « voice-over » – that « authoritative, unadorned voice, which comes from behind or above to say what things are, what they should be » – from structures or images which, without it, lose their meaning; a way of « de-authorising » the spoken word, of getting rid of its injunctions and its watchwords, to finally let things be.

In one of Alain Resnais’s last films, On connaît la chanson [Same Old Song] (1997), the characters express their emotions through excerpts from pieces of music that form part of the popular French repertoire. « Resist, prove that you exist », « I’ve come to tell you that I’m leaving », « Have a good friend », « As time goes by, everything goes away », « The vertigo of love »… Life cut up into stereotypical situations to which it is never difficult to add a refrain you already know by heart. Resnais’s characters are ventriloquised puppets. Their voice can only be passive: they are spoken; they are acted. In the latest version of his installation entitled Générique (2001), Boris Achour invites visitors to stand in front of a camera, wearing an earpiece that speaks a monologue in a neutral voice, which they are invited to repeat. Each scene lasts a few minutes and is edited to follow the others. As in Resnais’ film, the people taking part in the game seem to be driven by a contradictory movement: they are both active and passive. Active because they have decided to « play » in front of the camera; passive because they are subordinate to the device, and because their words are not their own. « We are ventriloquised by society », remarks Achour. Advertising, television, culture, education, mum and dad – the ‘voice-over’ comes from all sides, and can be viewed from either positive or negative angles – Freud’s unconscious, Debord’s monologue of the spectacle, Deleuze and Guattari’s collective agencies of enunciation. In any case, whatever judgement we make about this process, we know that language is neither neutral nor purely informative. Not only is it constituted by, and permeated by, power (the dominant ideologies), but it is itself a form of power. We don’t believe words, we obey them; language as an immense reservoir of performatives. In the face of this, it is nevertheless possible to find lines of escape, by trying, for example, to lead language astray, to confuse it, to twist it, or even to make it grow weeds. This is what Achour did when he created a sound piece with an aphasic person (mmmmmm, 2000). The recording of her confessions (the result of a long interview with the artist) was broadcast by loudspeakers installed in the streets of Cahors. Usually reserved for the smooth, enticing, cordial, well-practised commercial speech that determines our behaviour as consumers, this space was suddenly taken over by troubled, hesitant, stammering speech, punctuated from time to time by a big, jovial laugh. Suddenly, a song we don’t know

Boris Achour has no intention of placing his work in pre-prepared niches that might make it easier to evaluate and identify. It’s a way of escaping the determinisms of society, but also those of the art world, of not bending to the expectations of the moment. Achour makes his own way, traces his own lines of flight, random and diffuse, in a solitude that can only be « held » by everything it feeds on; a porous solitude, not intransigent isolation; a populated desert.

 

 

Notes
1- Witold
Gombrowicz, Diary, Volume 1, Gallimard, Paris, 1995, p. 3777.
2- Boris Achour, in an interview with Elisabeth Wetterwald, in Parasite, Maison populaire de Montreuil / Miss-multimédia, Paris, 2002.
3- Herman Melville, Bartleby, Flammarion, Paris, 1989. For an analysis of this formula, see Gilles Deleuze’s fine text, « Bartleby, ou la formule », published as a preface to Bartleby (Ibid.) and in Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993, pp.89-114.
4- Interview, op. cit.
5- In his « Introduction to the work of Marcel Mauss », Claude Lévi-Strauss calls « floating signifiers » signifiers that mark a « blank », a zero symbolic value, which can be placed on any signified to create new words, in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 2001, p.XLIX.
6- Henry Miller, in Crucifixion en roseSexus, Buchet-Chastel, Paris, 1968, p.26
7- Emmanuelle Lequeux, in « Boris Achour, Nous sommes tous des Bovary ! « , Aden (Le Monde newspaper supplement), no 116, 19 April 2000.

 



BORIS ACHOUR, ÉCONOMIE DE MOYEN, Elisabeth Wetterwald, 2002

BORIS ACHOUR, ÉCONOMIE DE MOYEN

Elisabeth Wetterwald, 2002


Paru dans la revue Parachute n°106, avril 2002, Montréal


Basé sur la rencontre et la multiplicité plutôt que sur l’exclusion et la singularité («et», «avec», plutôt que «ou»), sur le procès plutôt que sur le résultat, le travail de Boris Achour se présente comme un chemin de traverse, accidenté, chaotique, toujours en mouvement et en re-configurations. Inutile d’y chercher des systèmes, des logiques, des principes ; Achour s’emploie justement à les déjouer, les contourner, les miner, tout en sachant que la tâche est ardue, sans fin, et qu’on peut toujours se tromper. Pas d’accomplissement en vue : des expérimentations toujours en devenir

I would prefer not to

Entre 1993 et 1997, Boris Achour, qui avait alors rarement l’occasion de montrer son travail, réalise régulièrement des Actions-peu dans l’espace urbain : des interventions minimales, humbles et dérisoires, conçues le plus souvent avec des matériaux trouvés sur place. Une baguette de pain accrochée à un lampadaire avec du scotch, des sacs en plastique coincés au-dessus d’une bouche d’aération, des graines de polenta placées horizontalement au milieu d’une allée de façon à aligner les pigeons qui viennent les picorer, trois Rochers Suchard posés sur les bords d’un local électrique. Fragiles et précaires, ces  «installations» étaient soit filmées, soit photographiées. Loin de ce qu’on a coutume d’appeler l’art d’intervention, qui est en général ciblé et revendicatif, les micro-actions d’Achour faisaient figure d’énigmes dans le paysage urbain : apparitions intempestives et anonymes de l’incongru sous différentes formes, manifestations impromptues de signifiants pourtant banals et reconnaissables, mais dont les signifiés demeuraient pour le moins incertains. L’artiste qualifiait lui-même ces actions de  «guérilla douce» : manière d’allier le silence au discours, l’agir au non-agir, le sens au non-sens.  «Il n’y a guère de position psychique qui, conséquente et poussée à l’extrême, ne commanderait le respect. La force peut exister dans la faiblesse, la sécurité dans l’indécision, la cohérence dans l’inconséquence, et aussi la grandeur dans la médiocrité ; la lâcheté peut être courageuse, la mollesse tranchante comme de l’acier, la fuite agressive» [1] écrivait Gombrowicz. Tout le travail d’Achour repose sans doute sur cette alliance de notions apparemment contradictoires : il est moins question de choisir (entre une attitude, une position, une logique ou une autre), que de composer, quitte à devoir assumer tous les contraires. Dans la même veine, en 1996, l’artiste réalise une performance dans laquelle il se poste devant des grands hôtels ou des magasins de luxe, vêtu d’une veste sur laquelle est brodée la phrase  «Les femmes riches sont belles». Une fois encore, le signal est contradictoire : c’est à la fois un appel qui veut faire le jeu de la séduction, et son déni simultané, eu égard à la grossièreté du message. Avec Sommes (1999), la provocation est silencieuse et minimale : sur les photographies, Achour fait mine de dormir debout, la tête reposant sur des haies méticuleusement taillées de villas cossues de Los Angeles.  » La société capitaliste occidentale me plaît et me déplaît en même temps ; je ne rejette rien en bloc. Ni résistance, ni acceptation béate. Les Sommes représentent le condensé de cette attitude.[2]

«I would prefer not to»[3]. Achour se comporte comme Bartleby qui, par son implacable formule, ne refuse pas plus qu’il n’accepte. Ni dans la négation, ni dans l’affirmation, Bartleby élimine d’un même mouvement autant le préférable que n’importe quel non-préféré. Il n’y a pas d’autre porte de sortie : dire  » oui  » ou  » non  » le mènerait à sa perte. «Je ne veux tout» , clame pour sa part Boris Achour (inscription qu’il réalise en diodes lumineuses en 1999) : choisir de ne pas choisir ; la certitude dans l’indétermination, à moins que ce ne soit la détermination dans l’incertitude. Bartleby est quasiment muet, Achour assume une certaine passivité. Mais ni l’un ni l’autre ne s’oppose ouvertement au monde : c’est en creux, dans leur retrait entêté, qu’ils en révèlent les imperfections et les mascarades. Ghosty  (2000) : un homme marche dans la rue, il porte un survêtement quelconque, et un masque moulé sur son propre visage. Aucune affectation particulière dans son attitude, pas la moindre bizarrerie dans son comportement. Le seul trouble provient de la réaction des passants, soudain confrontés à quelque chose d’autre, du non répertorié, de l’innommable.  «Je cherche à proposer des œuvre qui restent irrésolues, voire contradictoires dans leur forme et dans leur sens, qui produisent un sentiment de doute chez le spectateur, qui soient le reflet de la présence simultanée de plusieurs possibles»[4]. Plus que des courts-circuits, qui induisent chocs et ruptures, Achour crée de menus dysfonctionnements avec pour seules armes l’indétermination, l’énigme, le non-sens, des  «signifiants flottants»<a href= »#_ftn5″ name= »_ftnref5″><sup>[5]</sup></a> qui parviennent à perturber les systèmes binaires, malgré la modestie des moyens mis en œuvre. La porte automatique (Cosmos, 2001) qu’il a installée dans l’exposition Traversées au Musée d’art moderne de la ville de Paris est emblématique à cet égard : posée au milieu d’un espace ouvert, elle fonctionne de manière autonome et aléatoire, déconnectée de l’habituel déclencheur de présence. Pouvant aussi bien passer inaperçue (lorsqu’elle veut bien rester ouverte, et aux moments d’affluence, en particulier) qu’attirer l’attention subitement en se refermant au nez des visiteurs (lesquels, perplexes, reculent, puis s’avancent de nouveau, attendent, piétinent, avant de se résigner à contourner l’objet récalcitrant), la porte célibataire n’en fait qu’à sa tête et crée une contrainte de circulation intempestive mais discrète dans l’espace d’exposition.

Il ne peut rien pour vous

Boris Achour est l’artiste anti-prométhéen par excellence : pas question de défier quiconque, encore moins de se distinguer par d’éventuelles prouesses. En 1997, à l’occasion d’une exposition, il réalise et distribue un tract dans lequel il vante ses mérites et ses «pouvoirs», à l’instar des tracts publicitaires des marabouts africains :  «Artiste Boris Achour (Inconnu dans le monde entier). IL NE PEUT RIEN POUR VOUS. Pas de catharsis. Pas de sublimation. Des virgules flottantes. Pas de transgression. Pas de transfert d’énergie () Peut aligner les pigeons () Ne pas contacter !». Achour semble ne se faire aucune illusion sur le pouvoir et l’influence de l’artiste sur le fonctionnement des sociétés occidentales contemporaines. Depuis déjà longtemps, les artistes ne sont plus les porte-flambeaux qu’ils ont pu être par le passé ; ils sont en outre libérés de la nécessité du nouveau et de l’invention, libérés de l’idée que la création n’a un intérêt que dans la mesure où elle s’inscrit dans une histoire progressiste. Ils sont désormais conscients que dans un univers troué d’incertitudes il vaut mieux ne pas se poser de question sur la finalité de ses actes et se concentrer sur la matière même du présent ; travailler sur ses propres limites plutôt que d’envisager une totalité hors de portée. Comme beaucoup d’artistes de sa génération, Achour est moins installé dans un système de croyance (en un monde meilleur, autre ou futur) que disposé à la confiance (en soi et en ce monde-ci)  ; une confiance non pas fondée sur la foi (abstraite) mais sur une expérimentation toujours renouvelée (la  » sympathie  » deleuzienne). Accepter de se mettre à l’épreuve de la réalité plutôt que s’attacher à reconduire des convictions. Apprendre et non pas savoir. Devenir-poisson : «L’essentiel, c’est de se rendre parfaitement inutile, de s’absorber dans le courant commun, de redevenir poisson et non de jouer les monstres. Le seul profit, me disais-je, que je puisse tirer de l’acte d’écrire, c’est de voir disparaître de ce fait les verrières qui me séparent de mon compère l’homme», écrivait Henry Miller[6];. Boris Achour est un artiste du milieu : à la fois au milieu du monde et toujours entre plusieurs choses. Emmanuelle Lequeux remarquait d’ailleurs, à la suite d’un entretien[7], que son expression favorite était «en même temps». Le ET plutôt que le OU ; la simultanéité plutôt que la progression ; la composition plutôt que l’exclusion  «Dehors et dedans», «Ici et maintenant», tels sont des exemples significatifs à cet égard de titres d’exposition ou de pièces qu’il a réalisées. En 1996, un de ses premiers travaux consistait à introduire des livre-sculptures dans les rayonnages de certaines bibliothèques publiques de la ville de Paris : un peu plus grands qu’un livre de poche, recouverts de toile grise ; pas d’auteur, pas d’éditeur, pas de cote. Juste un titre :  «Une sculpture». Ces objets étaient placés par les bibliothécaires parmi les ouvrages de fiction, et empruntables, comme n’importe quel livre. Manière d’immiscer l’«œuvre d’art» dans un milieu qui ne lui est pas dévolu a priori ; manière encore de reconsidérer son statut, en en faisant un bien commun gratuit mis à la disposition du public. Jeu sur le  «pouvoir» de l’artiste, encore, avec cette performance qu’il avait réalisée en Italie. Un tract avait été distribué :  «Hypnos. Le samedi 12 mai 2001, de 22h à 22h30, Boris Achour prendra télépathiquement le contrôle de toutes les personnes présentes à bord de la Bazenne. Durant cette demi-heure tous les actes effectués par ces personnes seront uniquement et entièrement le fait de sa volonté». Contre toute attente, il ne se passa rien de très spectaculaire à ce rendez-vous. Le texte du trac défilait sur des écrans vidéo, comme une bande-annonce (qui était lue ou non), tandis qu’Achour s’employait à  «hypnotiser» avec ferveur, en discutant ici et là, un verre à la main, comme lors de n’importe quel vernissage. Dans la foule présente, certains attendaient qu’il se passe quelque chose, d’autres n’étaient pas au courant de l’affaire, et de toute façon, cela ne changeait rien. Car Boris Achour ne peut rien pour nous. Il ne peut que faire avec. Et encore pas question non plus de faire dans l’esthétique relationnelle.  «Je crois beaucoup à cette notion de l’œuvre d’art comme rendez-vous avec celui qui l’appréhende. Mais disons que je m’ingénie souvent à faire rater ces rendez-vous, ou à les retarder, les déplacer encore ailleurs».  Dehors et dedansOuiIci et maintenant Regarde-moi I love : que ce soit dans les titres de ses expositions ou dans les titres de ses travaux, Achour fait un usage récurrent des déictiques, ces mots qui ne prennent sens que dans la mesure où ils instaurent des relations spatiales ou temporelles autour du sujet qui est en train de parler. En principe, quand un locuteur se déclare, il implique l’autre en face de lui, suscite une énonciation en retour. Mais curieusement, Achour fait un usage intransitif des déictiques : ses formules n’impliquent pas forcément de retour. Scrupule (1997) : installé dans une exposition, un canapé conçu de telle façon qu’il est impossible de s’y asseoir. Rempli (1997) : une vidéo montre une main remplie d’une forme en plâtre tendue vers le spectateur. Un geste vers, mais qui se dénie simultanément lui-même puisque la demande ne pourra pas être satisfaite, la main étant déjà pleine. Totalmaxigoldmachinemégadancehit2000 (2000) : dans une exposition collective, deux enceintes diffusent des tubes récents, mais chaque morceau est coupé au bout de quelques secondes : à peine l’oreille a-t-elle le temps de reconnaître un air connu que celui-ci s’arrête pour laisser place à un autre, et il s’avère évidemment impossible de danser dessus. Achour ne se présente pas plus comme conducteur d’humanité que comme initiateur de convivialité. Tout l’intérêt de ses propositions tient peut-être dans cette façon si singulière  d’aller contre toute «attente» : il instaure des formes d’appel sans objet ou sans réponse possible, il pose des énigmes, des choses non résolues, des «blancs» qui viennent contrecarrer les attentes des visiteurs d’exposition qui, selon des principes d’identification ou de vérification bien établis, viennent souvent chercher ou reconnaître ce qu’ils connaissent déjà. (Boris Achour ne fait pas carrière. Il fait ce qu’il peut.)

On connaît la chanson.

En 1999, il colle un peu partout dans Besançon des affiches sans textes, qui le représentent, de taille presque réelle, en train de faire du stop face à l’objectif, sur le fond neutre d’un studio photo (Stoppeur). Une image qui pourrait ressembler à plein d’autres (affiches de concert, publicités), mais qu’aucune indication ne vient aiguiller ; en même temps, une image qui laisse nécessairement perplexe : l’auto-stoppeur est en effet pris dans un flux paradoxal qui le cloue sur place (dans un espace intérieur, pétrifié dans la représentation) et qui lui commande néanmoins de  «faire appel» (le geste du pouce tendu vers un autre hypothétique). Il lui arrive aussi d’installer dans les villes des enseignes lumineuses, qui ressemblent à des enseignes commerciales ou publicitaires, mais qui restent mystérieuses parce que sans voix : elles sont en effet dénuées de tout message. Dans ces actions, Achour tente de retirer la  «voix off»  cette voix  «autoritaire, sans aspérité, qui vient de derrière ou d’au-dessus pour dire ce que les choses sont, ce quelles doivent être»  à des structures ou des images qui, sans elle, perdent leur sens ; façon de  «désautoriser» la parole, de se débarrasser de ses injonctions et de ses mots d’ordre, pour laisser enfin les choses vaquer.

Dans un des derniers films d’Alain Resnais, On connaît la chanson (1997), les personnages expriment leurs émotions à travers des extraits de morceaux de musique qui font partie du répertoire populaire français.  «Résiste, prouve que tu existes», «Je suis venu te dire que je m’en vais»,  «Avoir un bon copain»,  «Avec le temps va, tout s’en va», «Vertige de l’amour»… L’existence découpée en situations stéréotypées auxquelles il n’est jamais difficile d’accoler un refrain qu’on connaît déjà par cœur. Les personnages de Resnais sont des pantins  «ventriloqués». Leur voix ne peut être que passive : ils sont parlés ; ils sont agis. Dans la dernière version de son installation intitulée Générique (2001), Boris Achour propose aux visiteurs de se placer devant une caméra, munis d’une oreillette qui débite un monologue sur une voix neutre, qu’ils sont invités à répéter. Chaque scène dure quelques minutes et sera montée à la suite des autres. Comme dans le film de Resnais, les personnes qui se prêtent au jeu semblent animées par un mouvement contradictoire : elles sont à la fois actives et passives. Actives parce quelles ont décidé de  «jouer» face à l’objectif ; passives parce quelles sont subordonnées au dispositif, et parce que leur parole ne leur appartient pas.  «Nous sommes ventriloqués par la société», remarque Achour. Publicité, télévision, culture, éducation, papa-maman ; la  «voix off» provient en effet de tous côtés, qu’on peut d’ailleurs considérer selon des angles positifs ou négatifs  l’inconscient pour Freud, le monologue du spectacle pour Debord ; les agencements collectifs d’énonciation pour Deleuze et Guattari. Quoi qu’il en soit, quel que soit le jugement que l’on porte sur ce processus, on sait que le langage n’est ni neutre ni purement informatif. Il est non seulement constitué, traversé par le pouvoir (les idéologies dominantes), mais il constitue lui-même un pouvoir. On ne croit pas des paroles, on leur obéit ; le langage comme immense réservoir de performatifs. Face à cela, il est néanmoins possible de trouver des lignes de fuite, en essayant d’égarer le langage par exemple, de le troubler, de le tordre, ou encore d’y faire pousser de la mauvaise herbe. C’est ce que fait Achour lorsqu’il crée une pièce sonore avec une personne aphasique (mmmmmm, 2000). L’enregistrement des confessions de cette dernière (résultat d’un long entretien avec l’artiste) était diffusé par des haut-parleurs installés dans les rues de Cahors. Habituellement réservé à une parole commerciale, fluide et alléchante, cordiale et bien rodée, chargée de déterminer nos comportements de consommateurs, cet espace était soudain investi par une parole troublée, hésitante, bégayante, et ponctuée de temps à autres par un grand rire jovial. Soudain, une chanson qu’on ne connaît pas

Boris Achour n’entend pas loger ses interventions et ses travaux dans des niches préparées à l’avance qui pourraient en faciliter l’évaluation et l’identification. Façon d’échapper aux déterminismes de la société, mais aussi à ceux du monde de l’art, de ne pas se plier aux attentes du moment. Achour fait son chemin, trace ses lignes de fuite, aléatoires et diffuses, dans une solitude qui ne «tient» que par tout ce dont elle se nourrit ; la solitude poreuse et non pas l’isolement intransigeant ; un désert peuplé.

 

 

Notes
1- Witold Gombrowicz, Journal, Tome 1, Gallimard, Paris, 1995, p. 3777.
2- Boris Achour, dans un entretien avec Elisabeth Wetterwald, dans Parasite, Maison populaire de Montreuil / Miss-multimédia, Paris, 2002
3- Herman Melville, Bartleby, Flammarion, Paris, 1989. Sur l’analyse de cette formule, on renvoie au très beau texte de Gilles Deleuze,  Bartleby, ou la formule , publié en préface à Bartleby (Ibid.) et dans Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993, pp.89-114
4- Entretien, op. cit.
5-  Dans son  Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss , Claude Lévi-Strauss appelle  «signifiants flottants» des signifiants qui marquent un  «blanc», une valeur symbolique zéro, pouvant se poser sur n’importe quels signifiés pour créer de nouveaux mots, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 2001, p.XLIX
6- Henry Miller, dans Crucifixion en rose – Sexus, Buchet-Chastel, Paris, 1968, p.26
7- Emmanuelle Lequeux, dans Boris Achour, Nous sommes tous des Bovary ! , Aden (Supplément du journal Le Monde), n°116, 19 avril 2000

 



MANY COLOURED HENS PLACED SIDE BY SIDE, Émilie Renard, 2002

MANY COLOURED HENS PLACED SIDE BY SIDE

Émilie Renard, 2002


Published in Cosmos, Kunstverein Freiburg-Palais de Tokyo, 2002, and in Unité, 2005, Les Laboratoires d’Aubervilliers FRAC PACA and ENSBA, 2005.


Many empty video cases are placed side by side on a shelf forty meters long. Each of these two hundred cases has a different cover inside. Each film is entitled Cosmos and adapted from Witold Gombrowicz’s eponymous novel by Boris Achour. The collection as a whole is also called Cosmos. In order to distinguish the different parts, it is agreed that distinctive signs will be added to this generic title. The ensemble is called “the Cosmos Video Club” and the individual parts “the Cosmos covers”; each one of these designated by a descriptive subtitle or excerpt from the cover itself, as for example: “Cosmos cover – Message from Space.” And, finally, there is “Cosmos, the novel” for the book by Gombrowicz.
“MANY COLORED OBJECTS PLACED SIDE BY SIDE TO FORM A ROW OF MANY COLORED OBJECTS”.[1] The terms of this work by Lawrence Weiner are sufficiently indeterminate to be applicable to any series of objects. This formulation describes a relationship of succession  between the objects and at the same time a nesting of the objects in the ensemble. Once again, in Weiner’s words, a series of objects is ultimately “about that in relation to others of the same kind in relation to a dominant structure.”[2] Applied to Cosmos, this sentence describes, for example, “Cosmos – Special for Fetishists of the American cloud in relation to the cover Cosmos – A Funny Political Film with Vomit, in relation to the Cosmos Video Club.” Reduced to a more concise formula: “that + others of the same kind + a dominant structure,” Weiner’s sentence will serve as a tool of observation for this text. This text is thus written after Weiner’s statement, and about a mixed suite of Cosmos covers.
The functions of the “dominant structure” are performed by the combination of two sources: Cosmos, the novel by Gombrowicz, and any existing video club. The relationships between the elements, that is to say, between the “many coloured objects”, are induced by the functions of these two structures. Also, reciprocally, the functions of the two dominant structures are constructed by the relationships between their elements. But how can Cosmos, the novel and any ordinary video club, influence the contents and organisation of the Cosmos covers?
In the same way as a film can be “adapted” from a novel, each Cosmos cover is an adaptation of the novel in the form of an image. The Cosmos Video Club is a particular kind of club that is completely devoted to various possible variations all derived from the same source. The novel Cosmos is what is commonly called a source of inspiration for the Cosmos covers. Moreover, it is manifestly a source of quotations for Boris Achour. And so we may suppose that the novel is a constructive principle for the covers.
The novel Cosmos is built around the interior monologue of a young man named Witold. The story is recounted in the manner of a whodunit. Witold investigates and weaves unlikely patterns around himself. He finds clues that support the paranoid hypothesis of a plot. His surroundings and entourage, plus events, all construct a web of signs and point him in a certain direction: the maid’s disfigured mouth, the sparrow hanging from the branch, the crack in the ceiling, the spit, the mouth, the mouth… Together, they form an obsessive dance. In an entry in his Diary from 1963,
[3] Gombrowicz described his plans for Cosmos, which he would write in 1966: “I establish two points of departure, two anomalies that are very remote from each other: a) a hanged sparrow; b) the association of Katasia’s mouth with Lena’s mouth. These two problems start to call for a meaning. One penetrates the other, tending towards a totality. Thus begins a process of suppositions, associations, and investigations. Something will be created, but it is a rather monstrous embryo, a runt… to look for an Idea that explains… that establishes order…” Cosmos is the attempt to superimpose the inner logic of a young man over external logic and thus play games with reality. The investigation requires that every random association and unlikely coincidence be infused with a particular logic, in order to connect dualities.
In the Cosmos covers, as in the novel, the stories are built on anomalies. Strange associations appear between objects from different and sometimes unknown universes. Actors, scenarios, images, colours and logos are stuck on the same surface in an apparently arbitrary fashion. What, after all, are Marcel Duchamp and Patrick Dewaere doing together in a film called Cosmos presented by GRRR Productions and Paradoxe Entertainment? And why did Alain Poiré, the producer of Carambolages, a film made in 1953 by director Marcel Bluwal and based on the novel by Fred Cassak, starring Jean-Claude Brialy and Louis de Funès, also, in 2001, produce Cosmos, a Boris Achour film, based on the novel by Gombrowicz, with the same leading actors? And what is the reason for the words “when there’s no more room in the museums, the dead will walk the earth” and, elsewhere, “A film that grows through the middle”? A model + a refugee – what does such an assortment mean? Look for an idea that explains… that imparts order… Look for the glue, the glue… Suppose the orientations and invisible lines between certain elements on certain covers… Follow unlikely directions… Motorbikes + breasts… doubles?.. An accidental death + Rrose Sélavy… Who is subject to the regime of coincidence? The satellite… The explosion… be calm!… The tiling… The clouds…?? The total enigma, the glue that binds this to that, is to be found not so much in the author – the sole and self-proclaimed maker of films that do not exist – or even in the inquisitive spirit of the young man obsessed by “the link between Lena and Katasia on the one hand and the sparrow and the bit of wood on the other,” but rather in the young man’s objects, in his surroundings, his entourage, in his tools, in that indeterminate content, that network of confluences and influences that served his choices. In the sparrow, in the sparrow…
The Cosmos covers are variations based on a number of constants: a format (the video case), a title (Cosmos), an assembler (Photoshop), an indeterminate stock of images and information (for example, the posters for Nosferatu, Le grand blond avec une chaussure noire [Tall Blond Man with One Black Shoe], the images found on www.funnypictures.org, www.destinychilds.com, www.miami-greatcircus.com etc.), organised in genres that may be familiar or unfamiliar, based on special video collections (for example, Les films de ma vie, special newsstand editions, amateur editions and American university educational programmes etc.), with anonymous actors, real stars or has-beens, relatives (Robert de Niro, Nadia Hazanavicius, the young girl with modern calves, Michel Audiard, Kyle McLachlan), and with excerpts from the novel Cosmos, texts from different sources or specially written for it as synopses. A cover combines both elements that have been directly imported from an existing collection and others that have been patiently produced for that purpose, as well as others that are a bit of both. It is a place where disparate elements come together.
The covers start out as white surfaces on the screen. But behind this lies the endless collection comprising all the posters of films that have already been seen. In the “Professional Edition” of the Photoshop 5 Bible, Deke McClelland describes the possibilities of this image-processing software as follows: “The goal of Photoshop is to change reality. Its development follows the traces of a long process of photographic retouching. […] Photoshop doesn’t just content itself with shortening the distance between the two pyramids at Giza on the cover of National Geographic, or sticking a photo of Tom Cruise in Hawaii on a Newsweek advertisement, leaning on the supportive shoulder of Dustin Hoffman, who was himself photographed in New York (two applications of a photography retouching software that are more banal than the fiction). Photoshop brings you limitless creativity. Imagine a diver leaping out of the top of Kilimanjaro, a shiny mauve zebra galloping towards an almond green sunset, or wallpaper exactly like the surface of the moon. Photoshops allows you to paint the images in your dreams. The sky’s the limit.”
[4] Using this technology, the covers could in theory be produced ad infinitum. In practice they are produced until the artist runs out of energy.
The Photoshop imagination creates new relations between actually existing forms and figures. It also turns them into new forms and figures. Finally, it creates relationships between forms and figures that are new or already existed, but that had never been brought together before. New arrangements resulting from the “already seen” form bits of stories. All you have to do is get the images from the different boxes, choose them with the “lasso” or “magic wand” tool and integrate them into the different superimposed layers of “tracings,” then mix and merge them using the “cloning stamp” tool. Then, reorder and drop-out. Use the endless sources of images, logos, forms and words. Appropriate conflicts of influence and genres. Organise images into new networks of meaning. And, ultimately, build up the collection of the Cosmos Video Club. Photoshop assembles disparate, alien and even contradictory images within the same format. Photoshop is like an iron that flattens images. Coincidences cohabit. Superpositions are inseparable. A cover imposes a certain order on its elements. Finally, in the formulation “that + others + a dominant structure” an internal necessity of a formal kind, specific to “that”, is just about established.
In this kind of video club with a single shelf, the covers are images/objects. As is the practice in video clubs, the cases on display are empty. Here, though, they are alone; neither before, nor after a film. Their only mode of existence is as the announcement of themselves. Their pictures have neither a cause nor a consequence. Their scripts are incomplete and indefinite. They are simply possible inflections of the novel Cosmos. And so they in themselves display myriad short-cut narratives. The absence of an actual film heightens the suggestive power of the cover and its links. In this sense, a Cosmos cover is a space of actualised possibilities, within a closed terrain, and the Cosmos Video Club is a protected world (parcels + paths across them). Thus, the Cosmos Video Club allows us to make free use of images, information and forms from an already existing repertoire. It makes it possible to create extra objects, which may not have any particular reason to exist, nor any particularly meaningful order. The cover is only really empty if the Cosmos Video Club is compared to another video club. But once the image is put back in relation to other similar ones, it becomes autonomous. The Cosmos Video Club may come from a world where packaging has its own autonomous existence. Where packaging is all that exists. Where the packaging of flour is made of flour, that of butter of butter. Or then again, perhaps not. More likely, it is a world where cereal packets are consumed solely for the games, the points, the stories and the characters. No. A world more like the one in the story of the tinned pineapple. One day in 1983 Amos Gitaï read everything that was written on a can of pineapple: the information as to origin, production, packing, dates, etc. He then thought through the process whereby this tin came into existence, all the way from the young pineapple plant to his kitchen shelf. But since he is a filmmaker and probably loves to travel, rather than simply follow the progress of the pineapple in his imagination, he went out to film it. He filmed the plantations in the Philippines and the conflicts over farming land in Vanuatu, the packing of the fruit in Hawaii, the distribution system from San Francisco and Sydney. This tin of pineapple is an object that allowed him to make new associations, to travel and to produce a documentary, Pineapple, which looks at the conditions of global trade.
The covers are like boxes that are both closed and open, constituted by several different sources and directed towards others. What are their orientations, their possible directions, outside this formal order and its superpositions? Does a cover have a relation with other covers that is stronger than the simple fact of being placed next to them? Is the logical sequence linking “that + others of the same kind” induced by the dominant structure? By comparing the workings of two kinds of video clubs, the common or garden variety and the Cosmos one, the hope is that Cosmos can be linked to other worlds.
In an ordinary video club, the cases are organised into broad genres: Science Fiction, Action, Whodunits, X, Classics, Children, New Releases, Comedy, Drama, Adventure, Fantasy, etc. Each genre has its corresponding aesthetic and generation of films. On the Science Fiction shelf, the covers all look pretty similar: three or four characters standing at the centre on a night-blue floor, the letters of the title illuminated by rays of light and swathed in smoke.
In the same way, Cosmos is a novel with a “whodunit” atmosphere, and the Cosmos covers are constructed in the manner of genre films. For ultimately, what could be more coherent than a film, Cosmos, in a collection with the title “Amateurs Volume 4,” produced by “HP Home Porn”? A blue floor with a naked girl on a white bed. Her body is transparent, as if solarised. Above her, the words “The Modern Calf presents…” are written in a form that discreetly evokes a long penis, drawn in white lines. On the back, this is what is written in careful joined-up writing, like a schoolboy’s (cf. “French Script Regular” on your computer): “For this fourth volume of Cosmos, Boris Achour has gone even further into the world of amateurs and has dug up some authentic and never before seen sequences that are 100 % amateur, all shot in totally white interiors.” At last! Here is one whose internal organisation is linked to an external logic, to a network of meanings and an aesthetic from the big bad world of amateur video! Other Cosmos covers are authentic replicas of already existing posters. Only the title has been changed.
Cosmos jackets come from all these major genres. But they sometimes come from other, less common, categories like “Romance,” “Chivalry,” “Education,” etc., or even more unusual genres such as “Crossbow,” “Vomit,” “Baldness” or “Sparrow.” If, looking at the notion of genre, we allow the idea that a single example can be enough to constitute a genre, and that “Lawn” is just as likely a genre as “Gore,” then certain necessities become apparent. The genres, all the different genres, construct series across the Cosmos covers.
And then there are the constraints due to the producers. They too will impose their rules on whole series of covers. For example, Arcade Productions produced low-grade B movies in the 1970’s, while Popo Movies turns out educational documentaries and Les Films de la République Géniale works lasting up to 6 hours 45 minutes. Les Films du Moineau are always very strange and AB – Arner Bross, seem to specialise in TV series, while 3D Productions makes only 12-second films with 3D images. This is why the Cosmos video club seem so lacking in coherence, authors and unity. It is in fact the point of convergence of several big, contradictory productions, and of several different, even antithetical genres and sub-genres.
Thus, all the Cosmos covers bear a relation to others of the same kind, whether the ones on the shelves of the Cosmos video club, or outside it. Here is that linked to others of the same kind. The more we examine them, the more we become aware of invisible links. Sometimes they lead towards other videos, sometimes nowhere. Of course, genres and production companies are a constraint, but they inscribe Cosmos covers within precise visual codes as well as within a network of internal meanings and in relations external to the Cosmos video club. Thanks to these few links, updated here, we can imagine that the covers have an effect elsewhere. In this generic light, the Cosmos video club is a cosmic rearrangement of the surrounding chaos. It is founded on the relation between references, based on the diverse logics specific to each film, but absorbing them all: the faces of stars, names, texts, company logos, synopses, moving images.
And finally, yes, the video covers do have their own specific validity! They are oval and can contradict each other without ever being affected by this. For what we in fact have here are possible worlds contained in one bigger one. The Cosmos Video Club becomes a collection of coherent entities built according to the same principle of necessity as the one linking the box to the egg. The hens that lay these oval entities are films, books, images, actors, amateur and professional sites, photographs of… everything that happens. Cosmos is a witness to strange cases in which elements from different sources are arranged in a certain order so as to form new fictions. These phenomena of association can be explained by the tremendous capacity for co-adapting and melding worlds provided by Photoshop. The Cosmos Video Club is itself both an egg box and a hen which contains the Cosmos covers. They themselves are both egg, boxes and hens, fervent consumers of novels of chivalry, prison and antiques films, nourished partly by their own consumers and their own productions. Or again, the Cosmos Video Club is a starry sky with myriad worlds constructed according to the imagination of their creator, for whom the sky is the limit. In any case, the Cosmos Video Club is an organised ensemble of narratives; each cover is a version of Cosmos, the novel. A kind of adaptation that exceeds interpretation and starts to create worlds parallel to the one that it emerged from. I end with the words of the young Witold concerning his own process of association: “There was an incredible profusion of stars in the moonless sky, and the constellations stood out. I picked out and identified some of them, the Great Bear and the Scales, for instance, but others unknown to me were also closely watching and waiting to be identified, as if they were inscribed on the map of the night sky by the positioning of the most important stars, and I tried to work out the lines that made the various shapes. But trying to decipher the map suddenly exhausted me, so I turned my attention to the garden, though here too I was quickly exhausted by the profusion of things, such as the chimney, a pipe, the bends in the gutter, or a young tree, and the moulding on the wall.”
5

 

 

Notes
1- This formulation from 1979 is number 462 in the series of stated works. Weiner makes systematic use of capital letters for these titles.
2-
Lawrence Weiner, from a letter dated 8 June 1969, in Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu, Genève : Ed. MAMCO, 1999, p. 121.
3-Translated from: Witold Gombrowicz, Journal III, 1961-1969, Paris: Ed. Maurice Nadeau et Christian Bourgois, 1981.
4- Deke McClelland, Photoshop 5 Bible, Professional Edition, 1998.
5- Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, Paris, 1988, p. 20.

 

 



DE NOMBREUSES POULES COLORÉES PLACÉES CÔTE À CÔTE, Émilie Renard, 2002

DE NOMBREUSES POULES COLORÉES PLACÉES CÔTE À CÔTE

Émilie Renard, 2002


Publié dans Cosmos, Kunstverein Freiburg et Palais de Tokyo, 2002 et dans Unité, Les Laboratoires d’Aubervilliers FRAC PACA et ENSBA, 2005


De nombreux boîtiers vides de cassettes vidéo sont placés côte à côte sur une étagère longue de quarante mètres. Dans ces deux cent boîtiers sont glissées autant de jaquettes de films, tous intitulés Cosmos, tous adaptés du roman éponyme de Witold Gombrowicz et tous réalisés par Boris Achour. L’ensemble de cette collection s’appelle lui aussi Cosmos.
Afin de distinguer l’ensemble des parties, on convient d’ajouter des signes distinctifs à ce titre générique. On appellera l’ensemble : « le vidéoclub Cosmos », ses parties : « les jaquettes Cosmos », et pour les désigner chacune en particulier, on ajoutera un sous-titre descriptif ou extrait de la jaquette elle-même, comme par exemple : « la jaquette Cosmos – Message from Space ». Et enfin, « Cosmos, le roman » pour le livre de Gombrowicz.

« DE NOMBREUX OBJETS COLORÉS PLACÉS CÔTE À CÔTE POUR FORMER UNE RANGÉE DE NOMBREUX OBJETS COLORÉS. »[1] Les termes de cette œuvre de Lawrence Weiner sont assez indéterminés pour s’appliquer à n’importe quelle suite de n’importe quels objets. Cet énoncé décrit une relation à la fois de succession entre chacun des objets et d’emboîtement entre les objets et leur ensemble. À nouveau, selon les mots de Laurence Weiner, une suite d’objets traite finalement « De cela en relation avec d’autres de la même sorte en relation avec une structure dominante. »[2] Appliquée à Cosmos, la phrase décrit par exemple, la relation « de la jaquette Cosmos – Spécial fétichistes du nuage américain, en relation avec la jaquette Cosmos – Un film politique rigolo avec du vomi, en relation avec le vidéoclub Cosmos. » Réduite à une formule plus rapide : « cela + d’autres de la même sorte + une structure dominante », la phrase de Weiner sera pour ce texte un outil d’observation. Ce texte est donc écrit d’après l’énoncé de Weiner et à propos d’une suite hétéroclite de jaquettes Cosmos.

Les fonctions de la « structure dominante » sont remplies par la combinaison de deux sources : Cosmos, le roman de Gombrowicz et un vidéoclub quelconque. Les relations entre les éléments, c’est-à-dire entre les « nombreux objets colorés », sont induites par les fonctions de ces deux structures. Et réciproquement, les fonctions des deux structures dominantes sont construites par les relations entre leurs éléments. Mais comment Cosmos, le roman et un vidéoclub quelconque influencent-ils le contenu et l’organisation des jaquettes Cosmos ?

De la même manière qu’au cinéma un film peut être réalisé d’après un livre, chaque jaquette Cosmos est une adaptation en image du roman. Le vidéoclub Cosmos est d’un genre particulier, entièrement consacré à diverses déclinaisons possibles à partir d’une seule source. Cosmos, le roman est pour les jaquettes Cosmos ce qu’on appelle communément une source d’inspiration. De plus, c’est manifestement une source de citation pour Boris Achour. On suppose alors que le roman est un principe de construction pour les jaquettes.

Cosmos, le roman est construit sur le monologue intérieur d’un jeune homme nommé Witold. L’histoire est menée à la manière d’un roman policier. Witold enquête et tisse autour de lui des liens improbables. Il trouve des indices qui alimentent l’hypothèse paranoïaque d’un complot. L’environnement, son entourage, les événements construisent un réseau de signes et lui indiquent une direction : la bouche écorchée de la bonne, le moineau pendu à la branche, la fissure au plafond, le crachat, la bouche, la bouche… Ils forment ensemble une ronde obsessionnelle. En 1963, dans son Journal[3], Witold Gombrowicz décrit ainsi son projet au sujet de Cosmos qu’il écrira en 1966 : « Je pose deux points de départ, deux anomalies très éloignées l’une de l’autre : a) un moineau pendu ; b) l’association de la bouche de Catherette à la bouche de Léna. Ces deux problèmes se mettent à réclamer un sens. L’un pénètre l’autre en tendant vers la totalité. Ainsi commence un processus de suppositions, d’associations, d’investigations, quelque chose va se créer, mais c’est un embryon plutôt monstrueux, un avorton… chercher une Idée qui explique… qui mette de l’ordre…  » Cosmos, c’est la tentative de porter la logique intérieure d’un jeune homme par dessus la logique extérieure et ainsi, de ruser avec la réalité. L’enquête veut qu’une logique propre soit insufflée à toute association hasardeuse, à toute coïncidence improbable afin de rattacher les dualités entre elles.

Dans les jaquettes Cosmos, comme dans le roman, les histoires sont construites sur des anomalies. Des associations étranges apparaissent entre des objets issus d’univers différents ou inconnus. Acteurs, scénarios, images, couleurs, logos sont collés sur une même surface, de façon apparemment arbitraire. Car enfin, que font Marcel Duchamp et Patrick Dewaere dans un même film qui s’appelle Cosmos présenté par GRRR Production et Paradoxe Entertainment ? Et pourquoi Alain Poiré, producteur de Carambolages, un film réalisé en 1953 par Marcel Bluwal d’après le roman de Fred Cassak avec Jean-Claude Brialy et Louis de Funès, produit-il aussi, en 2001, Cosmos, un film de Boris Achour, d’après le roman de Gombrowicz, avec à nouveau les deux mêmes têtes d’affiche ? Et pourquoi est-il écrit « Quand il n’y a plus de place dans les musées, les morts reviennent sur terre », et ailleurs « Un film qui grandit par le milieu » ? Un mannequin + un réfugié, que signifie un tel regroupement ?… Chercher une idée qui explique… qui ordonne… Chercher la glu, la glu… Supposons des orientations et des lignes invisibles entre certains éléments de certaines jaquettes… Suivons d’improbables directions… Les motos + les seins… des doublures ?… Un mort par accident + Rrose Sélavy… Qui est soumis au régime de la coïncidence ? Le satellite… L’explosion… du calme ! … Le carrelage… Les nuages…?? L’énigme totale, la glu qui associe ceci avec cela, n’est pas tellement à chercher dans l’auteur-réalisateur exclusif et autoproclamé de films qui n’existent pas, ni même dans l’esprit inquisiteur du jeune homme obsédé par « la dualité des bouches de Catherette et de Léna… la dualité moineau – bout de bois », mais bien plutôt dans les objets du jeune homme, dans son environnement, son entourage, dans ses outils, dans ce fonds indéterminé, ce réseau de confluences et d’influences qui ont servi ses choix. Dans le moineau, dans le moineau…

Les jaquettes Cosmos sont des variations d’elles-mêmes à partir de quelques constantes : un format (le boîtier vidéo), un titre (Cosmos), un assembleur (Photoshop), un fonds indéterminé d’images et d’informations (par exemple, les affiches de Nosferatu, Le Grand Blond avec une chaussure noire, des images trouvées sur www.funnypictures.com, www.destinychilds.com, www.miami-greatcircus.com etc… ), selon des genres déjà connus ou non, d’après des productions de collections vidéo (par exemple, Les Films de ma vie, les éditions spéciales kiosque, les éditions d’amateurs ou les programmes éducatifs des universités américaines…) avec des anonymes, des stars véritables ou déchues, des proches (Robert de Niro, Nadia Hazanavicius, la jeune fille aux mollets modernes, Michel Audiard, Kyle Mc Lachlan), et avec des extraits du roman Cosmos, des textes de différentes sources ou bien spécialement écrits pour l’occasion en guise de synopsis. Une jaquette associe des éléments à la fois directement importés d’un fonds existant, d’autres parfaitement fabriqués sur place et d’autres issus d’un certain mélange entre les deux. C’est le lieu de confluence d’éléments disparates.
Au début, les surfaces des jaquettes sont blanches à l’écran. Elles sont en fait déjà chargées du fonds indéterminé de toutes les affiches de films déjà vues… Deke McClelland, dans le manuel Photoshop 5 La Doc des Pros expose ainsi les possibilités Photoshop de ce logiciel de traitement d’image : « Photoshop a pour mission de modifier la réalité. Son parcours suit les traces d’une longue procession de retouche photographique. […] Photoshop ne se contente pas de comprimer la distance entre deux des pyramides de Gizeh sur la couverture du National Geographic. Ni de coller, sur un placard de Newsweek, un instantané de Tom Cruise à Hawaii, appuyé sur l’épaule secourable de Dustin Hoffman, lui-même photographié à New York (deux applications, plus banales que la fiction, d’un logiciel de retouche photographique). Photoshop vous apporte une créativité sans frein. Représentez un plongeur bondissant du sommet du Kilimanjaro, un zèbre lumineux et mauve galopant vers un coucher de soleil vert amande, ou un papier peint en tous points semblable à la surface de la lune. Photoshop vous permet de peindre les images de vos rêves. Le ciel est votre seule limite. »[4] Selon ce procédé, les jaquettes sont fabriquées en principe à l’infini et en réalité jusqu’à épuisement de leur auteur.
Une imagination Photoshop crée à partir de formes et de personnages qui existent tels qu’ils existent, des rapports nouveaux. Elle crée aussi à partir d’eux, des formes et des personnages nouveaux. C’est-à-dire qu’elle crée des rapports entre des formes et des personnages nouveaux ou bien préexistants, mais qui ne s’étaient encore jamais rencontrés. Des agencements nouveaux issus des « déjà-vu » forment des bribes d’histoires. Il suffit de puiser des images dans différentes boîtes, de les sélectionner avec l’outil « lasso » ou « baguette magique », de les intégrer sur différentes couches superposées de « calques », de les brouiller et de les fondre avec l’outil « tampon ». Réagencer, détourer. Utiliser les sources intarissables d’images, de logos, de formes, de mots. Détourner les conflits d’influences et de genres. Organiser ces images dans de nouveaux réseaux de significations. Pour, finalement, alimenter le fonds du vidéoclub Cosmos. Photoshop assemble sous un même format des éléments disparates, étrangers voire contradictoires. Photoshop écrase les images au fer à repasser. Les coïncidences cohabitent. Les superpositions sont inséparables. Une jaquette impose entre ses éléments un certain ordre. Enfin, dans la formule : « cela + d’autres + une structure dominante », une nécessité interne, d’ordre formel, propre au cela est à peu près établie.

Dans cette sorte de vidéoclub à un seul rayonnage, les jaquettes sont des images-objets. Conformément à l’usage dans les vidéoclubs, les boîtiers exposés sont vides. Mais là, les jaquettes sont seules, ni avant, ni après aucun film. Leur seul mode d’existence est l’annonce d’elles-mêmes. Leurs images n’ont donc ni cause, ni conséquence. Leurs scénarios sont inachevés et indéfinis. Ce sont simplement des déclinaisons possibles de Cosmos, le roman. Aussi, à elles seules, elles mettent en scène une myriade de récits lapidaires. L’absence de film ajoute au pouvoir suggestif de la jaquette et de ses liens. En ce sens, une jaquette Cosmos est un espace de possibles réalisés, dans un terrain clos ; et le vidéoclub Cosmos, un monde protégé (des parcelles + des chemins de traverse). Ainsi, le vidéoclub Cosmos, permet-il de faire libre usage des images, des informations et des formes parmi un répertoire déjà existant. Il permet de créer des objets en plus, pour lesquels il n’y a pas de raison nécessaire à leur existence, ni de sens particulier à leur agencement. La jaquette n’est réellement vide que lorsque le vidéoclub Cosmos est comparé à un autre vidéoclub. Mais l’image, une fois replacée dans sa relation à d’autres semblables, acquiert son autonomie. Le vidéoclub Cosmos vient peut être d’un monde où l’emballage a une existence en soi. Où rien n’existe d’autre que l’emballage lui-même. Là où l’emballage de la farine est en farine, celui du beurre, en beurre… Ou bien non… Plutôt celui où les paquets de céréales seraient consommés uniquement pour les jeux, les points, les histoires et les personnages … Non… plutôt celui avec l’histoire de la boîte d’ananas. Un jour, en 1983, Amos Gitaï lit tout ce qui est écrit sur une boîte d’ananas : les indications de provenance, de production, le conditionnement, les dates, etc. Il imagine alors la formation de la boîte, depuis la pousse de l’ananas jusqu’à l’étagère de sa cuisine. Mais comme il est cinéaste et qu’il aime probablement voyager, au lieu de suivre seulement le parcours de l’ananas en imagination, il part le filmer. Il filme les plantations aux Philippines et les conflits des terres cultivables à Vanuatu, le conditionnement des fruits à Hawaii, et la grande distribution depuis San Francisco et Sydney. Cette boîte d’ananas est un objet qui permet de nouvelles associations à son propos, des voyages et un documentaire, Ananas, qui traite des conditions du commerce mondial.
Les jaquettes sont de ces sortes de boîtes à la fois closes et ouvertes, constituées de plusieurs sources et orientées sur d’autres. Quelles sont leurs orientations, leurs possibles directions, en dehors de cet ordre formel et de ses superpositions ? Une jaquette a-t-elle avec une autre, une relation plus forte que celle d’être simplement placée à ses côtés ? La suite logique qui relie « cela + d’autres de la même sorte » est-elle induite par la structure dominante ? En comparant le fonctionnement de deux types de vidéoclubs : un vidéoclub quelconque et le vidéoclub Cosmos, on espère ainsi relier Cosmos à d’autres mondes.

Dans un vidéoclub quelconque, les boîtiers sont classés par grands genres : Science Fiction, Action, Policier, X, Classiques, Enfants, Nouveauté, Comédie, Comédie dramatique, Aventure, Fantastique, etc. À un genre correspond une esthétique et des générations de films. Sous l’étagère Science Fiction, les jaquettes se ressemblent beaucoup : trois ou quatre personnages sont debout au centre, sur un fond bleu nuit, les lettres des titres sont éclairées par des rais de lumières et plongées dans la fumée…
De la même façon que Cosmos est un roman à l’atmosphère « Policier », les jaquettes Cosmos sont construites à la manière des films de genre. Car finalement, quoi de plus cohérent qu’un film Cosmos, dans la collection « Amateurs Volume 4 », produit par « HP Home Porn » ? Un fond bleu et, sur sa face, l’image d’une fille nue sur un lit blanc. Son corps est transparent comme par un effet de solarisation… Au dessus d’elle, les mots « Le Mollet Moderne présente » sont inscrits dans la forme discrète d’un phallus allongé, dessiné au trait blanc. Au dos, voici ce qui est écrit en belles lettres reliées, à la manière de l’écriture appliquée d’un écolier (imaginez la police « French Script Regular ») : « Pour ce quatrième volume de Cosmos, Boris Achour est allé encore plus loin dans l’amateurisme et vous a déniché d’authentiques et inédites séquences entièrement et complètement amateurs, toutes tournées dans des intérieurs entièrement blancs. » Enfin ! En voilà une dont l’organisation interne est reliée à une logique externe, à un réseau de significations et à une esthétique issus du vaste monde de la vidéo amateur ! D’autres jaquettes Cosmos sont d’authentiques répliques d’affiches déjà existantes, dont seul le titre est échangé.
Les jaquettes Cosmos relèvent de tous ces grands genres. Mais elles sont parfois issues d’autres, moins usuels, comme Romance, Chevalerie, Vidéo éducative… voire d’autres bien plus particuliers comme Arbalète, Vomi, Calvitie ou Moineau. Si l’on s’attache à la notion de genre, et que l’on admet l’idée qu’un seul exemplaire suffit pour en édifier un, et si l’on admet aussi que Pelouse est un genre aussi probable que Gore, alors certaines nécessités font jour. Les genres, toutes les sortes de genres, construisent, entre les jaquettes Cosmos, des séries.
Et puis il y a les contraintes des producteurs. Eux aussi imposent leurs règles sur des séries entières de jaquettes. Par exemple, Arcade Production produit des séries Z des années 1970, Popo Movies, des documentaires éducatifs et Les Films de la République Géniale durent jusqu’à 6 heures 45. Les Films du Moineau sont toujours très étranges et AB – Arner Bross semble spécialisé dans les séries télé, tandis que 3D Production ne réalise que des films d’images en trois dimensions de douze secondes. C’est pourquoi le vidéoclub Cosmos semble tellement dénué de cohérence, sans auteur, sans unité. C’est en fait le lieu de rencontre de plusieurs grosses productions contradictoires entre elles, de plusieurs genres et sous-genres parfois antinomiques…

Ainsi, toutes les jaquettes Cosmos ont une relation avec d’autres de la même sorte, que celles-ci se développent sur les étagères du vidéoclub Cosmos ou en dehors. Voici cela relié avec d’autres d’un même genre. À force d’observation, des liens invisibles apparaissent. Ils mènent parfois vers d’autres vidéos, parfois nulle part ailleurs. Bien sûr, les genres et les sociétés de productions sont contraignants, mais ils inscrivent les jaquettes Cosmos à la fois dans des codes visuels précis, dans un réseau de signification interne et dans des relations extérieures au vidéoclub Cosmos. Grâce à ces quelques liens ici remis à jour, on peut imaginer que les jaquettes aient alors quelques conséquences ailleurs. Sous cet aspect générique, le vidéoclub Cosmos est un réagencement cosmique du chaos environnant. Certes fondé sur un croisement de références, selon plusieurs logiques propres à chaque film, mais absorbant tout : les visages de stars, les noms, les textes, les logos de compagnies, les synopsis, les images mobiles…

Enfin, les jaquettes vidéos tiennent leur validité propre ! Elles sont ovales et peuvent entrer en contradiction les unes vis-à-vis des autres sans en être jamais affectées. Car il ne s’agit, en fait, que de mondes possibles contenus dans un plus grand. Le vidéoclub Cosmos devient une collection d’entités cohérentes, construites dans le même rapport de nécessité que celui qu’entretient la boîte avec l’œuf. Les poules pondeuses de ces entités ovales sont les films, les livres, les images, les acteurs, les sites amateurs et professionnels, les photographies de… tout ce qui arrive. Cosmos est témoin de cas étranges où des éléments issus de différentes sources sont agencés dans un certain ordre pour former des fictions inédites. Ces phénomènes d’association s’expliquent par une grande capacité d’adaptation des mondes entre eux sur Photoshop. Le vidéoclub Cosmos est lui aussi à la fois une boîte et une poule pondeuse qui contient les jaquettes Cosmos.  Elles-mêmes sont à la fois œuf, boîtes et poules pondeuses, ferventes consommatrices de romans de chevalerie, de films de prison et d’antiquités, nourries en partie de leurs propres consommateurs et de leurs propres productions. Ou bien encore, le vidéoclub Cosmos est un ciel étoilé avec une myriade de mondes construits selon l’imagination de leur créateur dont le ciel est la seule limite. Dans tous les cas, le vidéoclub Cosmos est un ensemble organisé de récits ; chaque jaquette est une version de Cosmos, le roman. Une sorte d’adaptation qui déborde l’interprétation et se met à créer des mondes parallèles à celui dont elle est issue. Voici, pour finir, ce que dit le jeune Witold dans Cosmos de ses propres cas d’association : « La profusion étoilée du ciel… incroyable… dans ces amas errants se détachaient des constellations, j’en connaissais quelques-unes, la Balance, la Grande Ourse, je les retrouvais, mais d’autres, inconnues de moi, guettaient comme si elles étaient inscrites dans le plan général des étoiles les plus importantes ; j’essayais de tracer des lignes, qui formaient des figures… et je fus soudain las de les distinguer ainsi, d’imposer une telle carte, je passais dans le jardin, mais là aussi je fus lassé par la multitude d’objets tels que cheminée, tuyau, coude de gouttière, corniche sur le mur, arbrisseau… »5

 

 

Notes
1- La formule, conçue en 1979, porte le numéro 462 de la série des oeuvres énoncés. Laurence Weiner utilise systématiquement les capitales pour l’ensemble de ses textes. La traduction est de Jean-Marc Poinsot, in Quand l’oeuvre a lieu, éd. MAMCO, Genève, 1999, p. 117.
2- Lawrence Weiner, Lettre du 8 juin 1969, in Quand l’oeuvre a lieu, op. cit., p. 121.

3- Witold Gombrowicz, Journal III, 1961 – 1969, éd. Maurice Nadeau et Christian Bourgois, Paris, 1981.
4- Deke McClelland, Photoshop 5, La doc des pros, éd. First Interactive, Paris, 1998.
5- Witold Gombrowicz, Cosmos, éd. Denoël, Paris, 1988, p. 20.

 

 



COSMOS, Nicolas Bourriaud, 2002

COSMOS

Nicolas Bourriaud, 2002


Published on the Palais de Tokyo website for the Cosmos exhibition, 2002


EG : How would you situate Boris Achour in the generation to which he belongs?

NB : This generation of artists is characterised by two fundamental theoretical elements: conceiving the work of art as a synopsis, and the exhibition as a production tool. The synopsis of the work of art responds to a world that is experienced as a fiction whose scenarios are written by political power, by the multiple conventions that govern our daily lives. Art is the editing table for these alternative scenarios.

EG : It’s a bit like how the Actions-peu[1] and photographs Sommes[2], Boris Achour’s minimal interventions in urban space.

NB : The Actions-peu [Actions-few], the Aligneur de pigeons [The Pigeons Aligner][3] for example, discreetly disrupt everyday life. It’s a « gentle guerrilla war », as the artist puts it, against habit and convention, making the most of all the elements of social signage.

EG : Within this system, what is an exhibition ?

NB : For his exhibition Générique[4], Boris Achour transformed the gallery into a film set with its various stages. This approach is similar to that of Pierre Huyghe, who turns his exhibitions into a casting office or pirate television, or to the convivial « stages » constructed by Rikrit Tiravanija. These exhibitions are « films without cameras », to use Philippe Parreno’s expression, in which visitors compose their own sequences, with a degree of autonomy in the construction of meaning.

EG : Boris Achour’s interventions, the way he hijacks objects and infuses them with new meaning, also play on a poetic and comic dimension.

NB : The Cosmos installation we are showing at the Palais de Tokyo is based on the comic effect of repetition. Visitors watch one video, called Cosmos, and then a second, also called Cosmos. He or she is plunged into a repetitive system that evokes both Buster Keaton and minimal art, since the shelf of this ‘video club’ is reminiscent of the aesthetic of Donald Judd.

EG : What does the title refer to?

NB : In the etymological sense, cosmos is order. Every video store classifies products according to cinematographic genre: in this installation, crime thrillers, science fiction, porn and art films are all called Cosmos. These genres, with their more or less immutable rules, represent the script determinations on which the authors work. It’s a metaphor for our daily lives: we embroider on pre-existing social scenarios. Cosmos is also, of course, a reference to Witold Gombrowicz’s novel, which is a metaphysical detective story in which the hero investigates the world around him on the basis of apparently banal signs – but which, when put together, create a frightening reality. But isn’t that an image of the artist? For me, an artist is a « semionaut »[5] :he or she materialises an itinerary through signs, assembling elements of everyday reality to produce meaning.

EG – Boris Achour also takes the figure of the artist with a great deal of derision. The artist Boris Achour « Unknown throughout the world, he can do nothing for you ».[6].

NB : His work takes as its theoretical starting point the disappearance of political utopias and asks the question: « What is to be done? It is no longer a question of overturning social reality from top to bottom, but of taking note of its structures and trying to make them work differently, to inhabit them.

EG : The role of the artist today appears contradictory if we compare these two statements by Boris Achour: « I’m afraid that art is very sterile » and : « Art seems to me to be a place where you can invent your life, your relationship with others and with the world.

NB: The question of the social utility of artistic activity is very much alive today. Boris Achour’s response is one of disruption, of « soft guerrilla warfare », of local utopia.

 

 

Notes
1- Les Actions peu, entreprises entre 1993 et 1995 ont été photographiées ou filmées.
2- Sommes , 1999, série de photographies réalisées à Los Angeles dans le cadre de « La Villa Médicis hors les Murs ».
3- Aligneur de pigeons, 1996, photocopies laser. La disposition de graines en ligne droite dans un square public permet d’aligner ses pigeons, normalement éparpillés.
4- Boris Achour, Générique, galerie Chez Valentin, mai 2000.
5- Entre sémiologue et cosmonaute. Sémios : le signe, Nautos : qui se déplace, qui voyage, qui construit un parcours.
6- Tract réalisé à l’occasion de l’exposition Utopie ou l’auberge espagnole, Centre d’art contemporain de Reuil-Malmaison, septembre 1997.

 



COSMOS, Nicolas Bourriaud, 2002

COSMOS

Nicolas Bourriaud, 2002


Publié sur le site web du Palais de Tokyo à l’occasion de l’exposition Cosmos, 2002


EG : Comment situerais-tu Boris Achour dans la génération à laquelle il appartient?

NB : Cette génération d’artistes se caractérise par deux éléments théoriques fondamentaux : concevoir l’œuvre d’art comme un synopsis, et l’exposition en tant qu’outil de production. L’œuvre d’art synopsis répond à un monde qui est vécu comme une fiction dont les scénarios sont rédigés par le pouvoir politique, par les multiples conventions qui régissent nos vies quotidiennes. L’art est le banc de montage de ces scénarios alternatifs.

EG : C’est un peu le fonctionnement des Actions-peu[1] et des photographies Sommes[2], des interventions minimes de Boris Achour dans l’espace urbain.

NB : Les Actions peu, l’Aligneur de pigeons [3] par exemple, viennent perturber d’une manière discrète le déroulement de la vie quotidienne. Il s’agit d’une « guérilla douce », selon l’expression de l’artiste, contre les habitudes et les conventions, qui met à profit tous les éléments de la signalétique sociale.

EG : A l’intérieur de ce dispositif, qu’est-ce qu’une exposition ?

NB : Pour son exposition Générique[4],  Boris Achour avait transformé la galerie en lieu de tournage avec ses différents plateaux. Cette démarche s’apparente à celles de Pierre Huyghe lorsqu’il fait de ses expositions un bureau de casting ou une télévision pirate ; ou aux « scènes » conviviales construites par Rikrit Tiravanija . Ces expositions sont des « films sans caméra », pour reprendre l’expression de Philippe Parreno, dont les visiteurs composent leurs propres séquences en disposant d’une certaine autonomie dans la constitution du sens.

EG : Les interventions de Boris Achour, sa manière de détourner les objets et de leur insuffler un sens nouveau joue aussi sur une dimension poétique et comique.

NB : En l’occurrence, l’installation Cosmos que nous présentons au Palais de Tokyo est basée sur un effet de comique de répétition. Le visiteur prend une vidéo, qui s’appelle Cosmos ; puis une seconde, qui s’appelle également Cosmos. Il ou elle est plongé dans un système répétitif qui évoque à la fois Buster Keaton et l’art minimal, puisque l’étagère de ce « vidéoclub » renvoie à l’esthétique d’un Donald Judd.

EG : A quoi le titre renvoie-t-il ?

NB : Au sens étymologique, le cosmos, c’est l’ordre. Tout vidéoclub classe des produits en fonction de genres cinématographiques : dans cette installation, le polar, la science fiction, le porno ou le film d’auteur s’appellent indifféremment Cosmos. Ces genres aux règles plus ou moins immuables représentent autant de déterminations scénaristiques à partir desquels les auteurs travaillent. C’est une métaphore de nos vies quotidiennes : on brode sur des scénarios sociaux qui nous préexistent. Cosmos est aussi, bien sûr, une référence au roman de Witold Gombrowicz, qui est un roman policier métaphysique, dont le héros enquête sur le monde qui l’entoure à partir de signes apparemment banals – mais qui, une fois mis en rapport, dessinent une réalité angoissante. Mais n’est-ce pas là une image de l’artiste ? Pour moi, un artiste est un « sémionaute »[5] : il ou elle matérialise un itinéraire à travers les signes, assemblant des éléments de la réalité quotidienne afin de produire du sens.

EG – Boris Achour prend aussi la figure de l’artiste avec beaucoup de dérision. L’artiste Boris Achour « Inconnu dans le monde entier, il ne peut rien pour vous »[6].

NB : Son travail prend comme point de départ théorique la disparition des utopies politiques et pose une question : « que faire ? ». Il ne s’agit plus de bouleverser de fond en comble la réalité sociale, mais de prendre acte de ses structures et d’essayer de les faire fonctionner différemment, de les habiter.

EG : Le rôle de l’artiste aujourd’hui apparaît contradictoire si l’on confronte ces deux phrases de Boris Achour : « J’ai peur que l’art soit très stérile » et : « L’art me semble être un lieu où l’on peut inventer sa vie, son rapport aux autres et au monde ».

NB : La question de l’utilité sociale de l’activité artistique se pose fortement aujourd’hui. La réponse de Boris Achour est de l’ordre de la perturbation, la « guérilla douce », l’utopie de proximité.

 

 

Notes
1- Les Actions peu, entreprises entre 1993 et 1995 ont été photographiées ou filmées.
2- Sommes , 1999, série de photographies réalisées à Los Angeles dans le cadre de « La Villa Médicis hors les Murs ».

3- Aligneur de pigeons, 1996, photocopies laser. La disposition de graines en ligne droite dans un square public permet d’aligner ses pigeons, normalement éparpillés.
4- Boris Achour, Générique, galerie Chez Valentin, mai 2000.
5- Entre sémiologue et cosmonaute. Sémios : le signe, Nautos : qui se déplace, qui voyage, qui construit un parcours.
6- Tract réalisé à l’occasion de l’exposition Utopie ou l’auberge espagnole, Centre d’art contemporain de Reuil-Malmaison, septembre 1997.